Dans certaines circonstances, même dans une société
totalitaire, je suis obligé de me déterminer face à certaines situations, dans
certaines circonstances, face à certains événements particuliers.
Par exemple, même dans une dictature j’ai le choix de
respecter son ordre ou de le défier.
Si je refuse de choisir, je ne peux affirmer que ce refus
est un «non-choix» puisque par cette soi-disant abstention j’ai décidé en fait
de faire allégeance au régime en place.
Le despote me demande de choisir mon comportement face à son
régime qui se résume à l’accepter – et ce même si je ne suis d’accord avec lui
– ou à le refuser.
Et si le despote est renversé par un régime démocratique et
que je refuse une nouvelle fois de choisir, ce non-choix est à nouveau un choix
où j’accepte le nouvel ordre.
Peu importe que dans ma tête je sois pour un régime
dictatorial ou démocratique voire même que je ne veuille pas choisir
intellectuellement entre l’un ou l’autre.
Dans les faits j’ai choisi.
Mais ce choix est-il une liberté?
Si c’est le cas, il nous faut alors distinguer deux sortes de
liberté: celle qui est inhérente à ma qualité d’être vivant qui implique, face
à une situation, une obligation d’opter parmi les alternatives possibles et
celle qui est légitime car découlant de ma qualité de personne à
l’individualité propre.
Dans la première, choisir m’est imposé indépendamment de ma
volonté de me déterminer.
Dans la deuxième, j’ai le pouvoir de choisir et c’est ma
volonté qui en est l’élément moteur.
Cependant, ici, nous devons nous demander réellement si
l’impératif de choisir qui est constant dans la vie quotidienne s’appelle
liberté ou autre chose.
Car, être libre «est l’état de
celui, de ce qui n'est pas soumis à une ou des contrainte(s) externe(s)» qui
peuvent venir «de la puissance contraignante d’autrui» selon les dictionnaires.
Donc, même si je choisis ou non
de respecter l’ordre totalitaire en réalité mon choix est contraint par la
puissance d’autrui.
Et cette contrainte est
antinomique avec la liberté telle que définie ci-dessus.
Ainsi que l’écrit Epictète, «est
libre celui qui vit comme il veut, qu’on ne peut ni contraindre, ni empêcher,
ni forcer, dont les volontés sont sans obstacles, dont les désirs atteignent
leur but, dont les aversions ne rencontrent pas l’objet détesté».
En outre, la liberté pour
s’exercer pleinement doit s’accompagner de la sécurité de ma personne
c’est-à-dire que si j’agis librement, je ne peux pas et ne doit pas être
inquiétée de mon choix sauf si celui-ci contredit l’ordre juridique qui permet
à la liberté de l’autre de pouvoir également s’exercer.
Pour autant, dans un cadre
totalitaire où j’ai été contraint de me déterminer par rapport à lui, où je
suis en danger si j’agis en dehors de son ordre, je garde évidemment ma liberté
de penser même si je ne puis l’exprimer.
Et c’est celle qui me permet
d’ailleurs de choisir de le soutenir ou de le défier.
De même je peux faire nombre de
choix libres dans ma vie quotidienne comme mettre des chaussettes noires ou
bleues.
Donc, il y a, au minimum, des
éléments de liberté dans le joug qui m’enserre.
C’est aussi le cas pour des choix
qui concerne mon existence au-delà du régime politique dans lequel je vis.
Je peux choisir de manger ou non,
c’est-à-dire de vivre ou non.
Il y a là une contrainte tout
aussi évidente dans ce choix mais pas dans celui de manger ou non des carottes,
de la viande ou du chocolat et ceci est une vraie liberté de choix de vie.
A moins de considérer que le
choix premier qui est contraint rejaillit sur tous les autres choix que
j’effectue.
Ainsi, la vie me contraint de
choisir de vivre ou de mourir.
Mais je n’ai pas choisi de vivre,
cela m’a été imposé comme un régime totalitaire dans lequel je suis né m’impose
de vivre dans son ordre avant que je ne choisisse mon camp.
Ici, un des éléments fondamentaux
de la condition d’humain libre m’est refusé, l’indépendance face à une
situation donnée.
Pour autant, qui peut dire que
cette indépendance est réelle dans nombre de situations particulières.
Ai-je vraiment le choix d’être
riche ou pauvre?
Ai-je vraiment le choix de ce que
je suis physiologiquement parlant, en particulier de mon état de santé?
Les contraintes sont donc
nombreuses sur mes choix donc sur mon indépendance de choisir, donc sur ma
liberté.
Dès lors, tout ce qui découle de
ce choix premier – décider de vivre ou mourir – doit lui être associé.
Si c’est le cas, la liberté
première n’existe pas d’autant que, comme je viens de le dire, je n’ai pas
choisi de naître, mes parents ont décidé de cela à ma place.
Mais à quel moment puis-je me
considérer comme libre?
Est-ce que je peux réellement
affirmer que mon choix de manger ou non des carottes est issu d’une contrainte
sur le fait d’exister ou non?
Si le fait d’avoir un choix borné
ne peut être qualifié de liberté parce que je dois avoir la capacité de choisir
en toute indépendance entre toutes les possibilités existantes alors il n’y a
plus de limite à la liberté qui devient licence.
Donc le bornage de la liberté
avec cet axiome premier qu’elle s’arrête là où commence celle d’autrui est un
fait.
Dès lors, ce n’est pas parce que
je n’ai le choix qu’entre deux alternatives dans une situation bornée – vivre
ou ne pas vivre, accepter ou ne pas accepter l’ordre dictatorial – que je ne
suis pas libre de faire d’autres choix qui, eux, ne sont pas limités à un oui
ou un non.
In fine, j’ai donc un degré de
liberté qui demeure dans les situations les plus liberticides ou existentielles
qui s’imposent à moi, même si je n’ai pas accepté leurs prémisses.
Je n’ai pas choisi de vivre et je
n’ai pas choisi de vivre en dictature.
Cependant, je n’ai pas
l’intégralité des attributs de la condition d’être libre.
La question se pose de savoir si
je peux «un jour» posséder tous les attributs.
Parce qu’il faut peut-être ici
introduire, à côté de la notion d’espace, la notion de temps.
Si je n’ai pas été libre
d’exister – existence que l’on a choisie pour moi sans mon assentiment –, si je
n’ai pas été libre de me déterminer ou peu dans mon enfance et mon adolescence,
si je ne le suis pas encore ou pas encore tout à fait dans ma vie d’adulte,
puis-je le devenir?
Je ne peux refaire le passé, je
dois vivre le présent où je ne suis pas forcément libre mais puis-je espérer
acquérir l’entière liberté?
Si j’ai la volonté de devenir
libre, est-ce possible d’y parvenir?
Mais je ne peux me défaire de
choix binaires qui sont, par exemple, d’accepter ou non de vivre, de vivre ou
non dans tel système politique.
Je peux sans doute être une «liberté
en devenir» en vivant et le devenir un court instant si je décide en pleine
conscience de me suicider, le suicide étant peut-être l’acte le plus libre que
je puisse accomplir au cours de mon existence.
Si je choisis de vivre, je dois
ensuite me plier aux impératifs de ce choix sans pouvoir m’en absoudre.
Je dois boire de l’eau, manger
des aliments, dormir, faire mes besoins.
Ceci s’impose et point de liberté
autre que de mélanger l’eau avec des ingrédients qui en feront une boisson
originale, par exemple.
En outre, dans cette existence
que j’ai choisi de vivre, je dois accepter son absurdité, c’est-à-dire qu’elle
n’ait pas de sens pour mon intelligence.
Aucune de mes réflexions ne peut
m’amener à la vérité du pourquoi si tant est qu’il puisse en exister une autre
que le hasard.
Hasard qui peut être considéré
comme une contrainte sur ma vie puisqu’au-delà de m’avoir fait naître dans ce
monde, il m’a fait naître dans tel endroit, de tels parents, dans tels
condition matérielles, avec telle aspect, etc.
Et je ne puis me défaire de certaines
conséquences de ce hasard même si j’ai recours à des palliatifs qui ne sont
souvent que des artifices pour tenter de m’en abstraire le plus possible.
Là aussi je suis contraint par ma
condition d’être humain que je ne peux dépasser intellectuellement.
Même en utilisant la distinction
entre existence et essence, je ne règle pas la problématique. Car si j’existe
avant d’être, le fait d’exister n’est pas un choix mais une contrainte dans le
sens où l’existence m’a été imposée sans mon consentement.
Et l’essence que je deviens est
évidemment issue de cette existence, elle ne peut jamais la nier sauf dans le
suicide.
Si l’essence, à l’inverse,
précède l’existence, cela ne change guère car, là non plus, je n’ai pas choisi
ma qualité d’être humain.
Et l’existence qui en découle est
également un fait auquel je ne peux me soustraire.
Cette discussion nous mène à
envisager que le fondement de ma liberté ne se trouve peut être pas dans le
choix.
N’est-ce pas plutôt dans ma capacité
effective à vivre mon individualité?
Ne suis-je libre que si je peux
vivre ma différence, mes différences?
Seulement ensuite cette
possibilité de vivre à mon envie (en respectant celle de l’autre) me permet de
faire des choix.
Choisir serait donc une
conséquence de la liberté et non sa condition.
Mais il me semble que je tourne
en rond parce que j’en reviens à la liberté de choix.
Sauf que j’ai posé que ma liberté
dépend d’abord de la possibilité d’exprimer pleinement mon individualité qui
n’est pas une question de choix face à une contrainte extérieure particulière
mais est consubstantielle à ma qualité d’être vivant.
Je m’explique.
Mon individualité n’est pas une
possibilité mais une réalité, la réalité ultime de ce que je suis, ce que je
consolide au fil des ans, ce qui ne peut m’être enlevé que par la mort même si
on peut me réprimer et m’opprimer d’être ce que je suis.
Bien sûr, je décide en partie
plus ou moins grande selon mon envie, mes aptitudes, mes capacités, l’éducation
et l’enseignement que j’ai reçus, d’être ce que je suis mais quoi qu’il arrive
ce n’est pas un choix d’être une fois que j’ai décidé de vivre mais un état qui
existe dès ma naissance et qui est en continuelle construction et qui ne peut
m’être retiré.
Par la contrainte, par les sévices,
par un endoctrinement forcé, on peut tenter de briser mon individualité mais on
ne peut la détruire.
Mes aspirations profondes
demeurent en témoigne la possibilité de les retrouver même après avoir vécu
dans un régime totalitaire qui a essayé d’anéantir ce que je veux appeler ici
mon «âme», ce qui caractérise ce que je suis, ce qui est le fondement de ma
personnalité propre que je ne partage avec quiconque, ce qui constitue mes
différences.
Si être libre c’est d’abord la
possibilité et la capacité de vivre mon individualité et mes différences alors
le respect de mon individualité m’impose impérativement de respecter celle de
l’autre et, de ce fait, la liberté, la vraie, est nécessairement bornée à un
moment ou un autre.
Par ailleurs, c’est un fait, mon
individualité s’épanouira le mieux dans le cadre d’un régime démocratique parce
qu’elle pourra bénéficier du plus grand nombre d’attributs qui lui permettent
d’exprimer ce qu’elle est et ses différences le plus et le mieux possible.
C’est dans une démocratie, par exemple, que j’aurais la possibilité d’exprimer
à voix haute ce que je pense.
Pour en revenir au choix, l’alternative
binaire peut être considérée comme le plus haut degré de ma liberté. Vivre ou
ne pas vivre, vivre dans un régime totalitaire ou se révolter, respecter ou non
les lois dans l’ordre démocratique, dire oui ou non à une proposition sont
souvent des choix essentiels qui déterminent tous ceux à alternatives
multiples.
Mais ce qui semble évident est
qu’il n’existe pas de liberté ontologique – d’une part parce que je n’ai
pas choisi de vivre et parce que la liberté n’existe pas à l’ «état de nature»,
d’autre part – mais que des capacités en puissance de liberté dans certaines
circonstances si je possède l’aptitude en acte accompagnée d’une volonté de la
pratiquer.
D’où cette conséquence forte et indépassable: je n’ai que la
«liberté que je peux», celles de mes capacités, et non «liberté que je veux»
qui, elle, ne serait limitée que par celle de l’autre.
Tant mieux si la «liberté que je veux» est parfois similaire
à la «liberté que je peux» ou si je me contente de cette dernière, mais cette
borne existera quoique je fasse.
Pour autant, si la
liberté à l’état de nature n’existe pas, j’ai un droit «naturel» à revendiquer
ma liberté ou les attributs de liberté dans un environnement que je n’ai pas
choisi, dans un monde où naître m’a été imposé.
Ici, il nous faut dépasser le constat théorique et basculer
dans la pratique, dans la pratique de la liberté qui m’est malgré tout offerte,
toute imparfaite qu’elle soit.
Dans ce cadre contraint, quels sont les attributs réels de
la liberté, ceux dont je peux vraiment disposer ou, tout du moins, du mieux
possible?
Comme on l’a vu plus haut, j’ai ce choix de vivre ou non,
c’est-à-dire une liberté de mettre fin ou non à mon existence.
Ensuite, j’ai la liberté de penser indépendamment du fait
qu’elle puisse être «contaminée» par mon éducation, par la propagande, par des
éléments extérieurs à moi-même.
Précision que ma liberté de penser n’est pas celle de penser
«juste» mais de développer mes propres pensées.
Et puis, j’ai des bouts de liberté une fois que j’ai accepté
de vivre et qui découlent de ce choix, c’est-à-dire qu’ils sont malgré tout
bornés mais néanmoins réels.
Je peux me révolter contre le dictateur même si c’est sa
présence qui est à l’origine de cet acte.
Mais tout n’est pas réglé pour autant pour me qualifier de
«libre» ou de «plus libre possible».
Reste maintenant à déterminer mon aptitude à être libre.
Etre libre est une capacité, une aptitude qui s’apprennent.
Il ne me suffit pas de vouloir être libre et de le prétendre
pour l’être.
Il ne me suffit pas de prendre des décisions pour que j’assume celles-ci.
C’est tout le problème de l’autonomie qui est constitutive
de la liberté mais, si elle est déconnectée de la responsabilité, devient de la
licence.
Car l’autonomie peut s’exercer sans la responsabilité.
Or être libre c’est assumer tous les actes que je fais de
mon propre chef et qui ne me sont dictées par aucune autorité quelconque.
Etre libre c’est engager ma responsabilité dans tous les
actes que je fais librement.
La responsabilité est la contrepartie de la liberté sans
aucune exception.
Si j’agis libre c’est qu’aucune pression ne m’est imposée et
donc que je dois assumer l’acte que je décide d’accomplir.
Bien évidemment, un régime fait d’obligations existe lorsque
je vis en société et qui s’imposent à moi par le biais d’une autorité légitime.
Mais les remplir ne peut être catégorié comme un acte libre
et donc m’y conformer n’engage pas ma responsabilité mais seulement
l’acceptation de leur légitimité dans le cadre de la vie en société.
En revanche, je suis responsable de la manière dont je
remplis ces obligations et évidemment du non-respect de celles-ci.
Fondamentalement, mon aptitude à être libre est la seule
réalité de ma liberté.
On peut me proposer toutes les libertés possibles, si je ne
suis pas capable de les pratiquer, je ne suis pas libre mais empêché par ma
propre inaptitude en la matière.
Ici, il faut ajouter la distinction entre les inaptitudes
venant de ce que je suis, de mon individualité – celles dont je viens de parler
–, et les inaptitudes extérieures comme mes conditions de vie matérielles et
les bornes superficielles qui me sont imposées dans mon existence.
Les dernières, évidemment, sont entraves dont je peux me
plaindre et contre lesquelles j’ai une légitimité à les combattre si j’estime
qu’elles sont des obstacles à l’épanouissement de mon individualité.
Reste une question incontournable: suis-je prêt à payer le
prix de la liberté?
Car, oui, la liberté n’est pas gratuite, elle a un prix que je
dois accepter de payer pour la pratiquer.
Ce prix est la responsabilité, à la fois, celle de
prendre des décisions et ensuite d’endosser leurs conséquences.
Si je n’accepte pas cette responsabilité alors, soit
je m’en remets à d’autres pour prendre des décisions me concernant
personnellement, soit, en refusant d’assumer mes actes, je nie la substance
même de mon individualité en déniant être ce que je suis.
Que ce soit l’une ou l’autre proposition voire les
deux en même temps, je ne peux prétendre être libre puisque je ne m’assume pas
et je laisse les autres décider pour moi et/ou je nie leur individualité en
leur transférant la sanction des conséquences de mes actes que je refuse de
supporter.
Ainsi, si je ne veux pas payer le prix de la liberté,
c’est moi-même qui renonce à être libre et qui s’attaque à ma propre
individualité.