Dans un long discours prononcé à l’Université de la Sorbonne
à Paris, Emmanuel Macron est venu faire un bilan de ce qu’est l’Union européenne
aujourd’hui et se projeter dans ce qu’elle devrait être afin d’être une des
premières puissances mondiales et assurer la paix et la prospérité des peuples
de ses 27 pays membres.
Ce discours faisait écho à celui prononcé dans ce même lieu
sept ans auparavant, période que le Président de la république avait alors indiquer
pour venir dire quel était le nouvel état de l’UE.
Et de parler de six pas décisifs durant cette périodre: le
choix de «l'unité financière pour sortir de la pandémie de la covid19»; le
choix de «l'unité stratégique sur des sujets qui jusque-là étaient restés du
seul ressort des nation»; le choix de «commencer à jeter les bases d'une plus
grande souveraineté technologique et industrielle»; le choix «fondamental» de «penser,
préparer et planifier les grands défis de l'Europe»; le choix de «repenser
notre géographie dans les limites de notre voisinage».
Mais en sept ans, les menaces sur le monde et donc sur l’Europe
se sont aussi amoncelées.
Ainsi, selon lui, «Notre Europe aujourd’hui est mortelle».
Et d’ajouter:
«Elle peut mourir et cela dépend uniquement de nos choix. A
l’horizon de la prochaine décennie, (…) le risque est immense d’être fragilisé.»
Surtout, son projet et de ses valeurs de «démocratie
libérale» sont «de plus en plus critiquées et contestées».
Car l’UE pour le président français c’est la défense et la
promotion d’un «humanisme européen».
«Etre européen, estime-t-il, c’est pas simplement habiter
une terre de la Baltique, de la Méditerranée ou de l’Atlantique à la mer Noire,
c’est défendre une certaine idée de l’homme qui place l’individu libre,
rationnel et éclairé au-dessus de tout.»
Par ailleurs, Emmanuel Macron veut que l’Europe soit une «puissance
qui se fait respecter» et qu’en 2030, l’Union européenne elle soit «leader
mondial» dans cinq «secteurs stratégiques» qui sont l’IA, l’informatique
quantique, l’espace, les biotechnologies et les «nouvelles énergies» dont l’hydrogène
et le nucléaire.
Dans ce cadre, il a à nouveau défendu l’idée d’un «pacte de
prospérité» européen constitué de cinq piliers: produire plus vert, simplifier
les démarches administratives, accélérer la politique industrielle, réviser la
politique commerciale, mettre en avant l’innovation et la recherche.
Et de conclure son discours sur une note optimiste et
volontariste:
«Oui, je crois que nous pouvons reprendre le contrôle de nos
vies, de notre destin, par la puissance, la prospérité et l'humanisme de notre
Europe.»
► Voici
le discours prononcé par Emmanuel Macron à la Sorbonne
Sept ans après le discours de la Sorbonne, je souhaitais venir ici, dans ce
même lieu, pour renouer le fil de nos accomplissements et parler de notre
avenir. Notre avenir européen, mais par définition, l'avenir de la
France ; ils sont indissociables.
Ici même, en septembre 2017, je disais que notre Europe, trop souvent, ne
voulait plus, ne proposait plus, par lassitude ou par conformisme. L'esprit
européen était livré à ceux qui l'attaquaient.
Nous proposions alors de bâtir une Europe plus unie, plus souveraine, plus
démocratique. Plus unie pour peser face aux autres puissances et aux
transitions du siècle, plus souveraine pour ne pas se faire imposer par
d'autres son destin, ses valeurs, ses modes de vie. Plus démocratique, parce
que l'Europe est cette terre où est née la démocratie libérale et où les
peuples décident par eux-mêmes.
J'avais alors fixé un horizon comme rendez-vous, sept ans. Nous y voilà. Alors,
nous n'avons pas tout réussi, il faut être lucide, en particulier lorsque vous
souhaitez rendre notre Europe plus démocratique. Il faut bien le constater, les
avancées ont été limitées sur ce point, parfois par frilosité de changer les
traités, de changer nos règles, notre organisation collective. Et même s'il y a
eu quelques innovations en la matière, une convention importante et des
réflexions menées, nous ne sommes pas allés assez loin.
Mais il y a eu des réussites, en particulier en matière d'unité et de
souveraineté, ce qui n'était pas acquis. L'Europe a traversé des crises, elles
aussi inédites dans cette période. Le Brexit, bien sûr. Une déflagration dont
on a vu depuis les effets délétères. Et ce qui fait – j'ai pu le
constater – qu'aujourd'hui, plus personne n'ose tellement proposer des sorties
ni de l'Europe ni de l'euro.
La pandémie mondiale, retour soudain de la mort dans nos vies, la guerre en
Ukraine, retour du tragique dans le quotidien et risque existentiel sur notre
continent.
Mais malgré cela, et dans un contexte qui a toujours été, durant ces dernières
années, d'accélération des transitions environnementales et technologiques qui
rebattent en profondeur les cartes de notre manière de vivre et de
produire, notre Europe a décidé et elle a avancé. Et ce concept, qui
pouvait sembler il y a sept ans, très français, de souveraineté, s'est
progressivement imposé en européen. Et malgré cette conjonction inédite de
crises, rarement l'Europe n'aura autant avancé, ce qui est le fruit de notre
travail collectif. Et ce à travers quelques pas, que je crois historiques, que
nous avons accomplis ces dernières années.
D'abord, le choix de l'unité financière pour sortir de la pandémie. Je veux ici
le rappeler parce que rien n'était dit sur ce sujet, évidemment, avant que la
pandémie n'arrive. Mais lorsque nous proposions aux Français une capacité
d'endettement commun, on disait là aussi, belle idée française, formidable,
mais enfin, ça n'arrivera jamais. Nous avons su d'abord bâtir un accord
franco-allemand quelques semaines après le début de la pandémie. Puis, nous
l'avons, en Européens, porté pour lever 800 milliards d'euros. Ce pas franchi
de l'endettement commun par lui-même a été ce que, à l'époque, le ministre des
Finances Scholz, devenant ensuite Chancelier, a appelé un moment hamiltonien, à
juste titre. Mais c'est un choix d'une Europe unie dont nous avons, partout sur
nos départements, dans nos communes, vu les conséquences directes. Grâce à ce
que nous avons fait en Européens, nous avons pu porter des projets de relance,
des soutiens à nos entreprises. Et les PME, partout dans notre pays, ont pu en
avoir les fruits.
Second choix décisif, ça a été le choix de l'unité stratégique sur des sujets
qui jusque-là étaient restés du seul ressort des nations. La santé, le
commissaire Breton est là, qui s'en souvient, lui qui a piloté, avec la
présidente de la Commission et sa collègue en charge de la santé, une politique
qui n'existait pas et qui n'était pas prévue dans les textes. Produire des
vaccins en Européens, sécuriser les approvisionnements et les distribuer
partout en Europe. Nous l'avons fait. Et si la France a pu vacciner dès le
début de l'année 2021, c'est parce qu'il y a eu ce réflexe européen et cette
capacité à bâtir cette politique qui pourtant n'existait pas dans nos textes. Nous
ne produisions pas ledit vaccin sur notre sol, nous, Français. Ayons l'humilité
de le reconnaître ! C'est par l'Europe et ce sursaut que nous avons su
avancer. De la même manière, sur l'énergie, qui aurait cru que nous pourrions
nous défaire de notre dépendance aux hydrocarbures russes, acheter en commun et
réformer si vite notre marché de l'électricité ? Et la défense, qui aurait
parié sur l'unité européenne dès le premier jour de l'agression russe en
Ukraine et sur un soutien militaire massif de l'Union européenne ? Et nous
l'avons fait.
Le troisième pas décisif de ces dernières années, c'est que nous avons commencé
à jeter les bases d'une plus grande souveraineté technologique et industrielle.
Aucune zone du monde que l'Europe n'aurait accepté autant que nous de dépendre
des autres sur des produits vitaux, des composants essentiels. Dès 2018, nous
avons lancé une initiative avec l'Allemagne pour soutenir notre filière de
batteries, étendue ensuite à l'hydrogène, à l'électronique ou encore la santé.
Nous avons aussi lancé avec l'Allemagne des grands projets, le char du futur,
le système de combat aérien du futur. Et avec nos amis néerlandais sur les
sous-marins, là aussi, des initiatives structurantes. Mais dès le moment de la
pandémie, et surtout dès les premières semaines après l'agression russe contre
l'Ukraine, nous avons bâti, lors du sommet de Versailles, une vraie stratégie
d'autonomie. Oui, cette autonomie stratégique dont on a à ce moment-là parlé,
assumant ce concept en Européens, c'est ce choix de mettre fin à nos
dépendances stratégiques dans des secteurs clés, des semi-conducteurs aux
matières premières critiques. Des textes européens ont été pris, une politique
a été assumée d'investissement, de sécurisation, de relocalisation. Ce qui
était inédit dans notre histoire contemporaine. Depuis sept ans, l'Europe a
commencé à sortir de cette naïveté, si je puis dire, technologique et
industrielle. Comme elle a commencé aussi à corriger sa politique commerciale,
même si sur ce sujet, j'y reviendrai, nous ne sommes, à mes yeux, qu'à mi-chemin.
Le quatrième pas décisif des dernières années, c'est que nous avons fait le
choix fondamental, et je crois, unique, de penser, préparer et planifier les
grands défis de l'Europe. On a beaucoup entendu critiquer, en particulier le Green
Deal qui a été pris. Pardon de cet anglicisme dans ce lieu. Mais
l'Europe est le seul espace politique au monde qui a planifié ses transitions.
Et en prenant des directives sur le numérique, qui permettent de réguler à la
fois le contenu et le marché, et en prenant un texte qui permet de poser les
jalons de notre transition énergétique et en quelque sorte de construire la
cohérence de notre politique en Européens par rapport à nos engagements
internationaux, nous avons construit un choix en transparence.
Simplement, maintenant, il nous faut prévoir les flexibilités d'application
dans chaque pays et surtout la politique d'investissement qui va avec. Mais
nous avons posé une planification européenne de ces transitions, là où, partout
dans le reste du monde, des grandes puissances ont pris des engagements, mais
n'ont pas commencé à expliquer comment elles allaient les respecter. Ce sont là
des socles qu'il faut voir comme des jalons maintenant stables. Et je
reviendrai tout à l'heure sur la manière de les articuler pour qu'ils puissent
être compatibles avec une politique de croissance, de plein emploi et de
développement industriel.
Le cinquième pas décisif de cette dernière année, c'est que l'Europe a commencé
à réaffirmer clairement l'existence de ses frontières. L'Europe est une idée
généreuse, fondée sur la libre circulation des personnes et des biens. Parfois,
elle avait oublié d'assumer et de protéger ses frontières extérieures, non les
frontières comme forteresses étanches, mais comme limites entre un dedans et un
dehors. Il n'y a pas de souveraineté s'il n'y a pas de frontière. Et nous
avons, ce faisant, malgré les divisions qui avaient bloqué depuis près de dix
ans nos avancées en la matière, conçu, en particulier durant la présidence
française, un premier accord sur l'asile et les migrations qui vient d'être
adopté, je remercie l'ensemble de ceux qui l'ont rendu possible. Cet accord,
pour la première fois, permet d'améliorer la maîtrise de nos frontières, en
instaurant des procédures obligatoires d'enregistrement et de filtrage
systématiques à nos frontières extérieures, pour identifier ceux qui sont
éligibles à une protection internationale et ceux qui devront retourner dans
leur pays d'origine, et améliorer les coopérations au sein de notre Europe.
C'est un acquis essentiel des dernières années.
La sixième avancée, c'est que nous avons commencé à repenser notre géographie
dans les limites de notre voisinage. L'Europe se pense désormais comme un
ensemble cohérent après l'agression russe, en affirmant que l'Ukraine et la
Moldavie font partie de notre famille européenne et ont vocation à rejoindre
l'Union, le moment venu, comme les Balkans occidentaux. Je l'ai dit l'an
dernier à Bratislava, il nous revient d'assurer leur ancrage européen, de
soutenir dès maintenant les réformes nécessaires pour préparer ce chemin qui
n'existe que s'ils intègrent l'acquis communautaire, et de réformer en
parallèle notre Union, qui ne peut s’élargir que si elle se réforme en
profondeur et se simplifie.
Nous avons aussi pensé pour la première fois nos liens avec tous à l’échelle du
continent, avec la Communauté politique européenne. Cette initiative que nous
avons proposée en mai 2022 permet précisément d’aller au-delà du cadre à 27 et
de penser notre Europe de nos amis britanniques à la Norvège jusqu’aux Balkans
occidentaux, et à l'échelle du continent sur une maille qui est signifiante
géographiquement, de commencer à bâtir des coopérations concrètes.
Depuis 2017, tout ça a été possible grâce à l'engagement et l'action de
beaucoup qui sont aujourd'hui dans cette salle. Je veux saluer le travail des
ministres successifs, des administrations, de l'ensemble des équipes qui ont en
particulier permis le succès de cette présidence française du premier semestre
2022, mais remercier aussi l'ensemble des collègues européens qui ont porté
cette ambition. Nos parlementaires européens qui l'ont votée et le travail
ardent de la Commission durant ces dernières années. C'est un travail collectif
que je viens ici de manière très synthétique de retracer, mais qui a fait que
ce concept qui paraissait étrange de souveraineté s'est progressivement imposé
et que oui, l'Europe a été au rendez-vous de ces défis durant ces sept
dernières années. Nous l'avons fait aussi avec une méthode sans doute
différente, qui n'a pas été qu'une méthode bruxelloise, si je puis utiliser
cette formule.
J'ai souhaité me rendre dans toutes les capitales européennes durant mon
premier mandat, toutes sans exception. Et nous avons aussi bâti des liens
particuliers, resserré nos liens avec l'Allemagne par le traité
d'Aix-la-Chapelle, avec l'Italie, par le traité du Quirinal, avec l'Espagne,
par le traité de Barcelone et demain avec la Pologne, là aussi, par un nouveau
traité. Déployer une politique entre égaux, réengager avec nos partenaires
d’Europe centrale et orientale, permettre aussi d'engager un dialogue nouveau
et des formats de Weimar à celui du MED9, essayer d'avoir cette géographie, si
je puis dire, multiple, qui crée des sympathies, des affinités particulières au
sein de cette Europe, mais de proche en proche lui permet d'avancer.
Oui, nous avons ces dernières années beaucoup fait. Alors, sans cette action,
sans ces progrès de la souveraineté et de l'unité européennes, sans doute
aurions-nous été dépassés par l'Histoire. Et d'ailleurs, si nous avions réagi
comme nous l'avions fait au moment de la crise financière, la situation serait
dramatique. La crise financière, nous l'avions abordée divisés et en étant peu
souverains. C'est pour ça que nous avons mis, oserais-je dire, quatre à cinq
ans, à la régler quand elle l'a été en moins d'un an aux États-Unis d'Amérique,
d'où elle venait. Les crises que nous avons vécues, nous y avons réagi vite, de
manière unie, ce qui nous permet aujourd'hui de nous tenir ensemble et d'être
là.
Pour autant, est-ce suffisant ? Est-ce que je peux me présenter devant vous
avec un discours de satisfecit en disant : « Voilà, nous avons tout
bien fait, formidable, l'Europe est forte. Allons-y, on continue ». La lucidité
et l'honnêteté commandent de reconnaître que la bataille n'est pas encore
gagnée, loin de là, et qu'à l'horizon de la prochaine décennie, parce que c'est
cet horizon-là qu'il nous faut saisir, le risque est immense d'être fragilisés,
voire relégués. Parce que nous sommes dans un moment inédit de bouleversement
du monde, d'accélération de grandes transformations.
Mon message d'aujourd'hui est simple. Paul Valery disait, au sortir de la
Première Guerre mondiale, que nous savions désormais que nos civilisations
étaient mortelles. Nous devons être lucides sur le fait que notre Europe,
aujourd'hui, est mortelle. Elle peut mourir. Elle peut mourir, et cela dépend
uniquement de nos choix. Mais ces choix sont à faire maintenant.
Parce que c'est aujourd'hui que se joue la question de la paix et de la guerre
sur notre continent et de notre capacité à assurer notre sécurité ou pas. Parce
que les grandes transformations, celles de la transition digitale, celles de
l'intelligence artificielle comme celles de l'environnement et de la
décarbonation, se jouent maintenant, et la réallocation des facteurs de
production se joue maintenant. Et la question de savoir si l'Europe sera une
puissance d'innovation, de recherche et de production se joue maintenant ou
pas. Parce que l'attaque contre les démocraties libérales, contre nos valeurs,
contre - je le dis dans ce lieu de savoir – ce qui est le substrat même de la
civilisation européenne, une certaine relation avec la liberté, la justice, le savoir,
se joue maintenant ou pas.
Oui, nous sommes au moment de bascule, et notre Europe est mortelle.
Simplement, cela dépend de nous. Et ceci se fait sur des constats très simples
pour documenter la gravité de mon propos.
D'abord, nous ne sommes pas armés face au risque qui est le nôtre. Malgré tout
ce que nous avons fait et que je viens de citer, nous avons devant nous un
enjeu crucial de rythme et de modèle. Nous avons engagé un réveil. La France
elle-même a doublé son budget de défense. Nous sommes en train de le faire avec
cette deuxième loi de programmation militaire. Mais à l'échelle du continent,
ce réveil est encore trop lent, trop faible face au réarmement généralisé du
monde et à son accélération. La tension sino-américaine a conduit à une montée
des dépenses d'armement, de l'innovation technologique, de l'accroissement des
capacités militaires. Nous avons maintenant des puissances désinhibées
régionales qui sont en train de montrer aussi leurs capacités. La Russie et
l'Iran pour n'en citer que deux. L'Europe est dans une situation
d'encerclement, poussée par nombre de ces puissances à ses frontières et
parfois en son sein. Oui, nous sommes aujourd'hui encore trop lents, pas assez
ambitieux face à la réalité de ce mouvement, et dans un contexte, il faut bien
le regarder, quelles que soient les échéances à venir.
Les États-Unis d'Amérique ont deux priorités. Les États-Unis d'Amérique d'abord
et c'est légitime, et la question chinoise ensuite. Et la question européenne
n’est pas une priorité géopolitique pour les années et les décennies qui
viennent, quelles que soient la force de notre alliance et la chance d'avoir
aujourd'hui une administration très engagée sur le conflit ukrainien. Et donc
oui, cette ère où l'Europe achetait son énergie et ses engrais à la Russie,
faisait produire en Chine, déléguait sa sécurité aux États-Unis d'Amérique, est
révolue.
Nous avons commencé des changements profonds. Mais nous ne sommes pas à
l'échelle parce que les règles du jeu ont changé. Et parce que le fait même que
la guerre soit revenue sur le sol européen, mais qu'elle soit menée par une
puissance dotée de l'arme nucléaire, change tout. Parce que le fait même que
l'Iran soit au seuil de se doter de l'arme nucléaire change tout. Premier
changement des règles.
Le deuxième, c'est que sur le plan économique, notre modèle tel qu'il est conçu
aujourd'hui n'est plus soutenable parce que nous voulons légitimement tout
avoir, mais ça ne tient plus ensemble. Nous voulons évidemment le social et
nous avons le modèle social et de solidarité le plus généreux du monde. C'est
une force. Nous voulons le climat, avec l'énergie décarbonée, je le disais,
mais nous sommes le seul espace géographique qui a pris les règles pour y
arriver. Les autres ne vont pas au même rythme.
Nous voulons un commerce qui nous profite, mais avec plusieurs autres qui
commencent à changer les règles du jeu, qui sur-subventionnent, de la Chine aux
États-Unis d'Amérique. On ne peut pas durablement avoir les normes
environnementales et sociales les plus exigeantes, moins investir que nos
compétiteurs, avoir une politique commerciale plus naïve qu'eux et penser qu'on
continuera à créer des emplois. Ça ne tient plus.
Donc, le risque, c'est que l'Europe connaisse le décrochage. Cela, nous
commençons déjà à le voir, malgré tous nos efforts. Le produit intérieur brut
par habitant a augmenté aux États-Unis de près de 60 % entre 93 et 2022. Celui
de l'Europe a progressé de moins de 30 %. Ceci avant même que les États-Unis
d'Amérique ne décident l’Inflation Reduction Act, donc d'une politique massive d'attraction
de nos industries et de subventions de toutes les industries et de technologies
vertes. Nous avons donc aujourd'hui un défi, c'est d'aller beaucoup plus vite
et de revoir notre modèle de croissance. Parce que là aussi, les règles du jeu
ont changé et elles ont changé de manière simple. Les deux premières puissances
internationales ont décidé de ne plus respecter les règles du commerce. Je le
dis dans des termes très simples, mais c'est ça la réalité depuis l’Inflation
Reduction Act. Là où depuis vingt ans, on disait tous collectivement : on
intègre la Chine dans l'OMC et puis, notre objectif, c'est que, au fond, la
deuxième puissance commerciale et économique suive nos règles. C'est comme si
la première économie du monde avait soudain décidé qu'elle allait faire comme
elle. C'est ce qui s'est passé. Et donc, nous ne pouvons plus tenir nos
objectifs. Le risque, c'est évidemment notre appauvrissement. L'appauvrissement
est dramatique pour un continent comme le nôtre qui, en plus, a le modèle
social le plus exigeant et qui ponctionne le plus sur la richesse qu'il
produit.
Puis le troisième constat qui fonce l'importance du moment que nous vivons,
c'est la bataille culturelle, celle des imaginaires, des récits, des valeurs,
qui est de plus en plus délicate. Nous avons longtemps pensé notre modèle
irrésistible, la démocratie qui se diffuse, les droits de l'homme qui
progressent, le soft power européen qui triomphe. Alors, la démocratie continue
d'être attractive pour beaucoup dans le monde. Mais regardons les choses
lucidement. Notre démocratie libérale est de plus en plus critiquée, avec des
faux arguments, avec une forme d'inversion des valeurs, parce qu'on laisse
faire, parce que nous sommes vulnérables. Mais partout sur notre Europe, dans
notre Europe, nos valeurs, notre culture sont menacées, menacées parce qu'on
vient en contester les fondamentaux en pensant qu'en quelque sorte des
approches autoritaires seraient plus efficaces ou attractives, menacées aussi
parce que nos rêves, nos récits sont de moins en moins européens. Partout les
contenus auxquels sont exposés nos enfants, nos adolescents sont de plus en
plus américains ou asiatiques, appartenant au surgissement numérique qui
occupent nos vies et sur lesquels je reviendrai tout à l'heure.
Donc, oui, notre Europe, est en train d'être de plus en plus contestée dans sa
capacité à être attractive pour son modèle politique, avec, à mes yeux beaucoup
de mauvaises raisons et de faux arguments. Elle est surtout beaucoup moins
puissante dans sa capacité à produire des grands récits. Il y a des grands
récits qui font rêver la planète et elle consomme de plus en plus des récits
produits ailleurs. Ce qui ne nous permet pas de construire l'avenir. Et ce sont
ces trois constats, ce constat géopolitique et de sécurité, ce constat
économique, ce constat culturel et intellectuel, qui nous conduisent à dire
aujourd'hui qu'au fond, la question de notre souveraineté, dans son contenu
même, est aujourd'hui encore plus importante qu'hier.
Mais qu'est-ce que c'est être souverain dans cette bascule du monde ? Qu'est-ce
que c'est souverain quand je vous dis : l'Europe peut mourir ? C'est que
nous devons répondre à ces trois défis du temps, à cette accélération de
l'histoire, à sa dramatisation.
Donc la solution est dans notre capacité – parce que les règles du jeu ont
changé sur chacun de ces points – de prendre des décisions stratégiques
massives, d'assumer des changements de paradigme et au fond d'y répondre par la
puissance, par la prospérité et par l'humanisme. Et c'est sur ces trois points
aujourd'hui que je voudrais revenir. Je pense que c'est par la puissance, la
prospérité et l'humanisme qu'on donne un contenu en quelque sorte à cette
souveraineté européenne et qu'on permettra à l'Europe d'être un continent qui
ne disparaît pas, un projet politique qui se tient dans ce monde et à cette
époque où il est menacé plus que jamais.
L'Europe puissance, c'est simple, c'est une Europe qui se fait respecter et qui
assure sa sécurité. C'est une Europe qui assume d'avoir des frontières et qui
les protège. C'est une Europe qui voit les risques auxquels elle est exposée et
qui s'y prépare. Pour ça, il nous faut, en quelque sorte, sortir d'une forme
d'état de minorité stratégique. Pourquoi ? Parce qu’implicitement, nous nous
étions, en quelque sorte, conçus comme cela. Beaucoup de pays européens avaient
accepté, dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on l'avait souvent imposé,
de déléguer leur sécurité à d'autres parce que nous ne voulions pas les voir se
réarmer trop vite. Et, comme je le disais tout à l'heure, tout ce qui est
stratégique dans notre monde, nous l'avions un peu délégué : notre énergie à la
Russie, notre sécurité pour plusieurs de nos partenaires : pas la France,
mais plusieurs aux États-Unis, et des perspectives aussi critiques à la Chine.
Nous devons les reprendre. C'est ça, l'autonomie stratégique.
Et d'abord, en changeant d'échelle sur la défense. Le principal danger pour la
sécurité européenne est évidemment aujourd'hui la guerre en Ukraine. La
condition sine qua non de notre sécurité, c'est que la
Russie ne gagne pas la guerre d'agression qu'elle mène contre l'Ukraine. C'est
indispensable. C'est pourquoi nous avons eu raison, dès le début, de
sanctionner la Russie, d'aider les Ukrainiens et de continuer à le faire,
d'avoir la chance d'avoir les Américains à nos côtés pour cela, et sans cesse
de relever notre aide et d'accompagner.
Simplement, j'assume totalement le choix en la matière, le 26 février dernier à
Paris, d'avoir réintroduit une ambiguïté stratégique. Pourquoi ? Nous sommes
face à une puissance qui est désinhibée, qui a attaqué un pays d'Europe, mais
qui n'est plus dans une opération spéciale et qui ne veut plus nous dire quelle
est sa limite. Pourquoi chaque matin devrions-nous dire, nous, quelles sont
toutes nos limites stratégiquement ? Si nous disons que l'Ukraine est la
condition de notre sécurité, que se joue en Ukraine, davantage
que la souveraineté et l'intégrité territoriale de ce pays déjà clé, mais la
sécurité des Européens. Avons-nous des limites ? Non. Et donc, nous devons être
crédibles, dissuader, être présents et continuer l'effort. Mais cette guerre,
engageant une puissance dotée de l'arme nucléaire et qui utilise celle-ci dans
sa rhétorique, n'est sans doute que le premier visage des tensions
géopolitiques avec lesquelles l'Europe doit apprendre à vivre. C'est pourquoi
nous sommes en train de vivre un changement très profond en termes de sécurité.
Les événements les plus récents ont démontré l'importance des défenses
anti-missiles, des capacités de frappe dans la profondeur, qui sont
indispensables au signalement stratégique et à la gestion de l'escalade face à
des adversaires désinhibés.
C'est pourquoi ce qu'il nous faut faire émerger, et c'est cela le paradigme
nouveau en matière de défense, c'est une défense crédible du continent
européen. Alors évidemment, le pilier européen au sein de l'OTAN que nous
sommes en train de bâtir, dont nous avons convaincu tous nos partenaires du
bien-fondé ces dernières années, est essentiel. Mais il nous faut donner un
contenu à ce qu’est cette défense crédible de l'Europe, qui est la condition
même pour rebâtir un cadre de sécurité commun. L'Europe doit savoir défendre ce
qui lui est cher, avec ses alliés, à chaque fois qu'ils sont prêts à le faire à
nos côtés, et seule si c'est nécessaire. Est-ce que pour ça, il nous faut un
bouclier antimissile ? Peut-être. Est-ce en augmentant nos capacités de défense,
et lesquelles ? Sans doute. Est-ce suffisant face aux missiles russes ? Il nous
faut travailler sur ce point. Mais quand nous avons un voisin devenu agressif,
qui n'explique plus ses limites, mais qui dispose de capacités balistiques, sur
lesquelles il a beaucoup innové ces dernières années, dont les portées et la
technologie s'est transformée, qui dispose de l'arme nucléaire et en a monté
les capacités, on voit bien qu'il nous faut bâtir ce concept stratégique d'une
défense européenne crédible pour nous-mêmes.
C'est pourquoi, dans les prochains mois, j'inviterai tous mes partenaires à
bâtir cette initiative européenne de défense, qui doit d'abord être un concept
stratégique dont nous déduirons ensuite des capacités pertinentes :
anti-missiles, tirs dans la profondeur, comme toutes les capacités utiles. La
France y jouera tout son rôle. Nous qui avons un modèle d'armée complète, dont
l'objectif est d'être l'armée la plus efficace du continent, et qui sommes
aussi dotés de l'arme nucléaire, et donc, de la capacité de dissuasion qui va
avec. La dissuasion nucléaire est en effet au cœur de la stratégie de défense
française. Elle est donc par essence un élément incontournable de la défense du
continent européen. C'est grâce à cette défense crédible que nous pourrons bâtir
les garanties de sécurité qu'attendent tous nos partenaires, partout en Europe,
et qui aura vocation aussi à construire le cadre de sécurité commun, garantie
de sécurité pour chacun. Et c'est ce cadre de sécurité qui nous permettra, le
jour d'après aussi, de construire les relations de voisinage avec la Russie.
Au-delà de cela et de ce changement de paradigme essentiel profond pour notre
Europe, il s'agit de créer entre les armées européennes une véritable intimité
stratégique. Cela passe par le lancement d'une deuxième étape de l'Initiative
européenne d'intervention. Celle-ci, je l'avais proposée en 2017. Elle a été un
véritable succès. 13 États membres l'ont rejoint. Nous avons pu bâtir des
coopérations pragmatiques, opérationnelles. Nous l'avons fait au Sahel avec la
Task force Takuba. C'est ce qui a aussi été le cadre qui nous a permis de
construire une opération européenne, Aspides, en mer Rouge, inédite. Cette
capacité à conduire des coalitions ensemble nécessite en effet une culture
commune. Ce qui passe par l'élaboration de stratégies européennes de sécurité
et de défense régionales en Méditerranée, en Afrique, en Indopacifique, en
Arctique, pour unifier nos visions et mieux répartir nos forces entre
Européens, mais aussi par la création d'une Académie militaire européenne, pour
former les futurs cadres militaires et civils européens aux enjeux de sécurité
et de défense.
Il nous faut aussi nous presser dans la mise en œuvre de la Boussole
stratégique, que nous avons conclue sous la présidence française du Conseil de
l’Union européenne, et tout particulièrement mettre en place une force de
réaction rapide pour pouvoir déployer rapidement jusqu'à 5 000 militaires dans
des environnements hostiles d'ici à 2025, en particulier, pour venir en aide à
nos ressortissants. Nous devons également, pour ce faire, investir les nouveaux
espaces de conflictualité. Là où nous le voyons, dans la guerre hybride que
nous mène la Russie, se joue déjà une part de la guerre d'aujourd'hui, là où se
protègent nos infrastructures, qu'il s'agisse des transports, des hôpitaux, des
réseaux électriques ou des télécommunications. Aussi, je souhaite que nous
développions une capacité européenne de cybersécurité et de cyberdéfense. Et
alors même que nous sommes tous en train de commencer à bâtir ces capacités
pour nos propres armées, c'est une occasion inédite de tout de suite bâtir des
coopérations européennes et d'agir en Européens face à ces risques.
Vous le voyez, prendre nos responsabilités, c'est décider pour nous-mêmes et
piloter notre action européenne en matière de défense. Bâtir un nouveau
paradigme, plus d'intimité et des initiatives concrètes ensemble.
Alors, pour cela, nous avons déjà des cadres, des partenariats inédits. Les
Britanniques sont des alliés naturels, profonds et les traités qui nous lient,
dont celui de Lancaster House, jettent des bases solides. Il faut les
poursuivre. Les renforcer. Car le Brexit n'a pas affecté cette relation.
Peut-être même faut-il les élargir à d'autres partenaires ? La Communauté
politique européenne est à coup sûr le bon lieu pour bâtir ce nouveau paradigme
de sécurité, cette intimité supplémentaire et construire ce cadre commun de
sécurité et de défense.
Enfin, évidemment, il n'y a pas de défense sans industrie de défense. En la
matière, il s'agit de transformer l'urgence du soutien à l'Ukraine en effort de
longue durée. C'est ce qu'on appelle l'économie de guerre que nous poussons
tant avec le Ministre. Le chemin est long, car nous avons, il faut être lucide,
des décennies de sous-investissement dans nos propres productions. Au fond, les
dividendes de la paix ont fait que les Européens ont insuffisamment produit,
investi, ce qui a aussi créé une très forte dépendance à l'égard de l'industrie
non-européenne. Alors, face à cela, on doit produire plus vite, on doit
produire davantage et on doit produire plus en Européens, c'est fondamental.
C'est pourquoi j'assume le fait qu'il nous faut une préférence européenne dans
l'achat de matériel militaire.
Regardez la Facilité européenne de Paix que nous avons bâtie pour les débuts de
la guerre, les trois-quarts ont été utilisés pour acheter du matériel
non-européen. Alors, il y avait un critère d'urgence. On ne savait pas tout
produire en Européens. Mais il y avait aussi des réflexes solidement établis.
C'est toujours mieux d'acheter, souvent américain, parfois coréen, mais comment
voulons-nous construire notre souveraineté, notre autonomie à terme, si nous
n'assumons pas aussi de développer une industrie de défense européenne ?
Donc, oui, il nous faut pour cela réussir à bâtir une préférence européenne,
réussir à bâtir des programmes industriels européens, assumer un soutien accru
de la Banque européenne d'investissement et assumer des financements
supplémentaires, y compris les plus innovants, comme l'idée d'un emprunt
européen qui a été proposée par la Première ministre Kaja Kallas.
L'objectif d'une stratégie européenne industrielle de défense, c'est bien de
produire plus vite, davantage, en Européens. Alors, pour nous qui avons une
industrie de défense forte, c'est une occasion extraordinaire, parce que nous
pouvons aussi, si nous savons nous organiser, pousser nos standards. Ce que
nous avons fait d'ailleurs ces dernières années avec le RAFALE. Et de la
Croatie à la Grèce, qui pensait, il y a sept ans, que le RAFALE deviendrait une
des solutions de la défense aérienne européenne ? C'est en train de le devenir.
Mais c'est ce qui va aussi nous pousser à développer en Européens des standards
communs, car l'un des problèmes que nous avons en Européens, c'est que nous
restons trop divisés en matière d'industrie de défense. Notre fragmentation est
une faiblesse. Nous l'avons vécue de manière cruelle et concrète, pendant cette
guerre, où parfois nous nous découvrions nous-mêmes, entre Européens, que nos
canons n'étaient pas du même calibre, que nos missiles ne correspondaient pas
de l'un à l'autre et que ça réduisait de fait notre capacité à agir ensemble
sur un même théâtre d'opération. Donc, oui, cet effort va aussi passer par de
la standardisation, le fait de construire des grands champions, et donc de la
consolidation européenne, est l'organisation d'une vraie politique industrielle
de défense. C'est une nécessité, il faut l'assumer.
Vous l'avez compris, il nous faut passer, pas simplement une nouvelle étape,
mais bâtir véritablement un nouveau paradigme en matière de défense, du concept
stratégique à la plus grande intimité, au nouveau cadre commun, jusqu'aux
capacités nouvelles. Mais cette Europe puissance de défense s'appuie évidemment
sur une diplomatie qui va avec.
La diplomatie, chaque Etat membre la porte, elle relève de nous. Mais nous
pouvons la démultiplier et l'asseoir sur une plus grande cohérence européenne.
C'est pourquoi je crois qu'il nous faut poursuivre, dans les années qui
viennent, en complément de cette approche et de ce réveil de sécurité et de
défense. Il nous faut continuer d'avoir des partenariats avec les pays tiers,
c’est-à-dire bâtir une Europe en capacité de montrer qu'elle n'est jamais le
vassal des États-Unis d'Amérique et qu'elle sait aussi parler à toutes les
régions du monde, aux émergents, à l'Afrique, à l'Amérique latine. Pas
simplement par des accords commerciaux, mais avec des vraies stratégies de
partenariat équilibré et réciproque.
C'est ce que nous avons voulu bâtir lors du Sommet Union européenne-Afrique du
premier semestre 2022, jusqu'à la stratégie indopacifique européenne. Montrer
que nous sommes une puissance d'équilibres qui parle au reste du monde et qui
refuse en quelque sorte la confrontation bipolaire dans laquelle trop de
continents sont en train de s'installer. Avoir une stratégie arctique, avoir
une stratégie indopacifique, avoir une stratégie latino-américaine et avec le
continent africain, c'est montrer que l'Europe n'est pas simplement un bout
d'Occident, mais bien un continent-monde qui pense son universalité et les
grands équilibres de la planète, qui refuse la confrontation entre plaques et
veut bâtir ces partenariats équilibrés.
C'est absolument essentiel et il nous faut poursuivre ce chemin qui nous
permet, sur les sujets d'éducation, de santé, de climat, de lutte contre la
pauvreté, d'avoir une voix singulière, comme nous l'avons fait avec le Pacte
pour les peuples et la planète. Et de montrer qu'il n'y a jamais chez nous de
doubles standards et que nous avons bien, là aussi, notre autonomie.
L'Europe puissance, c'est aussi une Europe qui maîtrise ses frontières. Je le
disais, en parlant de l'adoption du Pacte asile et migrations, qui a été une
avancée majeure. Mais je le redis dans un moment où, nous le savons tous, cette
question des frontières, de l'immigration bouscule toute nos sociétés, notre
pays, de manière légitime. C'est encore plus important pour la France parce que
la France est un pays, pardon d'utiliser ce terme qui peut paraître technique,
mais de mouvements secondaires, comme on dit. C'est-à-dire que l'immigration
n'arrive pas en France directement, elle rentre sur le continent européen et en
particulier dans l'espace Schengen, par d'autres frontières.
Et donc, la France, parfois plus que d'autres, a besoin d'une politique
européenne efficace et d'une bonne coopération parce que l'immigration commence
aux frontières européennes et pas simplement aux frontières françaises. Nous
sommes un pays où arrivent des femmes et des hommes qui fuient la misère qui,
parfois, sont, aussi, les victimes de réseaux de trafiquants, qui, parfois,
recherchent l'asile légitime quand ils sont des combattants de la liberté, mais
qui arrivent toujours, qui par l'Espagne, qui par l'Italie, qui par les
Balkans, la Grèce, sur le sol européen, puis cheminent jusqu'à notre pays. Et
donc, oui, chez nous, plus qu'ailleurs sans doute, il nous faut une coopération
européenne plus forte. C'est pourquoi, après ce Pacte asile-migration, maintenant,
il va falloir le mettre en œuvre, parce qu'il nous offre des instruments
inédits que nous n'avions pas. L’enregistrement, le
suivi et des conditions de retour vers le pays de première entrée plus
efficaces. C'est déjà une avancée inédite. Mais nous devons agir avec plus de
fermeté en matière de retours et de réadmissions pour toutes les femmes et les
hommes qui arrivent sur notre sol et qui n'ont pas vocation à rester, qui ne
sont pas éligibles à l'asile. Ceci impose une vraie politique européenne et une
vraie coordination. Ça passera par davantage de coopération avec les pays
d'origine et de transit, des conditionnalités plus franches et une lutte sans
relâche contre le modèle économique des passeurs et des trafiquants d'êtres
humains.
C'est à 27, et en particulier, au sein de Schengen, que nous devons mener ces
coopérations et bâtir ces politiques. Je ne veux pas d'une politique de naïveté
et nous ne pouvons pas nous contenter de regarder l'inefficacité aujourd'hui de
nos politiques de retour parce qu'elles sont trop divisées. Mais je ne crois
pas non plus au modèle qu'on nous propose aujourd'hui qui consisterait à
trouver des pays tiers sur le continent africain ou ailleurs, où il s'agirait
d'aller raccompagner des gens venus illégalement sur notre sol qui ne viennent
pas de ces mêmes pays. Nous sommes en train de créer une géopolitique du
cynisme qui trahit nos valeurs et qui construira de nouvelles dépendances, et
qui s'avérera totalement inefficace. La clé, c'est simplement de conditionner
nos visas, nos préférences commerciales avec les pays d'origine et de transit,
et de responsabiliser ces pays sur la politique migratoire. Si nous le faisons
ensemble, ce sera une approche efficace. Simplement, aujourd'hui, nous sommes
trop divisés. Le retour des migrants irréguliers dans le pays d'origine doit
être un des axes clés sur notre politique de visas et nos préférences
commerciales en matière de conditionnalité. Nous devons aussi nouer de nouveaux
partenariats opérationnels pour lutter contre le trafic de migrants, la traite
des êtres humains, pour mobiliser aussi FRONTEX, qui atteindra bientôt 10 000
garde-frontières et garde-côtes, afin de soutenir les retours et aller plus
dans la montée en charge de cette structure. Nous y croyons. Je l'ai toujours
défendu. Je continue d'y croire, même si parfois ceux qui l’ont servi se
mettent à en douter.
Pour protéger ses citoyens, vous le voyez bien, l'Europe doit aussi lutter
contre les menaces et les réseaux qui ignorent les frontières et les États. Et
c'est là aussi un sujet de cohérence européenne, au-delà de l'immigration. Le
terrorisme, la criminalité organisée, le trafic de drogue, la haine et la
criminalité en ligne sont des sujets sur lesquels nous devons renforcer
l'action européenne. C'est pourquoi, d'abord, je veux que le Conseil Schengen
devienne un véritable Conseil de sécurité intérieure de l'Union. Nos frontières
sont un bien commun. Pour l'euro, bien commun que nous avons créé, nous avons
su bâtir une forme politique qui s'est décidée de manière intergouvernementale,
crédible : le Conseil ECOFIN. Nos frontières sont un bien commun. Nous
devons bâtir une structure politique qui permet de décider entre tous les pays
qui la partagent et de prendre — sur les sujets d'immigration, de lutte contre
la criminalité organisée, de terrorisme, de lutte contre le trafic de drogue ou
de la cybercriminalité — des décisions ensemble. Changeons la gouvernance pour
la rendre beaucoup plus efficace. Nous devons aussi, dans le cadre du Système
d'information Schengen, aller beaucoup plus loin dans le partage
d'informations, pour prévenir le départ des combattants terroristes, les
retours des zones de conflits, prévenir la radicalisation, avoir aussi une
vraie politique de retrait des contenus terroristes, mais surtout de retrait
des contenus haineux, racistes et antisémites. Et c'est en Européens que nous
pourrons l’obtenir des plateformes qui, aujourd'hui, ne tiennent pas leurs
engagements sur ce sujet, ni en termes de modération, ni en termes de retenue.
Et c'est en Européens, dans le cadre d'un tel Conseil, que nous pouvons avoir
une politique efficace contre la criminalité organisée et la drogue. Fléau
véritable qui touche aujourd'hui, en particulier, les pays les plus exposés
parce qu'ils ont des grands ports et des points d'entrée, ou parfois aussi
parce qu'ils pensaient, pour certains, que les politiques les plus libérales
étaient celles qui préviendraient la criminalisation, ce qui est tout le
contraire. Nous avons besoin d'avoir une approche européenne, là aussi, sur ce
sujet.
Vous l'avez compris, cette Europe de la puissance, c'est celle tout à la fois
de la défense et de la protection de nos frontières, et c'est un changement de
paradigme profond sur le fait que, nous, Européens, si nous voulons résister à
ce changement de règle, à cette escalade de la violence, à cette désinhibition
des capacités sur notre continent et au-delà, nous devons nous adapter en
termes de concepts stratégiques, de moyens, et nous devons retrouver la
maîtrise de nos frontières pleinement, entièrement et l'assumer.
Le deuxième élément clé de la réponse, c'est la prospérité.
Oui, si nous voulons être souverains au moment de ces transformations profondes
que j'évoquais, nous avons besoin de bâtir un nouveau modèle de croissance et
de production. C'est indispensable, parce qu'il n'y a pas de puissance sans
assise économique solide. Sinon, on décrète la puissance, mais très rapidement,
elle est financée par d'autres. Il n'y a pas non plus de transition écologique
sans modèle économique solide. Et il n'y a pas de modèle social, qui est une
force des Européens, si on ne produit pas l'argent qu'on veut ensuite
redistribuer. Et l'Europe a longtemps été le principal atout de notre
croissance, dans un modèle ordolibéral de concurrence et de libre-échange, et à
une époque où, au fond, les règles étaient très différentes, les matières
premières ne semblaient pas limitées, il n'y avait pas de géopolitique de la
matière première, le changement climatique était ignoré, le commerce était
libre et tout le monde en respectait les règles. C'était ça, le monde dans
lequel on vivait jusqu'à récemment. En quelques années,
tout a changé, tout. Les matières premières sont limitées, matériaux critiques
et énergie. Et pour ce qui est des énergies fossiles, nous ne les produisons
pas sur notre sol, nous sommes dépendants, contrairement aux États-Unis
d'Amérique ou beaucoup d'autres. Pour les matériaux critiques, nous en avons
besoin, et la Chine a commencé à faire son commerce et à en sécuriser beaucoup
de capacités. Et pour le commerce, comme je le disais, les règles sont en train
de changer, de fait. Retour à l'état de nature.
Pourtant, on a des objectifs clairs : on veut produire plus de richesses
pour améliorer notre niveau de vie et créer des emplois pour tous ; on
veut garantir le pouvoir d'achat des Européens - c'est la préoccupation de tous
nos compatriotes ; c'est très concret ; c'est l'objectif de notre
politique européenne - on veut décarboner nos économies et répondre aux défis
de la biodiversité et du climat ; on veut assurer notre souveraineté et
donc maîtriser nos chaînes de production stratégiques ; et on veut conserver
une économie ouverte pour rester une grande puissance commerciale que nous
sommes.
Nos objectifs sont clairs, mais nous n'y sommes pas et nous ne pouvons pas les
tenir avec nos règles actuelles. Nous n'y sommes pas. Nous n'y sommes pas parce
que nous sommes décalés par rapport à la recomposition du monde. Nous n'y
sommes pas parce que nous réglementons trop, nous investissons trop peu et nous
sommes trop ouverts et ne défendons pas assez nos intérêts. C'est ça la
réalité.
Donc il faut, là aussi, bâtir un nouveau paradigme de croissance et de
prospérité si nous voulons tenir les cinq objectifs que je viens de rappeler.
Parce que si nous le faisons avec les règles de politique de concurrence, de
politique commerciale, de politique monétaire et budgétaire qui sont les nôtres
aujourd'hui, nous n'y arriverons pas. Et ça se fera avec un ajustement simple,
c'est que nous perdrons la production.
Et pourquoi, là aussi, j'ai le sentiment d'urgence ? D'abord, parce que je vois
ce décalage des 30 dernières années entre l'Europe et les États-Unis, mais
parce que la réallocation des facteurs de production se joue maintenant. Parce
que la question de savoir où seront les technologies vertes, la question de
savoir où seront les capacités d'intelligence artificielle et des calculs,
elles se jouent dans les cinq, dix ans qui viennent, sans doute peut-être plus
encore dans les cinq que les dix ans qui viennent. Et donc, c'est maintenant
qu'on doit être au rendez-vous de l'Histoire. Et donc, c'est maintenant qu'il
nous faut stopper la surrèglementation, accroître l'investissement, changer nos
règles et mieux protéger nos intérêts. Voilà l'objectif. Voilà le nouveau
modèle.
Et au fond, c'est ce pacte de prospérité qu'il nous faut bâtir et il repose
autour de quelques éléments très simples.
D'abord, il faut produire plus et vert, et la production décarbonée, c'est une
opportunité de réindustrialisation et de maintien de nos industries en Europe.
On l'a d'ailleurs vu ces dernières années : de l'hydrogène aux
semi-conducteurs, aux batteries électriques, la France a recréé de la capacité
industrielle par la transition. Et donc, il faut cesser d'opposer la
décarbonation et la croissance. Si nous savons le faire et qu'elle passe par
des nouveaux secteurs de l'investissement, ça fonctionne et c'est ça le modèle
que nous prônons. Nous sommes en passe de devenir des champions des batteries.
L'objectif de 100 % des besoins de batteries en 2030 couverts par des batteries
européennes, nous l’atteindrons. Et nous rattraperons aussi notre retard dans
les semi-conducteurs, avec l'objectif de doublement de la part de marché de
l'Europe d'ici 2030. Et comme je le disais, les résultats en termes d'emplois,
de Dunkerque à Fos, en termes de formation, de territoires attractifs,
innovants, de réduction de nos dépendances sont là. Et donc, la
réindustrialisation verte, c'est l'Europe qui la permet et qui l'accompagne et
c'est ce qui nous permettra de ré-avoir des capacités, d’être
aussi le premier continent zéro pollution plastique, d'être un continent au
cœur de la décarbonation et de l'électrification.
La deuxième condition, c'est la simplification. Depuis que Jacques Delors a
fait le marché intérieur - il y a 30 ans - nous l’approfondissons, nous
l'augmentons par toujours plus d'intégration. Et c'est une action de bon sens
et le marché unique est une action de simplification ; c'est de passer de
27 systèmes de règles à 1. Enrico Letta, dans son rapport, vient de nous
proposer de continuer cette modernisation et ce travail au service de nos
compatriotes et de nos entreprises. Je suis favorable à ce que, en effet, nous
poursuivions le marché unique sur des secteurs qui avaient été jusque-là
ignorés par celui-ci : l'énergie, les télécommunications, les services
financiers. C'est indispensable parce que c'est ce qui nous permet de réduire
la fragmentation de nos règles sur ces grands secteurs, et donc, de réussir à
dégager plus d'innovation, de réduire les coûts de transaction, d'avoir plus de
capacité, en effet, d'innovation, d'investissement et de mieux servir nos
intérêts.
Il nous faut aussi assumer l'évolution de notre politique de concurrence pour
faire émerger les champions européens et assumer de soutenir massivement les
entreprises dans nos secteurs stratégiques avec des nouveaux investissements à
27 - j'y reviendrai dans un instant. Mais la simplification, c'est donc plus de
marché unique, c'est lever les règles qui sont autant de frontières entre les
27 pour permettre d'avoir, pour nos start-ups, tout de suite, un marché
domestique qui est le marché européen, parce que sinon, c'est un vrai
désavantage compétitif par rapport à une start-up chinoise ou américaine. Nous
avons cette force, c’est notre marché intérieur, c'est 450 millions de
consommateurs. Le marché unique, c'est un choix de simplification.
Mais il nous faut en quelque sorte mettre aussi fin à l'Europe compliquée, il
faut bien le dire. Nous avons bâti des réglementations utiles qui donnaient des
jalons, des repères, des caps. Mais nous avons aussi
parfois été beaucoup trop dans le détail, empêchant aussi les acteurs
économiques de se projeter dans le temps long et créant des désavantages
compétitifs pour nos acteurs par rapport à leurs compétiteurs internationaux.
Nous devons avoir le courage de l'allègement, en premier lieu par une revue des
seuils et des obligations pesant sur les TPE, PME. Nous devons mieux associer
nos entreprises, nos citoyens, nos territoires en amont, prendre en compte
leurs contraintes dès l'étape d'élaboration de la norme, mais aussi dans leur
mise en œuvre. Nous devrons revenir au principe de proportionnalité,
c'est-à-dire plus d'ambition sur les grands enjeux, plus d'accompagnement, plus
de confiance et moins de texte et aux principes de subsidiarité - ce qui permet
d'avoir des ambitions, des règles européennes pour ce qui en relève, mais de
laisser de la flexibilité nationale dans la mise en œuvre. Et c'est pourquoi
aussi les prochaines années, la prochaine mandature devra passer par plusieurs
vagues de simplification de nos réglementations, sans rien enlever de nos
ambitions et de nos jalons sur les grands points que nous avons décidés, mais
en simplifiant la mise en œuvre et en permettant de mieux accompagner nos
acteurs économiques.
La troisième condition de ce pacte de prospérité, c'est d'accélérer sur la
politique industrielle. C'était un gros mot, il y a encore sept ans, je vous le
rappelle.
Sur la politique industrielle, on disait, ce n'est vraiment pas l'objectif de
l'Europe. Et au moment où beaucoup sont en train de revenir sur un concept -
d'ailleurs intéressant - qui est le droit de rester, c'est la politique
industrielle qui y répond. C'est la possibilité de produire partout sur le sol
européen, là où en quelque sorte, notre Europe qui, par trop reposer sur un
modèle de compétitivité, y compris intra-européenne et de modèle de
concurrence, a créé ses propres déséquilibres que la politique de cohésion
n'avait pas suffisamment compensé et qui d'ailleurs a ensuite créé les
déséquilibres démographiques que connaissent nombre de nos partenaires.
Je crois très profondément que la politique industrielle est un jalon clé de
notre prospérité par rapport à l'extérieur, mais aussi d'un bon aménagement du
territoire européen. Le made in Europe est un sujet
de grande convergence franco-allemande. Le Chancelier Scholz l'a appelé de ses
vœux lors de son discours de Prague en août 2022. C'est au cœur de notre
stratégie depuis 7 ans et c'est au cœur de cette stratégie de Versailles que
nous avons bâtie, en Européens. Cette politique industrielle, comme nous
l'avons fait ces dernières années en innovant, du Chips Act, en passant par
tout ce qui a été fait sur les clean tech ou d'autres,
doit avoir des objectifs de production sur le sol européen, des actions de
formation, des investissements communs, et consolider ce que nous avons déjà
fait sur les secteurs stratégiques : matières premières stratégiques,
semi-conducteurs, numériques, santé où la politique européenne, là aussi, est
une réponse aux besoins de nos compatriotes, parce que c'est cette politique
qui, seule, va nous permettre de répondre aux pénuries de médicaments que nous
vivons ou au sujet d'accès aux patients.
Donc, vous le voyez, oui, nous devons continuer à consolider cette stratégie
industrielle sur ces secteurs. La méthode fonctionne, nous devons l'étendre au
secteur stratégique de demain, sans attendre que des dépendances se créent.
Décidons maintenant de faire de l'Europe un leader mondial, d'ici 2030, dans 5
secteurs parmi les plus émergents et les plus stratégiques. L'intelligence
artificielle, en investissant massivement sur les talents, mais aussi les
capacités de calcul. On a 3 % des capacités de calcul mondial. Imaginez, nous
Européens, 3 %. Donc, c'est un objectif de rattrapage, mais il nous faut, d'ici
2030-2035, passer à au moins 20 % si nous voulons être des acteurs crédibles.
L'informatique quantique, l'espace où il nous faut consolider Ariane 6, et je
le dis au moment où on entend tant et tant de choses. Ariane 6, c'est la
condition d'un accès européen à l'espace. C’est une nécessité absolue. Mais il
nous faut, au-delà du NewSpace, aux missions spatiales embarquées, avoir une
Europe de l'ambition spatiale. Les biotechnologies, évidemment, et les
nouvelles énergies : hydrogène, réacteur modulaire et fusion nucléaire.
L'Union européenne doit se doter de stratégies de financement dédiées sur au
moins ces 5 secteurs stratégiques. Pour cela, on doit avoir les bons
instruments. Donc, il faut définir, il faut investir sur ces secteurs, agir
ensemble, mais il faut, je le disais, qu'on ait les bons instruments. Alors, on
a commencé à avoir des instruments pertinents. Ce sont nos fameux projets
importants d'intérêt européen commun, les PIIEC, nos industriels les
connaissent bien. Et ils ont été très structurants quand on a décidé, dès 2018,
avec l'Allemagne, d'avancer. Simplement, là aussi, on doit se resynchroniser.
Post Inflation Reduction Act et surinvestissements chinois, ça ne marche plus,
parce que c'est trop lent, trop incertain. Donc, on doit inventer, en quelque
sorte, les nouveaux PIIEC. C'est-à-dire qu'on doit donner de la visibilité à
nos industriels, réduire les délais au moins en les divisant par deux, mais
avoir des mécanismes aussi simples que les mécanismes de crédit d'impôt, en
donnant de la visibilité sur 5 à 10 ans aux industriels, en répondant dans des
délais très rapides, 3 à 6 mois, et en réussissant sur les secteurs clés à
accompagner.
Mais on le voit bien, dans les secteurs comme les médicaments critiques ou la
chimie, on perd aujourd'hui des capacités parce que nos instruments ne sont pas
assez rapides et efficaces, visibles. Mais nous devons aussi assumer des règles
différentes pour la politique industrielle et la politique de concurrence. Nous
devons insérer dans nos traités la préférence européenne dans les secteurs
stratégiques, la défense et le spatial. Parce que de fait, nos compétiteurs
l'ont. Ils l'ont. S'il n'y a pas une préférence européenne sur le spatial, il
n'y aura plus de spatial. Idem sur le nucléaire. Qui a vu le département de la
défense américaine ou de l'énergie américaine financer un acteur émergent
européen ? J'ai vu beaucoup de start-ups américaines qu'on dit être uniquement
le fruit de génies spontanés d'entrepreneurs, être massivement subventionnées
par une politique institutionnelle américaine. Faisons la même chose. Nous
sommes en compétition. Préférence européenne dans les secteurs stratégiques,
défense et espace et dérogation à la libre concurrence pour soutenir les
secteurs clés en transition, sur l'intelligence artificielle, sur les
technologies vertes. C'est indispensable. C'est la seule chose qui me permettra
de répondre à la sur-subvention chinoise et à la sur-subvention américaine.
Parmi les secteurs stratégiques, il y en a deux sur lesquels je veux dire
quelques mots plus spécifiques, c'est l'énergie et l'agriculture. L'énergie,
parce que c'est sans doute celui sur lequel on a fait le plus de réformes. Mais
c'est là où on a besoin des transformations à venir les plus fondamentales.
Nous devons assumer de construire l'Europe de l'atome, en assumant que le
projet Euratom, par ailleurs, fait partie des ambitions fondatrices des traités
de 1957. Et les défis sont majeurs, mais on en a besoin. L'Europe, aujourd'hui,
dans ses problèmes de compétitivité-prix a un problème sur le facteur travail.
Par nos réformes, on essaie d'y répondre. Mais compte tenu de notre modèle
social, on sait qu'on a des limites sur ce point. On a un problème de compétitivité-prix
sur l'énergie, parce qu'on a des dépendances et que, aujourd'hui, nous ne
produisons pas des hydrocarbures fossiles. Plus vite nous ferons la transition,
plus vite nous nous retrouvons cette compétitivité. Donc, oui, l'énergie
décarbonée produite en Europe, c'est la clé de la réconciliation climat,
souveraineté et création d'emplois. Et donc, il nous faut une stratégie
combinée : efficacité énergétique, déploiement du renouvelable et déploiement
du nucléaire. C'est ce qui fera de l'Europe une véritable puissance électrique.
Et c'est ça la clé.
Aujourd'hui, nous avons commis des erreurs, ces dernières années, en commençant
déjà à fragmenter le marché européen de l'hydrogène ou de l'électrique. On doit
être absolument sur la neutralité technologique. Au fond, il nous faut bâtir
une Europe de la libre circulation des électrons décarbonés. Pardon de le dire
comme ça, mais c'est exactement ce qu'il faut faire. Qu'importe qu'ils soient
produits avec du renouvelable ou du nucléaire. Si sur le sol européen, on sait
produire des électrons décarbonés, c'est une chance, parce que ça évite
l’électron carboné et ça évite celui qu'on importe. Donc, il nous faut la
neutralité technologique, il nous faut assumer de construire beaucoup plus de
capacités en renouvelable et nucléaire. Il nous faut consolider cette alliance
du nucléaire que nous avons bâtie et qui rassemble une quinzaine d'Etats
membres, assumer cette Europe de l'atome et investir dans les interconnexions
électriques en Europe. C'est ça la clé. Pour que partout en Europe, les
industriels, comme les particuliers, puissent faire des contrats qui ont de la
visibilité et qui sécurisent de la fourniture d'électricité qui sera à bas
coût, qui sera produite sur le sol européen et qui sera décarbonée.
L'autre élément de secteur stratégique sur lequel je voulais revenir, c'est
l'agriculture. Nous en avons beaucoup parlé, de manière un peu défensive,
compte tenu de la colère qui s'est exprimée. Mais la colère de nos agriculteurs
n'a pas été une colère contre l'Europe, et ils le savent ô combien, en
particulier en France, où l'Europe, c'est près de 10 milliards d'euros de
subventions à notre agriculture, où c'est le seul marché pertinent, nous qui
avons aussi une agriculture qui est une puissance exportatrice. Cette colère,
c’est une colère contre la surrèglementation, la complexité, les normes
aberrantes, la mauvaise application du droit européen et français. Donc, il y a
un très gros effort fait par le Premier ministre, les ministres sur ce sujet
pour bâtir une feuille de route qui - déjà plus aux ¾ appliquée - qui est de
simplification et qui est justement d'accompagnement.
Mais l'Europe est clé en matière agricole parce que là aussi, c'est un sujet de
politique industrielle et de souveraineté. Je le disais dès le la période
Covid. Qui serait assez fou pour déléguer son alimentation ? Nous n'avons pas
le droit de laisser s'installer des dépendances alimentaires. Nous en avions
déjà ; on a commencé à les réparer, en particulier sur les protéines
animales qui étaient un vieux choix géostratégique d'après-guerre où nous
l'avions délégué en quelque sorte à d'autres continents. Mais nous devons
continuer absolument de consolider notre souveraineté alimentaire.
Et il est insensé - quand j'entends tellement de collègues - que l'agriculture
soit à chaque fois la variable d'ajustement des contrats commerciaux. Non ! Non
! On a besoin de produire notre alimentation, de continuer à importer et
exporter, de le faire de manière ouverte mais on a besoin de ne pas dépendre.
Le jour où vous serez totalement dépendant sur la protéine végétale, le jour où
vous serez totalement dépendant sur une partie de votre alimentation en
Européen, bon courage. Alors, on aura beau jeu d'avoir expliqué qu'on a recréé
de la souveraineté sur les semi-conducteurs ou le reste. Vous imaginez, on ira
devant nos compatriotes en disant : on a tout bien fait, simplement, on pensait
que l'alimentation, ça circulerait toujours librement. Il y a une géopolitique
aussi de l'alimentation. Et donc, l'agriculture, c'est une question de
souveraineté, d'emploi, de production.
On a besoin d'une PAC forte, simplifiée, qui diminue la complexité et la charge
administrative. Mais on a besoin pour notre agriculture comme pour notre pêche,
d'accompagner les transitions de manière durable, d'accompagner le changement
des pratiques, la sortie des phytosanitaires partout où il y a des solutions
technologiques, de renouveler nos flottes de pêche pour les décarboner, comme
on l'a fait encore récemment pour nos Outre-mer, mais on a très clairement
besoin de défendre ce secteur et d'assumer une politique de meilleure
information du consommateur, d'accompagnement pour gérer justement l'impact
climatique et environnemental, mais aussi de protéger contre les pratiques
déloyales nos producteurs et de les protéger avec une vraie mise en œuvre homogène
au niveau européen. C'est ce que nous réclamons à travers des autorités
sanitaires et de contrôle européennes qui évitent les pratiques déloyales entre
Européens et une vraie force douanière européenne qui fait que les produits
qu'on importe, et qui parfois sont juste réétiquetés dans un port pour ensuite
revenir sur le marché européen, on s'assure qu'ils aient bien les mêmes règles
de production que nous lorsque c'est imposé.
Ça, c'est la clé d'une politique industrielle ambitieuse.
Ça me conduit au quatrième aspect de ce pacte de prospérité : c'est la révision
de notre politique de commerce. Et c'est là où il y a sans doute un des
changements de paradigme, à mes yeux, les plus fondamentaux. L'ouverture, oui,
mais en défendant nos intérêts et - je le disais - ça ne peut pas marcher si on
est les seuls au monde à respecter les règles du commerce telles qu'elles
avaient été écrites il y a 15 ans. Si les Chinois et les Américains ne les
respectent plus en sur-subventionnant les secteurs critiques, on ne peut pas
être les seuls à le faire. Ça ne va pas marcher. Et d'ailleurs, ça ne marche
pas. Et nous sommes à cet égard-là aussi trop naïfs ou avec une culture trop
faible.
On a un vrai levier. Nous sommes un marché de 450 millions de consommateurs.
C'est une force immense. Et donc, on doit bien protéger notre santé en
appliquant strictement nos standards sanitaires. On doit protéger notre modèle
social, en impliquant là aussi nos standards sociaux. Et on doit protéger nos
ambitions climatiques, en défendant nos standards environnementaux. Sinon, nous
allons inventer un continent qui sur-contraint les producteurs sur son sol et
par sa politique commerciale, lève les contraintes sur les produits qu'il
importe. C'est formidable. On va devenir un marché de consommateurs où il n'y
aura plus de producteurs conformes à nos objectifs et qui sera, par les
dépendances ainsi créées, obligé de consommer des produits qui ne respectent pas
nos normes. C'est ça la réalité. Donc si on veut être cohérents avec nos
ambitions, on a besoin de réajuster très profondément notre politique
commerciale.
On a commencé à le faire : le CETA, qu'on a conclu avec les Canadiens, par
le travail qu'on a fait, par justement ce qu'on a ajusté, est un bon accord. Je
le dis parce qu'il ne faut céder à aucune démagogie. Et je suis chagrin de ce
que j'ai pu voir, y compris dans le débat français ces dernières
semaines : il ne faut pas qu'on tombe vers le rejet de tout accord
commercial parce que là, bon courage, bienvenue la démagogie ! Tous ceux qui
nous expliquent que le commerce est mauvais iront expliquer à tous nos
agriculteurs qu'ils sont gagnants avec le CETA face au Canada. Et pourquoi on
est gagnant sur le CETA ? Parce que justement, on a mis des clauses miroirs,
parce que justement, c'est un accord commercial de nouvelle génération qui
permet à nos producteurs de fromage, de lait, d'exporter vers le Canada, mais
qui, là où il y avait des normes différentes sur la viande, a évité
l'importation justement de cette viande qui ne respectait pas les normes
européennes.
Mais nous ne sommes pas pour la fermeture. La fermeture, elle serait
décroissante pour les industriels, les agriculteurs, les producteurs européens.
On est pour la concurrence loyale et donc une politique commerciale revue,
comme on l'a fait, là aussi, avec la Nouvelle-Zélande. Les accords de commerce
modernes et justes sont ceux où le respect de l'Accord de Paris sur le climat
est une clause essentielle, qui incluent des clauses fortes sur les conditions
de production de certains biens sensibles, notamment agricoles. Ce qui est
toute la différence, en particulier avec le projet d'accord Mercosur d'ancienne
génération tel qu'il a été jusqu'ici négocié.
Nous devons systématiser le recours à des instruments de concurrence loyale.
Nous devons intégrer des clauses miroirs dans nos accords commerciaux. Nous
devons lancer une grande stratégie de réciprocité pour imposer les mesures
miroirs dans les nouvelles normes européennes et passer en revue les normes
existantes. Nous devons, ce faisant aussi, afficher l'empreinte carbone des
produits pour qu'elles soient connues des consommateurs, qui réaliseront alors
que le Made in Europe est presque toujours meilleur pour la planète. Et soyons
clairs, si un bien ne respecte pas les normes clés, alors il ne doit pas
pouvoir entrer sur le sol de l'Union comme si de rien n'était.
Des règles claires, un contrôle clair aussi avec des forces douanières
communes. C'est ça la politique commerciale qui est la seule crédible et qui,
là aussi, est en quelque sorte une juste protection de nos frontières et de nos
producteurs pour ne pas céder, sinon, à la désindustrialisation. La taxe
carbone aux frontières est un outil qui ouvre la voie et nous devons l'étendre,
le compléter, l'améliorer pour qu'il ne puisse pas être contourné et qu’il
touche les produits transformés.
Il nous faut enfin renforcer nos instruments de sécurité économique. C'est ce
que j'avais évoqué aux côtés du Premier ministre Rutte à La Haye, c'est-à-dire
la sécurité de nos emplois, de nos entreprises, de notre création. Mieux
protéger notre propriété industrielle et intellectuelle, mieux filtrer les
investissements extra-européens dans les secteurs sensibles, mieux nous
protéger contre les attaques physiques, par exemple, contre nos câbles
sous-marins et télécommunications, ou aussi nos constellations européennes de
satellites comme GALILEO, COPERNICUS ou demain IRIS. La sécurité économique est
aussi au cœur de cette stratégie commerciale.
Le cinquième pilier de cette prospérité commune, c'est la bataille pour
l'innovation et la recherche. En effet, on doit avant tout avoir une obsession
qui est celle de la productivité. Et pour ça, il faut être une grande puissance
d'innovation et de recherche.
Alors, nous sommes pour beaucoup de nos pays - je parle dans ce lieu de savoir
- d'ores et déjà, une telle puissance, mais il nous faut former encore plus de
talents, il nous faut surtout les garder dans nos laboratoires, nos
universités, nos grands centres et en attirer d'autres. Et il faut bien le
voir, à cet égard, les risques existent, la concurrence américaine, mais aussi
asiatique est là.
Pour cela, il nous faut réaffirmer l'objectif de 3 % du PIB européen consacré à
la recherche. Il est prioritaire. Nous avons réinvesti, nous, Français, mais
nous devons encore continuer l'effort, sur le plan du financement public, mais
surtout du financement privé, avec des recherches partenariales
supplémentaires. Mais partout en Europe, on doit maintenant consolider et
montrer que c'est un élément clé de ce pacte de prospérité. Le programme
Horizon Europe, que nos chercheurs connaissent bien, doit être renforcé en se
concentrant sur les programmes les plus efficaces, notamment le Conseil
européen de la recherche.
Changer de paradigme dans ce domaine, c'est aussi oser à nouveau des prises de
risques. Le Conseil européen de l'innovation a permis justement de franchir les
nouveaux caps ces dernières années, mais on doit aller beaucoup plus loin sur
les innovations de rupture. Et il nous faut assumer d'aller jusqu'à cette DARPA
européenne dont nous ne sommes pas encore pleinement dotés, mais qui, avec les
meilleures équipes scientifiques dans chaque discipline - en assumant des
prises de risques, et donc, des pertes de capital quand les projets ne
fonctionnent pas, parce que c'est la clé même des projets de recherche en
rupture - eh bien, d'assumer d'être un continent qui investit dans l'innovation
de rupture et la recherche fondamentale la plus avancée. C'est par ces découvertes,
en effet, que les ordinateurs quantiques, les matériaux de demain, les puces
électroniques, les batteries basse consommation pourront repositionner l'Europe
sur la carte géopolitique de la croissance. Et qu'il s'agisse de la sortie des
produits phytosanitaires, qu'il s'agisse justement de répondre à cet objectif
d'une santé et donc du lien environnement santé humaine, qu'il s'agisse
d'apporter une vraie réponse avec un plan européen de recherche et
d'investissement pour les traitements contre les cancers, la maladie
d'Alzheimer et les maladies neurodégénératives ou les maladies rares et
orphelines, l'Europe est la bonne échelle sur ces grands sujets de recherche,
de réinvestissements et de programmes communs.
Il nous faut donc des objectifs clairs et ambitieux et la clé, c'est la
formation et la capacité de garder et d'attirer nos talents. J'ai beaucoup
parlé de ressources rares, de matériaux critiques, mais sans doute demain
encore plus qu'aujourd'hui, la ressource la plus rare est le capital humain,
les talents. Et c'est pourquoi cette politique de formation, de recherche et
d'enseignement supérieur est absolument déterminante pour notre Europe.
Elle doit s'accompagner évidemment aussi d'une politique de déploiement et de développement
de nos start-ups, avec ce que nous avons commencé à lancer, avec Scale-up
Europe, du talent, du capital pour justement être un continent d'innovation.
Et la dernière condition de ce pacte de prospérité, c'est précisément la
capacité à investir - pardon de le dire comme ça - l'argent. Eh oui, nous avons
aujourd'hui en Europe des règles du jeu qui ne sont plus adaptées parce que si
on prend la défense et la sécurité, l'intelligence artificielle, la
décarbonation de nos économies et les Clean tech, nous avons un mur
d'investissement.
Alors tous les chiffres ont été articulés selon les rapports. Enfin, je lis
tous les rapports, je regarde ce que Monsieur Letta, Monsieur Draghi sont en
train d'écrire, ce que la commission a pu écrire, il y a un consensus. Tout le
monde dit : c'est entre 650 et 1 000 milliards par an de plus. C'est beaucoup
et on ne peut pas différer cet investissement. Parce qu'on ne peut pas remettre
à demain notre sécurité. On ne va pas pleurer sur le lait répandu. On ne peut
pas remettre à demain ces investissements parce que c'est maintenant qu'ils se
font et que les décisions d'investissement se font là ou pas. Donc, c'est
maintenant, dans la décennie qu'il faut faire cet investissement massif - et on
est en retard par rapport aux États-Unis et à la Chine.
Alors, cet investissement massif, il doit en quelque sorte là aussi passer par
un changement de paradigme de nos règles collectives.
Il y a une première chose qui me semble caduque : on ne peut pas avoir une
politique monétaire dont le seul objectif est un objectif d'inflation, qui plus
est dans un environnement économique où la décarbonation est un facteur
d'augmentation des prix structurels. Nous devons lever le débat théorique et
politique de savoir comment intégrer dans les objectifs de la Banque centrale
européenne au moins un objectif de croissance, voire un objectif de
décarbonation, en tout cas de climat pour nos économies. C'est absolument
indispensable.
La deuxième chose, c'est qu'il nous faut évidemment accroître nos capacités
d'investissement en commun. On a besoin, je le disais, d'investir plusieurs
centaines de milliards d'euros par an en plus. Alors, la réponse qu'on a eue,
en Européens ces dernières années, a été de donner des flexibilités
nationales : les aides d'État. Ce n'est pas une réponse durable parce
qu'elle fragmente le marché unique. Elle est contradictoire à ce que je vous
disais tout à l'heure. Il nous faut de la capacité commune et donc, il nous
faut à nouveau un choc d'investissement commun, un grand plan d'investissement
collectif budgétaire. Ce sont des subventions qu'il nous faut.
Alors, je ne veux pas ici préempter les choses et je veux qu'elles soient
concertées avec tous nos partenaires. Est-ce que c'est une capacité d'emprunt
commun ? Est-ce que c'est utiliser des mécanismes qui existent aujourd'hui,
mécanismes européens de stabilité ou autres ? Mais
au fond, il nous faut réussir à doubler la capacité d'action financière de
notre Europe, au moins la doubler en budgétaire. Il nous faut ce choc
d'investissement public pour investir de l'argent public sur ces secteurs, ce
qui supposera de rouvrir la question si délicate des ressources propres de
l'Union. J'y suis favorable et je pense qu'on doit avoir des ressources propres
supplémentaires sans jamais peser sur les citoyens européens : taxe carbone aux
frontières, recettes du système européen d'échange de quotas carbone, taxer les
transactions financières comme le fait la France, imposer les bénéfices des
multinationales, là où ils sont réellement réalisés et utiliser les ressources
issues d’ETIAS, la taxe payée par les ressortissants extracommunautaires
lorsqu'ils entrent sur le sol de l'Union. Il y a des tas de ressources propres,
qui ne touchent pas les ressortissants européens, qui sont à utiliser pour ce
budget.
Et puis, au-delà de la politique monétaire, au-delà de notre politique
budgétaire commune qui doit être beaucoup plus ambitieuse et forte par ce plan
de 1 000 milliards supplémentaires, il nous faut davantage mobiliser
l'investissement privé et nos capacités de financement privé. Chaque année,
notre Europe, a deux défauts principalement. Je dirais même trois.
Le premier, c'est qu'elle fait beaucoup d'épargne. Nous accumulons de
l'épargne. Nous sommes un continent très riche, on a des acteurs très
compétitifs. Mais parce que notre système de marché des capitaux n'est pas
intégré, cette épargne ne va pas dans les bons secteurs et les bons endroits.
Premier défaut.
Deuxième défaut : on ne va pas assez sur le risque. Parce que nous avons une
économie qui est très intermédiée, 75 % passe par les banques et les
assurances, et on leur a mis des règles qui ne leur permettent pas d'aller sur
des fonds propres et le risque.
Troisième défaut : chaque année, notre épargne, à hauteur d'environ 300
milliards d'euros par an, va financer les Américains. En tout cas, le
non-Européen et surtout les Américains, que ce soit d'ailleurs les bons du
trésor ou le risque en capital. C'est une aberration. Et donc, il nous faut
répondre à ces 3 aberrations, en ayant un vrai marché de l'épargne et de
l'investissement, c'est-à-dire réussir à créer les éléments de solidarité pour
que ça fonctionne, que nos fonds d'investissement, que l'ensemble de nos
acteurs des marchés de capitaux fassent circuler les épargnes pour qu'elles
soient bien allouées dans notre économie.
Alors, on essaie d'avancer. On a commencé. Et je pense qu'il faut se donner 12
mois, pas plus, parce que ça fait trop d'années qu'on le promet. Et soit dans
les 12 mois, on arrive à bâtir un système avec supervision unique, règles
communes de faillite et des éléments de convergence de fiscalité pour bâtir un
système assez comparable à ce qu'on a fait sur la supervision bancaire. Soit,
comme certains le proposent, il faut peut-être concevoir un système comme on
l'a fait sur la concurrence, qui permet d'avoir des systèmes d'évocation plus
souples, mais qui permet d'avoir de l'union et de créer en tout cas de la
circulation. Je ne veux pas préempter la solution technique, mais on a besoin
de créer cette union indispensable pour pouvoir faire circuler le capital.
La deuxième, il nous faut, là aussi, réviser l'application telle qu'elle est
faite de Bâle et de Solvency. Nous ne pouvons pas être le seul espace
économique au monde qui l’applique. Les Américains, qui étaient la source de la
crise financière de 2008-2010, ont fait le choix de ne pas l'appliquer à leurs
acteurs. Je ne suis pas pour tout enlever, je ne suis pas pour retrouver une
culture de l'irresponsabilité financière. Je suis juste pour qu'on remette de
la culture de risque dans la gestion de notre épargne. S'il n'y a pas de
culture de risque, il ne peut pas y avoir d'investissement dans la recherche,
dans l'innovation, dans les start-ups, dans nos entreprises. Et puis, je suis
pour installer, là aussi, des produits, des solutions européennes pour que notre
épargne puisse aller vers le financement de notre économie. Un vrai marché
unique, une union de l'épargne et d'investissement, un assouplissement des
règles qui chasse le risque et des produits européens qui nous permettent
d'éviter cette fuite
Vous l'avez compris, ce que je dessine là, c'est véritablement un nouveau
modèle de croissance, de prospérité qui passe par la simplification : assumer
une politique de décarbonation industrielle massive, un changement profond de
notre politique industrielle, concurrentielle et commerciale surtout, une vraie
politique de recherche d'innovation encore plus ambitieuse et ce changement de
notre paradigme monétaire, budgétaire et financier.
Alors, pour conclure, pourquoi faire tout cela ? Je disais au début que notre
Europe pouvait mourir. Elle peut mourir si elle ne tient pas ses frontières.
Elle ne sait pas répondre aux risques extérieurs en termes de sécurité. Elle
peut mourir si elle se met à dépendre des autres. Elle ne peut pas produire
pour créer ses richesses et redistribuer. Mais elle est dans un moment où elle
peut mourir d'elle-même. Parce que nous retrouvons un temps que notre Europe a
connu. Peter Sloterdijk le décrit très bien dans les conférences qu'il est en
train de faire au Collège de France, avec ce pessimisme un peu ironique qu'on
lui connaît, en disant que nous retrouvons ces moments où l'Europe pense son
déclin, doute d'elle-même.
À nouveau, notre Europe ne s'aime pas. Quand on voit tout ce qu'elle a fait et
ce qu'on lui doit, c'est étrange, mais c'est ainsi. Ce serait trop long ici de
dire qu’il y a en fait dans notre Europe, structurellement, toujours ce doute
sur elle-même. Nous sommes le continent, la civilisation qui a sans doute
inventé le doute et le questionnement sur soi, la culture de l'aveu et je crois
qu'il y reviendra lui-même dans ses conférences. Et nous sommes pris à des
doutes aussi parce que notre démocratie est bousculée, comme je le disais tout
à l'heure dans ces règles, parce que notre déclin démographique est une source
d’inquiétude très profonde. Donc, le risque pour notre
Europe, ce serait, en quelque sorte, de s'habituer à cette dépréciation.
C'est pourquoi, ce que je veux aujourd'hui vous proposer, en
quelque sorte la promesse que je voudrais sceller, c'est d'essayer quand même
de défendre cet humanisme européen qui nous lie. Si on veut protéger nos
frontières, si on veut rester un continent fort qui produit et qui crée, c'est
quand même parce qu'on n'est pas comme les autres. Il ne faut jamais l'oublier.
Nous ne sommes pas comme les autres. Camus avait cette phrase magnifique dans
ses « Lettres à un ami allemand »: « Notre Europe est une aventure
commune que nous continuons à faire malgré vous dans le vent de l'intelligence
». C'est ça l'Europe. C'est une aventure qu'on continue à faire, malgré tous
ceux qui doutent, dans le vent de l'intelligence. Qu'est-ce que ça veut dire ?
Ça veut dire qu'être Européen, ce n'est pas simplement habiter une terre, de la
Baltique, à la Méditerranée ou de l'Atlantique à la mer Noire. C'est défendre
une certaine idée de l'homme qui place l'individu libre, rationnel et éclairé
au-dessus de tout. Et c'est de se dire que de Paris à Varsovie et de Lisbonne à
Odessa, nous avons un rapport unique à la liberté et à la justice. Nous avons
toujours fait le choix de mettre l'Homme au sens générique, au-dessus de tout.
Et de la Renaissance aux Lumières jusqu'à la sortie des totalitarismes, c'est
ça qui a constitué l'Europe.
C'est le choix constamment réitéré et qui nous différencie des autres. Ce n'est
pas un choix naïf qui consiste à déléguer nos vies à des grands acteurs
industriels sous prétexte qu'ils sont trop forts. Ce n’est pas conforme avec le
choix européen et l'humanisme européen. C'est un choix qui refuse de déléguer
nos vies à des puissances de contrôle étatique qui ne respecteraient pas la
liberté de l'individu rationnel. C'est une confiance dans l'individu libre,
doté de raison. C’est une confiance dans le savoir, la liberté, la culture.
C'est une tension constante entre une tradition et des permanences et une
modernité. C'est un déséquilibre, être Européen, et c'est cela qu'il nous faut
défendre. Cet humanisme si fragile, mais qui nous distingue des autres. Et je
veux ici plaider que ça se joue maintenant. Nous devons le défendre parce que,
je le disais, la démocratie libérale n'est pas un acquis. Je le dis dans cette
journée si importante, et j'ai une pensée pour nos amis portugais, 50 ans jour
pour jour après la Révolution des Œillets.
La liberté se conquiert. Partout sur notre continent, elle s'est justement, à
force de combats, construite, y compris jusqu'au début de ce siècle. Ne
l'oublions jamais, elle n'est pas un acquis. Elle interdit de rester paresseux.
C'est pourquoi il nous faut continuer de défendre ce qui est constitutif de
l'État de droit : la séparation des pouvoirs, le droit des oppositions et des
minorités, la justice indépendante, la presse libre, les universités autonomes
et la liberté académique. Elle est reniée dans trop de pays d'Europe. C'est
pourquoi je défends ici la conditionnalité budgétaire liée à l'État de droit
dans le versement des fonds de l'Union. Et nous devons encore la renforcer avec
des procédures de constat et de sanction quand il y a des violations graves.
L'Europe n'est pas un guichet dans lequel on accepte, en quelque sorte, de
choisir les principes.
C'est pourquoi aussi, nous devons renforcer notre capacité à lutter contre les
ingérences et la propagande, en particulier en ces temps électoraux. Nos amis
tchèques l'ont vécu, nos amis belges l'ont dénoncé, mais nous avons aujourd'hui
un retour sur notre sol par des chaînes de télévision, par les réseaux sociaux,
par l'utilisation d'une forme de naïveté de nos règles qui étaient faites pour
des acteurs qui respectaient, en quelque sorte, la civilité démocratique. Mais
il y a un retour de la propagande, des fausses informations qui viennent
bousculer nos démocraties libérales et prônent un autre modèle. Nous devons,
sur ce sujet, lutter contre celles-ci, imposer la pleine transparence et
surtout interdire ces contenus lorsqu'ils viennent déstabiliser des élections.
Pour autant, il y a toutes les raisons d'être optimiste. Quand on voit la
Pologne qui, il y a encore quelques mois, alors que d'aucuns nous disaient que
tout était joué, a, non seulement, connu la plus grande participation de son
histoire à un vote démocratique, mais a re-choisi un parti tout à la fois
patriote et défendant la démocratie libérale. Et donc, il nous faut porter ce
combat de la démocratie libérale, de l'ouverture politique partout sur le sol
européen et essayer au maximum de l’européaniser. Je ne veux pas ici être plus
long. Lors des conclusions de la Conférence sur l'avenir de l'Europe, j'ai
défendu la participation citoyenne, les panels de citoyens, l'initiative
citoyenne européenne, les référendums européens. Je pense que ces initiatives,
il nous faut les développer en Européens et elles sont essentielles pour donner
plus de vigueur à un démos européen. Et permettre aussi ces listes
transnationales qui sont simplement la possibilité d'avoir, au moment des
élections européennes, un vrai débat démocratique européen. Regardez les
élections que nous avons aujourd'hui, ce sont autant d'élections nationales.
C'est ça la réalité. Parce que nous n'avons pas de liste à travers le sol
européen. Cette idée, pour l'instant, n'a pas, si je puis dire, suscité
l'unanimité, pour rester pudique, de nos partenaires. Mais la clé, c'est qu'on
ne peut pas avoir un continent, des instances qui décident de plus en plus,
avec une participation démocratique qui reste au niveau de 1979. Il nous faut
de l'audace aussi pour plus de démocratie européenne et
s'accompagnera aussi de règles révisées. Là aussi, il y a un accord
franco-allemand très fort pour aller à la majorité qualifiée en matière de
politique étrangère et de fiscalité, ça fait partie des réformes indispensables,
même s’il faudrait aller beaucoup plus loin sur ce sujet, mais je ne vous
accablerai pas aujourd'hui.
Surtout, je le disais, défendre cet humanisme européen, c'est considérer
qu'au-delà de nos institutions, de cette démocratie libérale à laquelle nous
tenons, que nous devons défendre et renforcer. C'est la forge des citoyens par
le savoir, la culture, la science qui se joue dans notre Europe. Être Européen,
c'est penser qu'il n'y a rien de plus important, en effet, qu'être un individu
libre, doté de raison et qui connaît. Et au moment où on voit réapparaître le
scepticisme, le complotisme, les doutes sur la science et l'autorité de la
parole scientifique, nous avons une responsabilité en Européens pour la
défendre, l'enseigner, défendre aussi une science libre et ouverte, partager.
Ce combat, nous le mènerons à l'international, mais nous devons aussi en renforcer
les instruments. Il y a 7 ans, je proposais les alliances d'universités, plus
d'une cinquantaine ont été créées grâce aux présidents d'universités, aux
étudiants et aux professeurs, et je veux vous en remercier. Elle permet de
structurer la circulation des savoirs, les échanges. Il nous faut passer à une
deuxième étape : consolider les financements, mais renforcer leur intégration
et que nous allions vers des diplômes européens pleinement conjoints.
L'excellence européenne réside aussi dans les savoir-faire. C'est pourquoi il
nous faut décupler l'Erasmus de l'apprentissage et de la formation
professionnelle avec un objectif d'au moins 15 % des apprentis en mobilité
européenne d'ici à 2030.
Transmettre aussi, par la création d'alliances de musées européens et des
alliances de bibliothèques européennes pour faciliter les partenariats, encourager
la numérisation, améliorer la circulation, l'accès aux œuvres et aux ouvrages
en Europe. Transmettre justement cet esprit européen, c'est aussi permettre de
diffuser un imaginaire commun. Et je souhaite à ce titre que nous fassions
d'ARTE, la plateforme audiovisuelle européenne de référence, la plateforme de
tous les Européens, qui puisse proposer encore plus qu'aujourd'hui des contenus
de qualité distribués dans toutes les langues partout en Europe. Pour
promouvoir la richesse de notre patrimoine culturel européen, promouvoir l'apprentissage
des langues européennes et défendre notre modèle de protection des droits
d'auteurs et de financement de la création artistique, comme nous l'avons
consolidé ces dernières années. Transmettre l'esprit européen aux jeunes
générations, c'est aussi leur donner l'occasion de faire l'expérience sensible
de notre continent, c'est-à-dire voyager, échanger. Alors, au-delà de
l'Erasmus, et de l’Erasmus de l'apprentissage, de manière très concrète, comme
l'a d'ailleurs très bien pointé Enrico Letta dans son rapport, c'est de pouvoir
circuler en train partout en Europe. Nos capitales ne sont pas encore reliées
comme il faut. Le Pass Interrail est un succès. Il doit désormais s'adosser à
une Europe des trains qui est autant un projet de connexion qu'un projet
culturel, c'est-à-dire, c’est un projet de circulation des étudiants, de la
jeunesse, des savoirs entre les capitales. Et je souhaite pour ma part qu'il
s'appuie sur une européanisation du Pass culture qui n'est pas une invention
française. Vous savez pourtant combien nous aimons être chauvins, mais qui est
une invention de l'Italie de Matteo Renzi que nous avons copié. On a essayé de
l'améliorer, plusieurs autres nous ont suivi, et c'est ça l'Europe, c'est de
s'inspirer des bons exemples. Mais maintenant, on doit la généraliser parce que
ce Pass culture permet de formidables accès pour les plus jeunes et pour
beaucoup de familles.
Vous le voyez, nous avons assumé encore beaucoup d'ambition sur cette Europe du
savoir, de la culture, de l’intelligence. Mais il nous faut aussi la défendre
dans le moment que nous vivons. Parce que nous sommes là aujourd’hui, dans
cette université, dans un lieu physique où nous pouvons échanger sous les
auspices des grands esprits, dans un temps et une civilité qui nous est
familière mais nul ne saurait ignorer que nos vies aujourd'hui se passent dans
un autre espace, celle de nos enfants et de nos adolescents encore plus, cet
espace numérique.
Et celui-ci, nous, Européens, nous n'en avons pas le contrôle. Et dans cet
espace-là, d'abord, nous ne produisons pas assez de contenus — c'est une partie
de l'ambition que j'évoque là et que je défends — mais nous n'en déterminons
même plus les règles. Et c'est un changement profond, anthropologique,
civilisationnel. Quand aujourd'hui des enfants passent des heures devant des
écrans, quand des adolescents s'ouvrent à la culture, à la vie intime, à la vie
affective par ces écrans et les contenus auxquels ils peuvent être
exposés ; quand le débat démocratique se structure dans cet espace-là, cet
espace numérique que nous habitons et qui est au fond l'espace que nous
habitons le plus dans notre temps de vie aujourd'hui, est-ce que nous sommes
sérieux, nous Européens, de le déléguer à d'autres ? Non.
Et à dessein, je vous dis que c'est un combat culturel et civilisationnel.
Parce que c'est là que se joue en vrai notre démocratie ; parce que c'est
là que se forge notre opinion publique. Une démocratie où le vote est libre,
c'est formidable. Mais enfin, si ce vote est influencé, si les consciences sont
déformées, si les choix sont transformés par les orientations faites par les
uns ou les autres, quelle démocratie a-t-on ? Et donc, je vous le dis avec
beaucoup de force : ce n'est pas un sujet technique, ce n'est pas un sujet
de politique publique. La capacité à créer un ordre public, démocratique,
numérique, est une question de survie pour nous.
C'est une question de survie pour, justement, défendre notre humanisme. Parce
qu'aujourd'hui, vous avez, au fond, deux modèles qui s'imposent. Vous avez un
modèle anglo-saxon qui, de fait, est celui qui choisit de déléguer cet espace
de vie à des choix privés : on va évoluer, mais on fait confiance. Il y a
ces grandes entreprises qui ont des réseaux sociaux, des plateformes ;
elles ont des algorithmes, où tout ça semble très compliqué, mais nous,
consommateurs, on aime bien, ça semble efficace. Mais c'est un choix qui met le
citoyen en situation d'infériorité par rapport aux consommateurs. Puis, vous
avez un autre choix, celui du contrôle, qui est de dire face à ce désordre,
cette anomie, on contrôle. Reprise étatique, celui de la Chine, mais aussi de
plusieurs puissances autoritaires qui sont en train d'aller vers ce modèle.
Le modèle humaniste, celui que l'Europe doit développer - et il ne peut exister
qu'en européen - c'est un modèle qui crée un ordre démocratique, c'est-à-dire
transparent, loyal, où nous débattons des règles et où nous les choisissons.
C'est pourquoi je veux défendre une Europe de la majorité numérique à 15 ans.
Avant 15 ans, il doit y avoir un contrôle parental sur l'accès à cet espace
numérique, parce que c'est un accès, si l’on n'en contrôle pas les contenus,
qui est le fruit de tous les risques et des déformations d'esprit, qui justifie
toutes les haines. Nous devons, comme on le fait pour nos enfants, je le dis
avec beaucoup de bon sens. Est-ce que quelqu'un envoie son enfant dans la
jungle à 5 ans, 10 ans, 12 ans ? Personne, je pense, de sensé. On le protège
dans la famille ; on l'accompagne jusqu'aux portes de l'école, puis du
collège et on le remet à des gens de confiance qui vont l'éduquer. On va
ensuite organiser des activités, quand on le peut, pour qu'il puisse apprendre
davantage et s'émanciper. Et aujourd'hui, plusieurs heures par jour, on ouvre
la porte de la jungle. Et le même est la proie du cyberharcèlement ; et le
même peut être la proie de contenus pornographiques, de la pédo-criminalité.
C'est ça, cet espace parce qu'il n'est pas régulé et parce qu'il n'est pas
modéré non plus. Voulez-vous que je vous dise combien chacune de ces
plateformes, de ces réseaux a de modérateurs en langue française ? Même pas une
dizaine pour certains. Donc, nous devons reprendre le contrôle de la vie de nos
enfants et de nos adolescents en Européens et imposer la majorité numérique à
15 ans, pas avant, et imposer aux plateformes la modération ou la fermeture de
certains sites.
Et nous devons ensuite, beaucoup plus ardemment, reciviliser cet espace
numérique. Là où nous interdisons les propos racistes, les propos antisémites,
les discours de haine, nous devons, avec la même force, les interdire dans
l'espace numérique où la présomption d'anonymat conduit à la désinhibition de
la haine. C'est un combat civilisationnel et démocratique. Nous devons le mener
en Européens. Il est essentiel, et je le mets là, au cœur de cette bataille que
nous devons conduire.
Et puis, notre humanisme européen est évidemment aussi un humanisme de dignité
et de justice. Nous aimons la liberté, le savoir, mais nous avons ce goût
inédit pour la justice, l'égalité. Ce qui nous distingue des autres continents.
L'égalité entre les femmes et les hommes est au cœur de ce projet. Avec
l'Europe, nous avons beaucoup accompli en matière d'équilibre, entre vie
professionnelle et vie privée, des parents, des aidants, de la transparence des
rémunérations, de la parité, etc. Je souhaite aujourd'hui que nous allions
au-delà en inscrivant, comme nous l'avons fait dans notre Constitution, le
droit à l'interruption volontaire de grossesse dans la Charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne. Parce que l'égalité entre les femmes et les
hommes est au cœur de ce projet humaniste, elle est au cœur précisément de ce
qui fait l'Europe.
Cette Europe est aussi construite sur une cohésion sociale, c'est-à-dire une
volonté de bâtir une cohésion de notre société. Fidèle à l'héritage de Jacques
Delors, de son programme européen d'aide aux plus démunis, je propose de créer
un Programme européen des solidarités qui, s'appuyant sur le Fonds social
européen, viendra accompagner les initiatives des États membres contre toutes
les précarités et permettra d'accompagner de manière sociale les transitions
que nous sommes en train de mettre en œuvre.
Et donc, l'Europe doit aussi se doter d'instruments nouveaux pour accompagner
les personnes et les territoires dans cette transition sociale ; c'est
indispensable. Protégeons, accompagnons les Européens avec cette politique de
justice et d'une garantie d'une Europe justement, là aussi, permettant
d'exercer tous les droits : la libre circulation, l'accessibilité, la lutte
contre les discriminations et d'avancer.
Et quand on parle de justice, je ne mettrai pas ici le débat que je sens vivant
sur la fiscalité des revenus - parce que c'est un bon débat quand on voit
l'accumulation des richesses dans la mondialisation que nous vivons - mais ma
conviction, c'est que ce n'est pas un débat que nous devons porter à l'échelle
européenne, c'est un débat que nous devons porter à l'échelle internationale,
comme nous l'avons fait sur la taxe minimale et comme la France a réussi à le
porter. C'est pourquoi, avec le président Lula, nous avons, dans le G20, bâti
cette alliance pour la taxation des très hauts revenus et que c'est dans le
G20, à une échelle qui est celle d’OCDE élargie, que nous devons mener ce
combat existentiel.
Au fond, cet humanisme européen, cette certaine idée de l'Europe dont parlait
George Steiner, elle est faite de choses très sensibles : cette idée de la
liberté de l'Etat de droit, cette volonté de préserver les savoirs, la culture,
ce rapport à l'égalité que j'évoquais. Mais c'est en effet cette Europe des
cafés, de nos capitales, qui sont autant de palimpsestes et c'est cette tension
permanente que nous avons entre l'héritage à transmettre et la modernité qui
bouscule. Et c'est pourquoi notre Europe est constamment prise dans cette
tension, mais elle a son mot à y dire.
Elle a son mot à y dire en continuant de défendre notre culture, sa
transmission, comme je l'évoquais, en défendant la singularité justement de
celle-ci, du dialogue entre ses universités, ses lieux de convivialité, ses
cafés, mais en étant aussi ce bout de terre qui décide de protéger ses
paysages. Et je crois que l'ambition que nous devons avoir, et que nous avons
commencé d'avoir pour nos forêts, nos mers et nos océans, est à penser comme
telle. Ce n'est pas une forme de lubie, de moderniste désincarné qui voudrait
mettre de l'écologie à tout-va, parce que parfois, j'entends la caricature. Non
! Protéger nos forêts, protéger notre biodiversité, protéger nos mers et nos
océans, c'est juste mesurer, nous, humanistes européens, que nous savons
compter jusqu'à trois : la génération d'avant, celle d'après et la nôtre ;
et que notre Europe est un trésor que nous avons reçu en héritage et que nous
allons transmettre. Et que tout ce que je viens de dire ne peut pas se faire en
supprimant des ressources naturelles qui ne sont pas remplacées et c’est
pourquoi l’ambition de biodiversité, l’ambition de protection de nos forêts, de
nos océans et tout ce que nous aurons à développer dans les politiques à mener
pour notre Europe, c’est une ambition qui est avant tout humaniste.
Je le dis aussi parce que je ne fais pas partie de ceux qui pensent que la
nature a des droits supérieurs à l'homme. Et c'est un humanisme européen qui, à
mes yeux, assume de protéger la nature parce qu'elle fait partie de nos
équilibres et de ce qui nous a été transmis mais de le faire en humanistes pour
nous et nos enfants.
Mesdames et Messieurs, j'ai été trop long, j'en ai
conscience, mais il y aurait encore tant de choses à dire. Et je sais très bien
qu'à l'issue de ce propos, d'aucuns me reprocheront de ne pas assez avoir parlé
du continent africain, de notre voisinage, de réforme des traités, de la
modernisation de ces derniers et de tout ce que je n'ai pas dit.
L'Europe est une conversation qui ne se termine pas. Et c'est un projet,
d’ailleurs, qui n'a pas de borne. D'un point de vue philosophique,
civilisationnel, c'est vrai. N'oublions jamais que le rapt d'Europe se fait sur
des terres qu'on prétend asiatiques par un dieu grec. Il y a une forme
d'ambiguïté et c'est pour ça que ça ne se termine pas. Ici même, à la Sorbonne,
Ernest Renan se demandait ce qu’était une nation. Et l'heure est venue pour
l'Europe de se demander ce qu'elle compte devenir.
À mes yeux, parler de l'Europe est toujours parler de la France. Mais vous
l'avez compris, nous vivons un moment décisif. Notre Europe peut mourir, je
vous le disais, et elle peut mourir par une forme de ruse de l'histoire. C'est
qu'elle a fait énormément de choses ces dernières décennies ; c'est, qu'en
quelque sorte, les idées européennes ont gagné le combat gramscien ; c'est
que tous les nationalismes à travers l'Europe n'osent plus dire qu'ils vont
sortir de l'Euro et de l'Europe. Mais ils nous ont tous habitué à un discours
qui est le « oui-mais », qui est de dire : « j'empoche tout ce que
l'Europe a fait, mais je le ferai plus simple, mais je le ferai en ne
respectant pas les règles, mais je le ferai au fond en bafouant ses fondements
». Au fond, ils ne proposent plus de sortir de l'immeuble ou de
l'abattre ; ils proposent juste de ne plus avoir de règles de copropriété,
de ne plus investir, de ne plus payer le loyer. Et ils disent : ça va marcher.
Et le risque, c'est que tous les autres sont en train de devenir timides en
disant : « les nationalistes, les anti-européens sont très forts partout dans
nos pays ». C'est normal, il y a de la crainte, il y a de la colère dans les
moments de choc que nous vivons, précisément parce que nos compatriotes,
partout en Europe, sentent que nous pouvons mourir ou disparaître.
La réponse n'est pas dans la timidité, elle est dans l'audace. La réponse n'est
pas dans le constat de dire : « ils sont en train de monter partout »
et de se dire : « on a le choix ». Cette année, les Britanniques vont
choisir leur avenir, les Américains vont choisir leur avenir ; le 9 juin, les
Européens aussi.
Mais le choix, ce n'est pas de faire comme on a toujours fait, ce n'est pas
juste d'ajuster. C'est d'assumer de porter des paradigmes nouveaux. Alors, je
sais bien, après Voltaire, c'est difficile d'être optimiste - c'est peut-être
même pour certains une question de crédibilité - je le sais. Mais c'est une
forme d'optimisme, de la volonté.
Oui, je crois que nous pouvons reprendre le contrôle de nos vies, de notre
destin, par la puissance, la prospérité et l'humanisme de notre Europe. Et au
fond, au moment où les temps sont incertains, pour reprendre, sans bien la
citer, ce qu’Hannah Arendt disait dans La Condition de l'homme moderne : la
meilleure manière de connaître l'avenir quand les événements reviennent, quand
l'imprévu est là, la meilleure manière de connaître l'avenir, c'est de faire
des promesses que l'on tient.
Eh bien, ce que je vous propose, c'est forts de notre lucidité, de nous faire
ces quelques grandes promesses pour l'Europe de la décennie à venir et de nous
battre ardemment pour les tenir. Alors, nous avons peut-être une chance de
connaître l'avenir. En tous cas, nous nous serons battus pour choisir le nôtre.
Vive l'Europe ! Vive la République et vive la France !