Dans le premier ouvrage politique qu’il ait publié en 1786, «De l’influence de la révolution d’Amérique sur l’Europe», Condorcet définit les droits humains comme émanant tous de la «sûreté de la personne» qui puisse, dans l’égalité, exercer sa liberté.
Cela comprend, selon lui, «le droit de contribuer soit immédiatement, soit par des représentants à la confection des lois et à tous les actes faits au nom de la société», «conséquence nécessaire de l’égalité naturelle et primitive de l’humain».
Mais il précise que «l’on doit regarder une jouissance égale de ce droit pour chaque humain usant de sa raison comme le terme duquel on doit chercher à se rapprocher».
Et il ajoute immédiatement que «tant que l’on ne l’a pas atteint, on ne peut pas dire que les citoyens jouissent de ce dernier droit dans toute son étendue.»
«Des républicains zélés, continue-t-il, l’ont regardé comme le premier de tous, et il est vrai sans doute que dans une nation éclairée, dégagée de toute superstition où il appartiendrait en réalité à tout citoyen qui pourrait ou voudrait l’exercer, la jouissance de ce droit assurerait celles de tous les autres. Mais il perd ses avantages les plus précieux, si l’ignorance, si les préjugés écartent ceux qui doivent l’exercer du sentier étroit que la règle immuable de la justice leur a tracé (…).»
Et de constater que «dans une société très nombreuse, il doit arriver presque nécessairement que ce droit se trouve presque nul pour le plus grand nombre des habitants d’un pays».
Parlant pour son époque, la fin du 18e siècle, celui qui fut un ardent défenseur et promoteur de l’école pour tous afin de permettre aux individus de devenir des citoyens à part entière par une formation qui leur permettrait d’utiliser et d’exercer leurs droits en toute connaissance de cause et en toute responsabilité, Condorcet fait un constat que l’on peut encore faire, en partie, à notre époque.
En effet, combien de personnes, même dans les démocraties les plus anciennes et les plus avancées, sont réellement capables d’exercer leurs droits de citoyens et donc leurs devoirs, les uns n’allant pas sans les autres?
Certainement beaucoup plus que dans les années précédant la Révolution française mais nous sommes sans doute loin encore d’un pourcentage de 100%.
Or, on le sait, la démocratie ne peut fonctionner qu’avec une population bien formée et informée.
Sans remettre aucunement en cause l’universalité des valeurs, principes et règles de la démocratie, l’instauration d’un diplôme du citoyen délivrée par l’école (ou par une institution pour ceux qui seraient déscolarisés ou pour les étrangers naturalisés) semble aujourd’hui nécessaire voire indispensable, non pas pour priver certains de leurs droits mais pour que tous puissent l’exercer avec une connaissance minimum de la démocratie et de son fonctionnement, sachant que si la liberté de l’humain est «naturelle» (c’est-à-dire consubstantielle à la qualité d’humain), la démocratie est une construction culturelle qui a besoin d’être comprise pour bien être appliquée.
Délivré lors d’un examen après un suivi de cours d’éducation civique, il consisterait à vérifier que toute personne qui serait candidate à son obtention sait lire, écrire et compter mais aussi comprend des notions comme la liberté, l’égalité, l’élection de représentants, la protection de la minorité, le respect de la dignité de l’autre, l’Etat de droit.
Examen basique et simple mais néanmoins sanctionnant un savoir minimum pour exercer ses droits de citoyen et qui ferait que tout détenteur de ce diplôme serait inscrit automatiquement sur les listes électorales et recevrait des informations à périodes répétées sur la démocratie et son fonctionnement.
Il ne s’agit pas d’établir, comme dans les Etats du Sud des Etats-Unis au temps de la ségrégation, des barrières au droit de vote – qui consistaient alors à faire passer des examens surréalistes à la population noire afin de l’empêcher de l’exercer et ainsi de l’exclure de fait de la citoyenneté – mais seulement de former dans une école gratuite et obligatoire les futurs citoyens.
Ceux qui ne réussiraient pas l’examen ou qui ne voudraient pas le passer, bénéficieraient évidemment des mêmes droits que tous les diplômés à l’exclusion du droit de vote dans l’attente de le passer ou de le repasser, ce qu’ils pourraient faire à tout moment.
Une instance indépendante serait instituée pour mettre en place le contenu de l’examen – avec tous les spécialistes de toutes les disciplines requises pour qu’il soit le plus juste et le mieux adapté – et pour contrôler la bonne application des règles voire pour intervenir afin de faire cesser tout détournement et abus en la matière.
Ses décisions pourraient bien entendu être contestées devant la justice.
Loin de limiter la démocratie, le diplôme serait la base, à la fois, de son approfondissement et son extension mais, en premier et tout simplement, serait le garant de son bon fonctionnement grâce à des individus capables de comprendre les enjeux de leur citoyenneté et leur responsabilité en la matière pour eux et leurs proches ainsi que pour les autres.
Nous voyons bien après près de 250 ans de fonctionnement de la démocratie (les Etats-Unis devinrent une nation indépendante et démocratique en 1783 lors du Traité de Paris) dans au moins un des pays du monde, nous n’avons pas réussi le pari de former l’ensemble des populations du monde libre à être des citoyens éveillés et responsables sans qui cette même démocratie demeure un projet inachevé voire une chimère.
Et nous ne pouvons attendre indéfiniment que par un miracle venu d’on ne sait où, ces populations acquièrent le savoir si on ne leur dispense pas et si on ne le vérifie pas au moins une fois dans l’existence de chacun.
J’ajoute que ce diplôme fait partie d’un plus vaste dessein où entre également la création d’un service public de l’information libre, indépendant, gratuit, déontologiquement inattaquable qui informerait le citoyen afin de lui permettre d’être suffisamment éclairé pour choisir ses représentants et pour contrôler leur action ainsi que pour être capable de comprendre le monde dans lequel il vit afin d’être un acteur responsable de sa vie.
Sans oublier, l’enseignement de l’Histoire à un tout autre niveau qu’aujourd’hui car, comme le disait l’historien Marc Bloch, «l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent: elle compromet, dans le présent, l’action même».
Vaste chantier, donc, que de permettre à chacun d’être le citoyen qu’il mérite d’être pour réaliser au mieux son projet de vie tout en respectant la dignité de l’autre et son projet personnel, le tout dans une vie commune où tous se conforment aux règles du vivre bien ensemble.
Mais entreprise essentielle et incontournable pour que vive longtemps la démocratie.
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