mardi 18 mai 2021

L’Editorial d’Alexandre Vatimbella. Pas de liberté pour les ennemis de la liberté?

Quand on entend les propos pleins de sagesse de la philosophe Monique Canto-Sperber dans son dernier livre, «Sauver la liberté d’expression», elle qui veut lutter contre la désinformation, les fake news, la cancel culture et la violence des discours qui s’est accrue exponentiellement avec les réseaux sociaux en y opposant la capacité de débattre où la parole serait vraiment partagée dans un juste équilibre, on applaudit mais on demeure dubitatif tellement la situation s’est détériorée ces dernières années.

En revanche, on la soutient lorsqu’elle expliquer que la liberté d’expression n’est pas la liberté d’opinion, la seconde devant demeurer libre et sans entrave, tandis que la première doit être organisée dans un cadre où elle ne peut déraper.

Oui, tout peut être pensé, non, tout ne peut pas être dit et écrit publiquement.

Cependant, le problème cardinal, voire vital, de la liberté d’expression et d’opinion tient dans ce paradoxe extrême qui fait que la liberté est attaquée et souvent supprimée avec ses propres armes c’est-à-dire à la liberté donnée par la liberté à ceux qui veulent l’abattre de pouvoir s’exprimer en toute liberté au risque de néantiser la liberté des autres, de tous les autres, dans les faits.

Oui, tout commence par des mots parce que nous sommes des êtres communicants.

Donc toute ignominie a commencé par des mots pensés, dits, écrits.

Ce sont par des mots que le nazisme, le fascisme, le franquisme, le léninisme et le stalinisme ont d’abord attaqué la liberté avant de la détruire une fois au pouvoir.

Tout était dans Mein Kampf d’Hitler, dans Que faire? de Lénine.

Car le problème n’est pas d’avoir peur de la liberté d’opinion mais bien d’une parole débridée qui, in fine, la fera disparaitre concrètement alors que rien et personne ne sont légitimes à le faire.

Parce que l’attentat contre de la liberté par les mots se transforme souvent en agression contre les personnes, psychologiquement et physiquement.

Lors du génocide des Arméniens par les autorités turques, la première décision fut d’arrêter, de déporter et d’exterminer toute leur intelligentsia  culturelle et politique, de les priver du droit à la parole pour mieux les exterminer, une leçon que les autorités allemandes n’oublieront pas.

Dès lors, ne doit-on pas agir préventivement et faire sienne cette fameuse adresse qui est attribuée – faussement – à Saint-Just lors de la Révolution, «Pas de liberté pour les ennemis de la liberté».

Cette sentence, au premier abord est terrible parce qu’elle semble être une contradiction totale de ce qu’est la liberté qui doit être la même pour vraiment exister, surtout qui ne peut être brandie contre elle-même.

La liberté est basée sur l’égalité, ne peut exister sans l’égalité de tous à pouvoir l’exercer.

Pourtant, elle parle de cette contradiction que contient en elle-même la liberté, la possibilité de ses ennemis de l’utiliser pour la supprimer.

Que recouvre en fait cette discrimination?

D’abord et fondamentalement que c’est pour que l’égalité de chacun à être libre demeure effective que les ennemis de la liberté ne peuvent l’utiliser contre elle.

Ensuite que ceux qui ne respectent pas la liberté des autres ne peuvent prétendre bénéficier de leur liberté.

Ou l’on défend la liberté et l’on a le droit de s’en servir, ou l’on est un ennemi de celle-ci et on ne peut l’instrumentaliser contre elle.

Plus prosaïquement, la liberté se défend contre ses ennemis c’est-à-dire que l’on ne peut demeurer passif devant ceux qui profitent d’un régime de liberté pour l’abattre.

Ce que nous apprend ce XXI° siècle avec la montée de l’autonomie irresponsable de l’individu couplée avec la montée d’un égoïsme irrespectueux de l’autre qui favorise les thèses autoritaires, c’est qu’à l’inverse que ce que croyaient les libéraux, on a besoin, et de la liberté des «anciens», et de la liberté des «modernes», et de la liberté «positive», et de la liberté «négative» dans une dimension collective (alors que l'inventeur de cette dichotomie, Isaiah Berlin l'envisageait du point de vue individuel).

C’est un constat en rapport avec l’évolution des mentalités et des comportements mais aussi des capacités humaines ici et maintenant.

Contrairement à ce que pensaient les libéraux des 17e, 18e et 19e siècles, non seulement la liberté des «modernes», celle reposant sur le libre-choix de chacun, n’a pas créé un monde ouvert où tout le monde se respecte mais la formation et l’information, condition sine qua non d’un individu capable de bien d’utiliser sa liberté pour lui et vis-à-vis des autres, ont failli ou, tout au moins, demeurent largement incomplètes.

Or, pour que la liberté vive, il faut une personne qui respecte l’autre et qui, correctement formée et informée, comprend la nécessité de faire vivre la liberté comme un bien commun inaliénable.

Aujourd’hui, la liberté est simplement revendiquée comme un bien «naturel» et individuel qui repose sur la fiction que nous naissons libres.

Si cette fiction est essentielle pour affirmer que l’être humain n’a d’autre maitre que lui et ne peut être asservi même volontairement, elle l’a, à l’inverse, conduit à se désintéresser de la dimension éminemment collective de la liberté, en particulier dans sa défense.

Ainsi, la participation des citoyens doit être effective avec la mise en place partout où cela est possible d’une association entre les gouvernés et les gouvernants dans une sorte de cogestion de la démocratie, participation qui passe évidemment par le fait de remplir ses «devoirs de citoyen» comme d’aller voter à chaque élection.

Mais ces devoirs ne doivent pas s’arrêter là.

L’absence dans la plupart des démocraties d’un service obligatoire à rendre à la communauté (comme l’était par exemple le service militaire et qui pourrait prendre aujourd’hui la forme de périodes à dédier à la communauté dans des domaines les plus divers) a distendu le lien entre la liberté de l’individu et ses devoirs qui en découlent envers celle-ci.

Ce n’était pas une évidence il y a encore cinquante ans, cela l’est devenu désormais.

La liberté n’est en effet pas donnée «naturellement» mais elle se conquiert et elle ne se conserve pas sans agir, c’est-à-dire qu’elle doit être protégée contre ses prédateurs, ce qui ne peut se faire qu’ensemble.

Or cette protection ne peut être réalisée individuellement mais doit se faire collectivement parce que tout les membres de la communauté sont dans le même bateau et pour qu’il demeure à flot et qu’il continue sa traversée, l’ensemble de l’équipage doit aller dans le même sens.

De même, il ne s’agit pas seulement de lutter contre l’oppression pour être libre (liberté négative) mais bien d’agir pour la faire vivre dans la collectivité en prenant par à son fonctionnement et à sa protection (liberté positive).

Face à cela, ceux qui veulent tuer la liberté sont évidemment les ennemis de sa dimension individuelle et collective.

Ils doivent être combattus comme tels et non être tolérés comme une sorte de résidu naturel de la liberté qui ne pourrait satisfaire tout le monde.

Car la liberté n’est pas un bien, ni même un droit, c’est l’état indépassable de la condition humaine d’une société respectueuse de chacun de ses membres.

A ce titre, cette société est tout à fait légitime de se battre contre les ennemis de cette liberté.

Pour cette dernière, c’est tout simplement une question de vie ou de mort.

Et elle ne peut se laisser assassiner.

D’où le combat légitime de ses défenseurs.

Et n’oublions pas que ce combat n’est pas initié par eux mais bien par les ennemis de la liberté.

 

 

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