Cela fait des années que j’alerte sur la montée de l’irrespect
concomitante avec celle d’une autonomisation débridée et irresponsable de l’individu
dans une perversion ultime de l’individualisme qui conduit à des comportements
individuels et collectifs de plus en plus agressifs et violents dans les propos
et les agirs.
La montée des extrémismes populistes est une des conséquences
de ce phénomène qui trouve à s’exprimer pour le pire sur internet et
particulièrement sur les réseaux sociaux.
Peut-on le qualifier de «décivilsation» et/ou de «déshumanisation»
parce qu’il est le contraire de toutes les valeurs humanistes qui fondent le bien
vivre ensemble d’une démocratie républicaine.
Pour ma part, je préfère le deuxième terme mais les deux
signifient à peu près la même chose, c’est-à-dire un délitement des principes
qui doivent régir les rapports sociaux dans une communauté libre et égale.
Encore que l’on peut également prétendre que ces principes n’ont
jamais été respecté.
D’ailleurs, les textes se lamentant de l’absence de respect
de la dignité de l’autre viennent d’auteurs qui du 19e et du 20e
siècle.
C’est donc cette «marche en avant» vers plus de civilité qui
s’est cassée en ce 21e siècle et qui a laissé la place à une société
où l’agressivité est devenue une des principales marques.
Il est grand temps de nous mobiliser pour éviter que notre
quotidien devienne une jungle où, ne l’oublions jamais, les plus faibles
seront, in fine, toujours les premières victimes.
Car l’ordre démocratique si décrié par certains est celui du
plus faible, c’est-à-dire qu’il protège le plus faible face au plus fort, dont
le régime de prédilection est l’autoritarisme voire le totalitarisme.
J’accompagne ces réflexions d’un texte écrit il y a quelques
temps pour un ouvrage sur la démocratie du respect:
Le philosophe allemand Emmanuel
Kant affirme que le premier impératif de l’être humain est «Agis de telle façon
que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans celle d’autrui,
toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen».
C’est le respect dû à autrui, le
respect mutuel.
Pour le philosophe français
Emmanuel Levinas, «Tout commence sans conteste dans le respect de l'homme et
dans la lutte pour sa libération, pour son autonomie, pour la loi qu'il se
donne à lui-même, pour ‘la liberté gravée sur les Tables de pierre’, comme le
veulent nos docteurs de la Loi». Son compatriote, Paul Ricœur, voyait également
dans le respect dû à autrui, une reconnaissance de l’autre, un fondement de
l’éthique mais estimait qu’il fallait trouver un juste milieu entre le moi et
l’autre.
Cependant, malgré ces citations,
ces quelques propos ne sont pas philosophiques mais avant tout politiques dans
le sens où ils sont là afin d’affirmer qu’une société ne sera jamais vraiment
démocratique et vraiment équilibrée si le respect de la dignité de chaque
humain – donc de son individualité, de sa différence ontologique et
irréductible – ne devient pas la vertu principale de son fonctionnement parce
qu’elle est la seule qui peut donner au lien social sa totale légitimité, qui
peut apporter le liant essentiel pour fonder l’humanisme indispensable au vivre
ensemble de toute société équilibrée et, en même temps, permettre à chacun
d’être ce qu’il est, de travailler librement à devenir ce qu’il veut être et de
réaliser son projet de vie.
Ces citations veulent rappeler
que le respect est bien une notion fondamentale de l’existence humaine
notamment dans dimension sociale. Car, ici on poursuit plutôt l’objectif du
penseur et homme politique français, Frédéric Passy (1822-1912). Première
personne à avoir jamais reçu le Prix Nobel de la paix (conjointement avec le
Suisse Henri Dunant, fondateur de la Croix-Rouge), il disait, lors d’une
conférence: «Mais comment la paix pourrait-elle exister, sinon par le respect
mutuel encore (…). C'est encore dans le respect mutuel, je dirai plus, dans la
bienveillance mutuelle, dans cette amitié qui, suivant une parole d’Edouard Laboulaye
[juriste et homme politique français (1811-1883)], est le ciment des sociétés
humaines, que nous pouvons trouver les éléments sérieux et durables de la paix
sociale. Le respect donc, le respect toujours. Oui, tout se résume dans le
respect de la personnalité humaine, fondé sur ce sentiment que la personnalité
humaine est sacrée, parce qu'elle n'est pas un accident passager.»
Puis d’ajouter: «Il y a,
au-dessus de ces sociétés particulières qui s'appellent des nations, une
société supérieure qui s'appelle le genre humain, dans laquelle le respect
mutuel, la justice, la bienveillance ne sont pas moins nécessaires que dans
chacune de ses parties.». Et il faisait une mise en garde qui parait si
contemporaine:
«Que voulez-vous que devienne une
société dans laquelle dès l'enfance, dès la jeunesse, on s'est habitué à ne
plus penser qu'à ses droits, ou du moins à ce qu'on appelle ses droits, c'est-à-dire
à ses intérêts et ses fantaisies, sans se préoccuper des droits et des intérêts
des autres, des égards qui sont dus aux autres?»