Emmanuel Macron |
Lors d’un long entretien donné au think tank américain Atlantic Council, le 4 février, Emmanuel Macron a fait un tour d’horizon très complet de situation internationale, parlant notamment de la relation retrouvée avec les Etats-Unis du centriste Joe Biden mais aussi de la problématique chinoise, des interrogations sur le devenir de l’OTAN, des inquiétudes qu’inspirent le régime de Poutine en Russie et celui d’Erdogan en Turquie.
Il a également abordé la question de ce que doit devenir la mondialisation à la sortie de la crise sanitaire actuelle où il souhaite que la question de la justice sociale soit au centre des échanges commerciaux et plus le seul intérêt des consommateurs.
Il a dressé un tableau de l’état de la démocratie actuelle face aux attaques violentes qu’elle subit tant de la part de ses ennemis extérieurs qu’intérieurs.
Il a adressé un message à la jeune génération qu’il a félicité pour sa compréhension des enjeux actuels face à la pandémie la covid19.
Enfin, il a déclaré vouloir construire une vraie souveraineté européenne et reconstruire avec le nouveau président des Etats-Unis un multilatéralisme foulé au pied par Donald Trump pendant les quatre dernières années.
Voici les propos d’Emmanuel Macron:
► Attaques contre la
démocratie
La violence, la haine et la xénophobie sont de retour dans nos sociétés et que
c’est une tendance récente. Certains groupes politiques les attisent et les
légitiment. Il s’agit pour moi d’un changement anthropologique majeur. J’ai
récemment eu l’occasion d’en parler plus en détail, mais selon moi, le contrat
fondamental en démocratie est que les citoyens peuvent choisir la personne qui
les dirige. Ils l’élisent. Ils élisent les personnes qui vont rédiger les lois.
Ils ont la liberté d’expression et de manifestation. Mais en échange, tout le
monde doit se respecter. Il faut accepter que certaines personnes ne soient pas
d’accord avec vous et que la violence soit interdite. Et il semble que certains
discours politiques ont redonné à la violence une légitimité dans nos sociétés,
en prétendant que pour répondre à la violence, entre guillemets, des
institutions économiques ou sociales, le fait de descendre dans la rue et de
tuer, de blesser ou de détruire était légitime. Soudain, la violence
réapparaît, alors qu’elle disparaissait progressivement. Cette tendance
m’inquiète beaucoup car elle menace nos démocraties, et nombreux sont ceux qui
considèrent qu’elle est inacceptable. Comment y mettre fin ? Les gens comme
vous et moi, dans la rue, attendent de nous que nous mettions un terme à cette
violence car ils ne pensent pas qu’elle soit acceptable, mais c’est très
difficile quand beaucoup d’autres personnes estiment qu’elle est légitime. Et
c’est exactement ce que vivent nombre de nos démocraties. Je suis profondément
convaincu que les réseaux sociaux jouent un rôle important dans cette
évolution, qui, je le répète, est anthropologique, car ils ont légitimé une
certaine désinhibition dans le discours. Je veux dire qu’ils ont encouragé une
culture de l’agressivité et du conflit et, selon moi, cela a modifié
progressivement la nature profonde du débat démocratique. C’est la raison pour
laquelle nous devons traiter ces problématiques si nous souhaitons préserver
nos démocraties. Nous avons fait beaucoup de progrès au cours des trois ou
quatre dernières années dans la lutte contre le terrorisme sur les réseaux
sociaux et les plateformes internationales. Je m’en souviens, cela a commencé
ici avec la question du terrorisme. Après les attentats terroristes du mois de
juillet 2017, nous avons lancé une initiative, avant de la promouvoir au sein
des Nations Unies. Au tout début, de nombreuses voix se sont élevées, au nom de
la liberté d’expression, qui au passage est constitutive de notre culture,
contre la régulation de nos réseaux sociaux visant à lutter contre les contenus
terroristes. Quelques mois plus tard, un attentat a eu lieu à Christchurch et,
encore et toujours ici, nous avons lancé l’Appel de Christchurch avec la
Première ministre de la Nouvelle-Zélande, Jacinda Ardern, et d’autres dirigeants.
Nous avons obtenu des principaux réseaux sociaux et plateformes américains un
engagement déterminant, celui de supprimer dans un délai d’une heure tout
contenu terroriste identifié par la plateforme, les réseaux sociaux et nos
services. Et, je peux vous l’assurer, ils l’ont fait. Ils sont très efficaces
et nous ont beaucoup aidés, et nous avons fait adopter il y a quelques semaines
une législation à l’échelle européenne poursuivant le même objectif. Ce que
nous avons fait pour lutter contre les attaques terroristes, nous devons le
faire également pour lutter contre les discours de haine, la xénophobie et bien
d’autres problèmes sur les réseaux sociaux. Le seul moyen de préserver nos
démocraties est de rétablir un ordre public et démocratique dans ce nouvel
espace de réflexion et de vie, qui abrite de plus en plus d’activités en raison
de la pandémie. Cette nouvelle réglementation, je pourrais même dire cette
nouvelle gouvernance, doit être démocratique et faire l’objet d’échanges entre
nos responsables politiques. Je pense que c’est très important, qu’il s’agit
même de l’un des enjeux clés de notre époque. J’ai évoqué ces initiatives que
nous avons lancées avec succès, mais nous devons renforcer nos efforts. Les
images très violentes filmées au Congrès ont extrêmement choqué à Paris. Et
j’ai exprimé mon amitié, ma solidarité et la confiance que j’ai dans la force
de votre démocratie. Mais en même temps, nous avons également été très perturbés
parce que quelques heures plus tard, toutes les plateformes - et permettez-moi
d’être très politiquement incorrect - mais ces mêmes plateformes qui avaient
parfois aidé le Président Trump à encourager ces mêmes manifestations de
manière si efficace quelques heures auparavant, à la seconde même où elles ont
été sûres qu’il n’était plus au pouvoir, ont coupé le micro de manière soudaine
et ont désactivé toutes les plateformes sur lesquelles ses partisans et lui
avaient la possibilité de s’exprimer. D’accord, à très court terme, c’était la
seule réponse efficace, mais ce n’était pas une réponse démocratique. Je ne
veux pas vivre dans une démocratie où les décisions clés, où la décision de
couper le micro, pour faire en sorte que vous ne soyez plus en mesure de vous
exprimer en raison de la nature de votre discours, où ces décisions sont prises
par un acteur privé, par un réseau social privé. Je veux qu’elles soient prises
en application d’une loi votée par nos représentants ou de réglementations,
d’une gouvernance, débattues de manière démocratique et approuvées par des
dirigeants démocratiques. Il s’agit d’une question décisive si nous voulons
arrêter cela, parce que 2018 en France et 2021 aux États-Unis ont révélé une
nouvelle violence de nos démocraties, largement liée à ces réseaux sociaux et,
au fond, à notre nouveau mode de vie.
► Jeune génération
Concernant la jeune génération, je suis convaincu qu’elle comprend bien
mieux que nous l’importance du changement climatique et qu’elle a pleinement
conscience que la solution pour apporter des réponses claires et pertinentes à
cette question se trouve dans l’élaboration d’une stratégie globale fondée sur
la coopération. Ces jeunes sont ceux qui ont vingt ans en pleine pandémie. Ce sont
les étudiants qui, à l’âge des premières amours, sont privés des bars et des
restaurants et ne peuvent parfois même pas se rendre à l’école ou à
l’université. Cette situation est profondément injuste, sachant que les
confinements et autres restrictions que nous décidons visent à protéger nos
aînés. Je commencerai par dire que les jeunes comprennent pleinement la
nécessité d’une solidarité entre les générations. Toutefois, ce qu’ils veulent
maintenant, ce dont ils ont besoin, à mon avis, ce n’est pas seulement de faire
partie d’un monde très organisé et d’avoir la possibilité de gagner de l’argent
et de vivre une vie normale. À mon sens, ils veulent prendre part au processus
de réinvention, ils veulent pouvoir recréer un nouveau monde. Ils veulent jouer
un véritable rôle dans cette recréation non pas seulement d’un nouveau
gouvernement, mais de l’ensemble du système et de notre capacité à vivre
ensemble. Si j’avais un message à transmettre à cette génération, ce serait
d’abord celui-ci : merci, vraiment, car je sais que les efforts que nous vous
demandons, que nous demandons à votre génération, sont certainement les plus
lourds de tous. Parce qu’il ne s’agit pas uniquement de vous protéger et de
rester à la maison, entre autres. Il s’agit de renoncer, en substance, à tout
ce qui fait les plaisirs de la vie à votre âge. Et pourtant, vous consentez ces
efforts justement parce que nous avons sans doute redécouvert, au cours de
cette période, ce que signifient la solidarité et la fraternité, parce que
toutes les générations ont accepté de s’arrêter pour protéger une partie de la
population. Parce que nous avons décidé de faire passer la vie humaine avant
les intérêts économiques et avant toute autre chose. Pourtant, ce que nous
devons à votre génération, ce n’est pas un retour à la normale le jour d’après.
Tout d’abord, nous devons vous fournir la possibilité d’étudier pendant cette
période, pour que vous ayez clairement et pleinement conscience du rôle actif
et important que vous jouez dans notre lutte contre le virus et pour vous aider
à mettre en œuvre de nouvelles initiatives, au cours de cette période et à
l’avenir, à transformer le monde et à construire ce que j’ai appelé, au début
de cette discussion, un nouveau consensus. Pour vous aider à innover et à proposer
de nouvelles solutions. Soyons clairs, je suis sûr que notre monde, après cette
crise, sera d’abord un monde au sein duquel la vie humaine, la dignité humaine,
aura bien plus de valeur qu’auparavant. Un monde au sein duquel la lutte contre
les inégalités pour parvenir à un système de santé ambitieux et équitable sera
beaucoup plus intense. Un monde au sein duquel nous devrons relancer la
croissance de manière à ce qu’elle profite beaucoup plus à tous. Vous avez un
rôle à jouer, car vous êtes la génération qui innove. Quand je parle
d’innovation, je parle d’innovation technologique, mais également d’innovation
sociologique et structurelle. Ce monde est un monde au sein duquel nous pouvons
mettre au point et concevoir de nouvelles solutions. Je voudrais ajouter qu’au
cours de cette période, l’impensable a été fait pour lutter contre le virus.
Désormais, au fil des jours, l’impensable doit être fait et mis en place afin
d’apporter de nouvelles solutions aux changements climatiques, de lutter contre
les inégalités et de favoriser une nouvelle croissance qui profite à tous. Je
pense que notre rôle et notre devoir, en tant que personnalités politiques,
sont de donner aux jeunes la possibilité de faire cela, en veillant à ce qu’ils
puissent aller à l’école ou à l’université, en leur assurant la meilleure
situation d’après-crise possible et, sans doute, en leur donnant le maximum de
possibilités et de chances de contribuer à la solution et à ces innovations.
► Union européenne
Je crois au fait national, bien sûr. Nos démocraties sont fondées sur
l’expression de nos populations au niveau national. Mais si l’on considère le
contexte actuel, face à tous ces changements et aux tensions croissantes, il
est évident que l’Union européenne est un acteur crédible et qu’elle agit à
l’échelle appropriée. Depuis le tout début de mon mandat, mon objectif a été de
réinventer ou de rétablir une vraie souveraineté européenne. Au cours des
dernières décennies, nous avons laissé de l’espace à une approche nationaliste
réclamant davantage de souveraineté au niveau national. Mais la véritable
souveraineté, la capacité à décider pour nous-mêmes, à élaborer nos propres
règles et réglementations et à faire nos propres choix, est pertinente à
l’échelle européenne. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé d’avoir
un programme d’action commun en matière de technologie, de défense, de monnaie,
de réponse économique et budgétaire à la crise et dans bien d’autres domaines.
Et c’est ainsi que nous avons progressivement forgé ce concept d’autonomie
stratégique. Il signifie tout simplement que l’Union européenne doit pouvoir se
considérer comme une entité commune adaptée, capable de prendre des décisions
seule et d’investir beaucoup plus dans des secteurs clés de sa souveraineté,
comme la défense. Cette décision n’est pas seulement compatible avec l’OTAN,
mais elle est totalement cohérente. C’est pourquoi je suis fermement convaincu
que cette dynamique et cette décision de coopérer davantage à l’échelle
européenne correspond complètement, totalement aux intérêts des
États-Unis. Pourquoi en suis-je convaincu ? Parce qu’au cours des
dernières décennies, au sein de l’OTAN, les États-Unis étaient d’une certaine
manière les seuls responsables de notre sécurité. Et comme certains de nos
dirigeants d’aujourd’hui et d’hier l’ont exprimé, les efforts n’étaient pas
justement répartis. C’est vrai. Et petit à petit, la relation s’est pervertie
car, d’une certaine façon, faire partie de l’OTAN signifiait bénéficier de la
protection de l’armée américaine et, en contrepartie, avoir accès aux contrats,
fournir des contrats et acheter du matériel américain, et je pense qu’il
s’agissait d’une approche perdant-perdant tant pour les pays européens que pour
les États-Unis. Pourquoi ? Tout d’abord, la présence des soldats américains en
Europe et dans notre voisinage, déployés à cette échelle sans que cela ne
corresponde à la défense d’intérêts clairs et directs, n’est pas une approche
durable. Il arrive un moment où nous devons assumer bien plus de
responsabilités concernant notre voisinage. Le caractère durable de la prise de
décision dans les sociétés démocratiques était donc en jeu. Ensuite, la
décision de l’Europe de ne pas assurer sa propre défense était selon moi
implicite et progressive. Et je ne connais aucune entité politique existante
qui n’assure pas la protection de sa population. Si l’on souhaite porter,
promouvoir et préserver l’idée et la réalité de l’Union européenne, celle-ci
doit être en mesure de protéger sa population. C’est pourquoi l’autonomie
stratégique signifie en premier lieu que les acteurs européens doivent investir
beaucoup plus pour eux-mêmes. En ce qui me concerne, j’ai décidé d’accroître le
budget consacré à notre défense. Ensuite, œuvrer activement ensemble pour des
projets communs, harmoniser notre organisation et mettre au point de nouvelles
technologies et de nouveaux équipements communs. C’est ce que nous avons fait
avec l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, et ce que nous avons aussi lancé au
niveau européen. Troisièmement, mettre en place des programmes
d’investissements massifs tout en développant bien plus les interventions
conjointes avec une culture commune en matière d’intervention. C’est ce que
nous avons mis en avant. Je l’ai proposé le 17 septembre à la Sorbonne. Et à
présent, une dizaine de pays rejoignent cette initiative européenne
d’intervention, qui est un concept inédit. Elle se traduit par des exemples
concrets, je veux dire par une nouvelle approche, par exemple dans le Sahel, où
nous coopérons avec beaucoup plus de pays européens dans le cadre de la Task
Force Takuba, afin de mieux protéger les pays du Sahel. Et je pense que cette
approche est tout à fait dans l’intérêt des États-Unis car elle permet
davantage de concertation et de solidarité au niveau européen et un engagement
renforcé des forces armées européennes dans des situations différentes, ce qui diminue
la pression sur les autres membres de l’OTAN, et donc sur les États-Unis.
Bien sûr, je souhaite préserver la coordination politique intense qui existe
avec les États-Unis pour définir et élaborer le concept politique de l’OTAN. Je
veux également préserver l’interopérabilité de nos forcées armées car
l’efficacité de nos interventions partout dans le monde en est renforcée. Avec
les États-Unis et le Royaume-Uni, nous avons décidé au printemps 2018 de mettre
en place une coopération unique afin de lutter contre l’utilisation des armes
chimiques en Syrie. L’OTAN a permis notre interopérabilité. Dans les semaines
et les mois à venir, nous vivrons des moments cruciaux car je pense que, sur la
base des rapports demandés après les mots durs que j’ai eus fin 2019, l’OTAN se
trouve dans une phase de clarification. Les nouveaux concepts doivent être
clarifiés et nous devons exprimer clairement ce que nous voulons. Qui est
l’ennemi ? Au départ, l’OTAN a été créée pour lutter contre l’URSS. Et
maintenant, qui est l’ennemi ? Qui sont les terroristes et les principaux
ennemis de nos sociétés ? Comment aborder les nouvelles problématiques liées au
Pacifique, à la Chine : la question se pose. C’est un sujet que personne n’ose
aborder. Nous devons pourtant en parler très ouvertement. Mon souhait est
d’adopter à ce sujet une approche politique car je veux vivre dans un monde
stable et en paix. Mais cela veut dire que nous devons parvenir ensemble à nous
parler franchement et ouvertement, parfois exprimer des avis divergents.
Toutefois, je pense que nous devons affronter ce problème. Troisièmement,
respecter un code de conduite clair entre les États membres. Comment peut-on
parler de partenariat, en tant que membres de l’OTAN, lorsqu’un partenaire
comme la Turquie se comporte comme elle l’a fait en 2019 et en 2020. Il me
semble constater des changements, j’en suis heureux, et je voudrais saluer la
récente déclaration du Président Erdogan, mais les États-Unis comme l’Europe se
sont heurtés à une agressivité incroyable sur différents théâtres d’opérations
au cours des deux années écoulées. Et j’estime qu’il est absolument essentiel
de clarifier ce que doit être une attitude solidaire et un bon comportement
dans ce cadre. Tout cela est possible parce que l’Europe est bien organisée,
plus efficacement, et justement parce que nous avançons sur ce concept de
souveraineté et d’autonomie stratégique.
► Etats-Unis
La priorité absolue dans la relation à la nouvelle Administration
américaine et dans le travail entre les États-Unis et l’Europe, est de parvenir
à un multilatéralisme fondé sur des résultats. Ces dernières années, nous avons
travaillé dur pour préserver le cadre multilatéral. Toutes les questions (la
pandémie, la crise économique et sociale, les nouvelles inégalités, les
changements climatiques, les enjeux pour la démocratie, etc.), requièrent une
plus grande coordination de nos actions. Or, au cours des dernières années,
nous avons assisté à une forme de délitement des cadres et enceintes
multilatéraux existants. C’est la raison pour laquelle la priorité absolue est
de reconstruire ce multilatéralisme, évidemment en prônant un multilatéralisme
solidaire pour être sûrs d’être efficaces et précisément solidaires, mais aussi
pour parvenir à un multilatéralisme axé sur des résultats, ce qui signifie
parvenir à des résultats concrets pour apporter des solutions aux principales
difficultés, ou à tout le moins pour commencer à y apporter des solutions. Je
considère que les tout premiers jours de cette nouvelle Administration sont
cruciaux pour s’orienter dans cette voie : la décision du Président Biden de
revenir à l’OMS, en tant que contributeur mais aussi en participant à une
enceinte multilatérale œuvrant pour la santé mondiale; en rejoignant également
l’initiative « Un monde, une santé » ; en participant à notre initiative ACT-A
en faveur non seulement du continent africain mais aussi de tous les pays
pauvres et émergents dans le contexte de la pandémie. Il faut y ajouter
l’engagement pris d’investir au moins 4 milliards dans cette initiative. Il y a
évidemment aussi la décision de réintégrer l’Accord de Paris et de rejoindre le
cercle des pays en mesure d’atteindre l’objectif de neutralité carbone d’ici à
2050. Il y aura probablement aussi des décisions au sujet de l’Organisation
mondiale du commerce et ainsi de suite. C’est une question prioritaire parce
que si le principal acteur, celui chargé de garantir le système en dernier
ressort, quitte le navire, c’est évidemment un coup dur porté au
multilatéralisme. Et ceux qui viennent à profiter de cette situation sont
précisément les éléments perturbateurs ou ceux qui sont en mesure de proposer
ou de promouvoir une autre forme de multilatéralisme, qui ne repose pas sur nos
valeurs communes et ne constitue pas un multilatéralisme véritable ni
équitable. La deuxième question clé, qui est en lien avec la précédente, est la
suivante : comment pouvons-nous, tous ensemble, être inventifs ? Car il est
évident qu’il va nous falloir innover afin de trouver des solutions aux
nouvelles problématiques. Comment pouvons-nous construire de nouveaux
partenariats et bâtir le « nouveau consensus » de notre planète mondialisée,
comme nous l’avons baptisé ici à Paris il y a quelques semaines? Nous sommes
face à un monde où la lutte contre les inégalités doit être une priorité. Les
inégalités étaient déjà un problème majeur avant la pandémie et elles le seront
d’autant plus dans la période post-covid19. Nous sommes également confrontés à
une réglementation affaiblie en matière de maîtrise des armements, du fait des
décisions qui ont été prises. Nous devrons probablement inventer de nouvelles
formes de coopération et de nouveaux partenariats pour traiter des questions
liées au climat et à la biodiversité ; c’est ce que nous avons fait ces
dernières années avec le « One Planet Summit » afin de préserver l’Accord de
Paris et de lancer de nouvelles initiatives en faveur de la biodiversité. Nous
devons nous montrer très innovants car ce nouveau type de partenariat implique
de mettre en place de nouvelles formes de coopération entre les États, mais
aussi avec les acteurs privés, les ONG et certaines entités régionales. Et bien
sûr, face aux enjeux numériques et aux crises que vivent nos démocraties, nous
devrons nouer une série de nouveaux partenariats afin de donner véritablement
corps à ce nouveau consensus. Il s’agit pour moi du deuxième pilier de cette
relation essentielle. Et c’est dans ce domaine que, selon moi, l’Union
européenne et les États-Unis sont deux acteurs majeurs, qui doivent bien sûr
construire ensemble mais également faire preuve d’une grande ouverture
vis-à-vis des autres acteurs qui partagent nos valeurs, et plus précisément,
ces nouvelles solutions dans le contexte actuel. Et troisièmement, je crois que
nous devons jouer un rôle bien plus important dans les crises régionales et
adopter une approche cohérente de ces crises. Le Président Biden et moi-même
avons évoqué certaines de ces crises régionales. Mais lorsque nous parlons du
Moyen-Orient, de l’Afrique, de la région indopacifique, concept que nous avons
essayé de mettre en avant ces dernières années, nous ne pouvons pas laisser de
côté le sujet de la relation entre les États-Unis et l’Europe, de notre
aptitude à agir ensemble et à préserver ou à rétablir la paix et la stabilité
dans certaines de ces régions. Certaines d’entre elles font partie du
voisinage européen. D’autres se trouvent dans des zones clés dans le contexte
actuel. Certaines peuvent justement contribuer à redéfinir la relation entre
l’Union européenne et la Chine, et entre les États-Unis et la Chine, dans les
années à venir. Et le traitement de ces crises régionales met en lumière la
façon dont l’Administration américaine souhaite s’y impliquer de nouveau, ainsi
que ses priorités. Pour moi, la lutte contre le terrorisme est une priorité
absolue, et la paix et la stabilité de cette région du monde sont de la plus
haute importance. Cela pose la question de la clarification du rôle de l’OTAN,
nous y reviendrons sans doute, et des partenariats existants dans ce cadre. Ces
trois piliers sont, selon moi, les fondations sur lesquelles nous devons bâtir
la relation avec la nouvelle Administration américaine.
► OTAN
Plus l’Europe s’investit pour défendre, soutenir et participer à la
protection de son voisinage, plus les États-Unis en bénéficieront car cela
contribue à une meilleure répartition des efforts. Reste à déterminer la nature
de la coordination au sein de l’OTAN et à clarifier notre projet politique et
nos objectifs communs. Bien sûr, la nouvelle administration ouvrira la voie à
une approche plus coopérative. C’est une certitude. Regardons la réalité telle
qu’elle est. Le Moyen-Orient et l’Afrique sont nos voisins. Pas ceux des
États-Unis. C’est un fait. Je ne parle là que de géographie. Je me souviens de
ce que nous disions sur la Syrie il y a quelques années : la décision juste et
démocratique de l’administration des États-Unis a finalement consisté à ne pas
répondre à l’usage d’armes chimiques par une opération militaire et une
attaque. Or, cette décision a privé les Européens de leur capacité à agir
d’eux-mêmes. Je pense que la crédibilité de l’OTAN en a souffert et que les
Européens eux-mêmes s’en sont trouvés affaiblis, car les enjeux ne portaient
pas sur une région très lointaine. En 2013, on parlait de la Syrie pour
désigner l’endroit où se sont préparés les attentats terroristes menés à Paris
en novembre 2015. Je parle donc de ma propre sécurité. C’est pour cette raison
que les Européens doivent comprendre la nécessité d’une coopération, d’une
interopérabilité et d’une collaboration très étroite avec les États-Unis. Mais
il ne s’agit absolument pas de nous mettre dans une situation de dépendance
vis-à-vis des décisions des États-Unis. En effet, toute décision démocratique
prise par ce pays pourrait être motivée par des considérations nationales, par
une politique intérieure et, bien entendu, dans une certaine mesure, par les
intérêts du pays lui-même, et pourrait donc différer de celle privilégiée par
l’Europe, notamment en ce qui concerne nos pays voisins. C’est ainsi que je
veux expliquer notre autonomie stratégique. Et je dirais que pour un côté comme
pour l’autre, cette approche est la bonne et qu’elle permet de préserver nos
intérêts respectifs. Il s’agit de se défaire d’une mentalité prégnante en
Europe, qui découle du concept d’absence de défense européenne, construit sur
des décennies. Dans de nombreux pays, après la Seconde Guerre mondiale, nous
avons créé un système, une mentalité, presque un ADN, où il était indispensable
de ne pas se démarquer nettement et de ne pas avoir à prendre soi-même des
décisions. Nous entrons aujourd’hui dans une nouvelle période où nous devons
être en mesure de préparer et de soutenir notre défense européenne. Toutefois,
je tiens à insister sur la nécessité d’une étroite coopération avec les
États-Unis. En ce qui concerne la Turquie, la situation dans laquelle elle a
placé l’Europe et les États-Unis est aberrante. Je dirais que l’absence de
régulation par l’OTAN, d’intervention permettant de mettre fin à l’escalade,
nous a nui à tous. Je voudrais rappeler qu’il y a deux ans, la Turquie a lancé
une opération dans le Nord-Est de la Syrie sans aucune coordination ni avec
l’OTAN, ni avec les États-Unis, ni avec la France. À ce moment-là, nos troupes
étaient déployées sur le terrain, car la coalition, menée par les États-Unis,
avec le concours de l’OTAN, se trouvait en Syrie. Cette opération lancée
par la Turquie était motivée par des considérations nationales, qui revenaient
à dire : « Les Forces démocratiques syriennes représentent une menace
terroriste pour moi, car elles sont liées au PKK. » Pour certaines d’entre
elles, c’est exact. Mais la Turquie a de facto lancé des opérations militaires
dans une région où se trouvait la coalition et contre nos intermédiaires. Les
soldats des États-Unis, les soldats de la France et tous nos autres soldats ont
combattu Daech sur le terrain à leurs côtés. Soudain, l’un de nos membres a
décrété qu’ils étaient terroristes et qu’il fallait les tuer. C’est exactement
ce qu’il s’est produit. L’OTAN, les États-Unis et la France ont perdu toute
crédibilité dans la région. Comment peut-on vous faire confiance si vous
agissez de la sorte, sans aucune coordination ? Or, les opérations menées par
la Turquie ont été rendues possibles par la décision des États-Unis, implicite
puis explicite, de se retirer de Syrie. Après la Libye, au Haut-Karabagh, en
Méditerranée orientale, la Turquie a systématiquement adopté un comportement
hostile vis-à-vis de ses différents partenaires, l’Europe ou les membres de
l’OTAN, avec la volonté de cadrer la situation avec la Russie. C’est pour
cette raison que j’ai déclaré que l’OTAN était en état de mort cérébrale. En
effet, quel en est le concept ? Qui en est l’ennemi ? Quelles sont les règles
du jeu dans une organisation où vous êtes censés être alliés, mais où de tels
comportements sont tolérés ? En 2020, nous avons accentué la pression et avons
obtenu des résultats. Les mois à venir seront décisifs. Je salue avec
enthousiasme les récentes déclarations du Président Erdogan : je pense qu’elles
sont en grande partie dues à nos accomplissements à l’échelle européenne et au
réengagement de la nouvelle administration des États-Unis, bien plus en accord
avec l’approche traditionnelle de l’OTAN, c’est-à-dire avec une approche
normale et exigeante. Je m’en réjouis sincèrement. J’espère que nous
obtiendrons des résultats, qui seront alors la preuve concrète de notre
efficacité. Ainsi, il conviendrait de régler la situation en Libye, de faire
partir les troupes turques de Libye, d’obtenir le départ des milliers de
djihadistes envoyés depuis la Syrie vers la Libye par la Turquie elle-même (en
violation totale avec la conférence de Berlin), de régler la question syrienne
avec le reste de la coalition et, je l’espère, de résoudre la situation au
Haut-Karabagh et de diminuer la pression en Méditerranée orientale, lorsque la
situation semblera plus favorable. Ainsi, je pense qu’il est essentiel que
dans les prochains mois, les États-Unis, l’Europe et quelques autres membres
étudient avec rigueur les rapports qui nous ont été récemment fournis par les
experts mandatés il y a un an pour clarifier les nouveaux concepts. Comme je le
disais, qui est l’ennemi ? Mon ennemi est-il Daech, par exemple ? Pas
nécessairement, ces petits groupes, et ainsi de suite ? Comment réglementer la
situation ? Comment identifier l’ennemi pour légitimer toute intervention
extérieure ? Quel code, quelles règles faut-il instaurer entre les États
membres ? Nous disposons de règles bien définies concernant la solidarité dont
peut bénéficier un État attaqué. Toutefois, nous ne disposons pas d’une
autorité réglementant les interventions dans certains pays, où de nouveaux
intérêts peuvent entrer en jeu et où une opération lancée par un autre État
membre s’avère contre-productive. Lorsque nous parlons de la mer Méditerranée
ou du Moyen-Orient, nous parlons de nos voisins. L’intervention de la Turquie a
de réelles conséquences pour nous. Ainsi, je suis convaincu que l’autonomie
stratégique revêt toujours une grande importance et que le réalignement et le
réengagement des États-Unis dans l’OTAN est nécessaire à ces clarifications et
à la réaffirmation de l’OTAN non pas comme une superstructure coordonnant nos
forces armées, mais comme un organisme politique nous permettant d’harmoniser
nos choix et de coordonner nos politiques.
► Mondialisation
Je pense que la libéralisation des échanges a permis une hausse de la
croissance et a ouvert de nombreuses perspectives. C’était une stratégie
extrêmement efficace pour réduire la pauvreté dans de nombreuses régions.
Cependant, nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation assez différente
et nous nous devons d’élaborer un programme d’action plus vaste. D’abord, bien
évidemment, nous devons, et devrons une fois que la COVID19 sera derrière nous,
reprendre certains échanges, qui ont perdu en rapidité et en stabilité. Et je
pense que la priorité est de préserver et d’améliorer l’accès au marché ainsi
que notre capacité à fournir des débouchés et à organiser efficacement notre
commerce et nos industries. Nous devons prendre en compte le changement climatique,
comme je le disais, et trouver des solutions pour réduire notre empreinte
carbone, ce qui implique de repenser notre logistique et de rapprocher la
production du marché final. C’est un point très important. Le second aspect est
la question des inégalités, sur laquelle je souhaite insister. La
libéralisation de nos échanges était principalement axée sur le consommateur et
visait à réduire le prix des différents produits et biens. Or, elle a provoqué
la disparition de nombreux emplois dans notre société, c’est une réalité. Nous
avons réduit la pauvreté dans les pays pauvres et émergents, mais creusé les
inégalités dans nos sociétés, ce qui s’inscrit dans la crise démocratique que
nous vivons. A propos de la crise démocratique. J’ai centré ma réponse sur la
violence et la haine, mais les inégalités jouent aussi un rôle crucial dans ce
processus, car elles légitiment la montée de la violence. Ainsi, toute
stratégie commerciale doit prendre en compte la question des inégalités dans
notre société. Pour être très franc, je crois aujourd’hui à un commerce
multipartite, qui implique les consommateurs, les travailleurs, les parties
prenantes et les citoyens afin de concilier les enjeux liés à l’économie, au
climat et aux inégalités. Ceci explique aussi pourquoi je souhaite qu’aucun
accord commercial régional ne soit signé avec un pays ou une région qui ne
respecte pas l’Accord de Paris. Toutefois, nous devons également évaluer les
avantages et les inconvénients d’une telle stratégie. Tout ceci doit faire
l’objet d’une grande réflexion. Mais bien plus encore, dans les mois et les
années à venir, nous devons travailler activement tous ensemble à l’élaboration
d’une stratégie commune à l’OMC, à l’OIT et au FMI, qui soit conforme à notre
réglementation multilatérale en matière de changement climatique et de
biodiversité. Seule l’harmonisation de nos différentes stratégies permettra de
construire la stratégie d’ouverture et de commerce durable de demain.
► Chine
Nous considérons la Chine à la fois comme un partenaire, un concurrent et
un rival systémique. Cela signifie qu’elle est un partenaire pour traiter de
certains sujets mondiaux. Par exemple, sur la question des changements
climatiques, la Chine est un partenaire. Elle a pris des engagements, elle
change le système, elle s’efforce de réduire ses émissions de CO2. Et je dois
dire qu’elle a mis en place ces dernières années un marché carbone performant.
Elle a pris des engagements clairs et a obtenu des résultats. Mais pour les
questions commerciales et industrielles, la Chine est un concurrent. Et elle
est un rival systémique, compte tenu de ses ambitions dans la région
indopacifique et de ses valeurs, de la question des droits de l’Homme. La
question est donc de savoir comment concilier ces différentes priorités. Pour
moi, il y a deux scénarios différents, qui doivent être exclus. Le premier
serait de nous mettre en position de nous allier tous contre la Chine. Ce
scénario est le plus conflictuel qui soit. Pour moi, il est contre-productif,
car il inciterait la Chine à renforcer sa stratégie régionale et à réduire sa
coopération sur les différentes priorités. Et je crois que cela serait dommageable
pour nous tous. Un deuxième scénario pour l’Union européenne, irrecevable,
consisterait à nous affirmer en tant que partenaire clair de la Chine, ce qui
nous placerait à égale distance de la Chine et des États-Unis. Cela serait
absurde puisque nous ne représentons en aucun cas un concurrent systémique pour
les États-Unis. En effet, nous partageons des valeurs et une histoire communes,
et devons également relever les défis de nos démocraties et ce qui vient d’être
évoqué. La question qui se pose pour nous est celle de comment parvenir à
coopérer au sujet de certaines problématiques et de devenir l’acteur clé qui
incitera la Chine à respecter ses engagements. Impossible de savoir ce que
l’avenir nous réserve. À dire vrai, les prochains semestres seront sans doute
décisifs pour la Chine et ses dirigeants, le pays et son gouvernement. La Chine
a décidé d’intégrer le cadre multilatéral, à savoir l’OMS et l’Organisation
mondiale du commerce, entre autres. Alors que les États-Unis se réengagent,
quelle sera la réaction de la Chine ? Je pense que nous devons nous
efforcer de travailler ensemble en toute bonne foi. C’est pourquoi je
demanderai à ce qu’un sommet au format P5 soit organisé dans les prochains mois
afin de rétablir une certaine convergence de vues entre les cinq membres
permanents du Conseil de sécurité et de restaurer l’efficacité de cette
enceinte, en chute libre ces dernières années. Deuxièmement, je pense que nous
devons amener la Chine à s’engager dans un programme climatique audacieux et
efficace. En outre, il me semble que le réengagement des États-Unis offre une
bonne occasion d’entamer une discussion proactive à ce sujet. La Conférence de
Glasgow en fin d’année permettra bien évidemment d’aborder la question. De
plus, elle se déroulera presque en même temps que la COP chinoise sur la
biodiversité. Troisièmement, il nous faut désormais instaurer une initiative
mondiale relative au commerce, à l’industrie et à la propriété intellectuelle.
À cet égard, je pense que la divergence des États-Unis et de l’Union européenne
au cours de ces dernières années a été totalement contre-productive. Il me
semble que nous devrions relancer la discussion, au niveau de l’OMC bien
entendu, mais aussi de l’OCDE, puisqu’en tant que membres, nous dialoguons avec
la Chine. Nous pourrions également introduire de nouvelles formes de discussion
afin de régler la question de la propriété intellectuelle, essentielle au même
titre que celle de l’accès au marché, dans le but d’instaurer une nouvelle ère
de normalisation et de transparence. Enfin, quatrièmement, se pose la question
des droits de l’Homme. Sur ce point, il me semble nécessaire de faire pression,
d’être très clairs et de trouver le moyen de renouveler notre engagement sur
certains points fondamentaux. À cet égard, je considère l’accord
d’investissements signé à la fin de l’année dernière entre l’Union européenne
et la Chine comme une occasion favorable. Soyons honnêtes, cet accord n’est ni
particulièrement étendu ni facteur de changement, ni pour la Chine ni pour
l’Union européenne. Il présente certes des éléments positifs et significatifs,
répond à certaines problématiques relatives à l’investissement et à l’accès aux
marchés, mais, restons lucides, il n’aborde pas la question de la propriété
intellectuelle. Cependant, pour la toute première fois, la Chine accepte de
s’engager dans le cadre des normes de l’OIT, notamment sur des questions
relatives au travail qui touchent aux droits de l’Homme. Je trouve cette
attitude très intéressante, car elle permet d’évaluer la pertinence d’une telle
discussion. J’ai essayé de distinguer ces différentes dimensions. Selon moi,
notre dialogue avec la Chine nous permet d’établir une stratégie efficace ; il
est dans l’intérêt collectif de concrétiser celle-ci, car nous abordons des
questions globales en évitant les approches que je qualifierais de
controversées. Si nos objectifs sont évidemment très ambitieux, surtout en
matière d’économie, je pense qu’il est dans l’intérêt de tous de réduire les
conflits, mais je n’ai pas la solution définitive. En ce qui concerne les
droits de l’Homme, question très complexe, il convient d’augmenter la pression,
de mener des discussions franches et de renouer le dialogue sur certaines
questions spécifiques. Pour y parvenir dans les mois, les années à venir et à
long terme, nous devons bien évidemment préserver notre autonomie stratégique
et notre capacité à négocier de bonne foi, pour les États-Unis, mais aussi pour
l’Union européenne elle-même. Concernant la technologie, l’intelligence
artificielle et les initiatives dans ce domaine (la question de l’espace sera
également cruciale), nous devons être en mesure de coopérer si nous le
souhaitons. Il nous faut cependant à tout prix éviter de dépendre entièrement
de la Chine, mais également des États-Unis, non pas pour des raisons de
distance équivalente, mais parce que je ne souhaite pas dépendre entièrement
des décisions américaines. À défaut, je ne pourrai plus prendre de décisions
dans l’intérêt du continent européen lui-même. C’est pourquoi j’ai lancé, il y
a un an et demi, une initiative pour la 5G afin de disposer d’une solution 100
% européenne. Dans cette optique, nous avons également restreint les solutions
françaises. De plus, j’ai décidé de défendre cette initiative lors des
discussions bilatérales avec la Chine. Je suis très heureux de constater qu’en
mars 2020, la Commission européenne a introduit ses propres normes pour la 5G,
pour l’encadrement de nos plateformes et pour la réglementation relative à
l’intelligence artificielle. En outre, je pense qu’il nous est possible de
coopérer bien davantage grâce au partenariat mondial pour l’intelligence
artificielle, lancé il y a quelques semestres, lors du G7. J’espère que les
États-Unis rejoindront cette initiative. Élaborée de concert avec le Canada,
elle nous permet de travailler collectivement en évitant toute dépendance en ce
qui concerne les décisions techniques et d’instaurer ainsi une gouvernance démocratique
commune sur la question de l’intelligence artificielle. La préservation des
solutions européennes et de notre capacité décisionnelle est la condition sine
qua non de toute discussion avec la Chine à ce sujet.
► Afrique
La COVID19 est en effet un sujet très intéressant pour réfléchir au moyen
de parvenir à des résultats grâce au multilatéralisme. Et volontairement, je ne
réfléchis pas seulement en termes de vaccins, car je crois que la question est
celle de la crise de la COVID19 et de ses conséquences. Je pense d’abord, au
niveau du G20, au lancement en mars 2020 de l’initiative ACT-A, alors pilotée
par les dirigeants européens, mais dans une construction et un travail communs
avec les dirigeants africains ; c’est exactement la façon dont je vois ce nouveau
type de partenariats. Nous avons élaboré une stratégie dans laquelle la gestion
de la crise de la COVID19 passait par une aide aux pays africains pour
préserver leur système de santé primaire, soigner leur population et faire face
aux conséquences économiques et sociales de la pandémie. Parce que pour
l’instant, l’Afrique est confrontée à des conséquences économiques et sociales,
bien plus qu’à des conséquences sanitaires, en raison de la structure de sa
population, et probablement d’autres caractéristiques importantes des sociétés
africaines. Nous avons lancé cette stratégie et nous sommes parvenus à de
premiers résultats. Nous avons mis en place une organisation commune,
l’initiative ACT-A, une gestion commune avec des dirigeants africains et
l’Union africaine, ainsi que l’initiative COVAX pour le vaccin. Si on regarde
les derniers mois, la Chine a probablement réussi à convaincre certains pays
avec sa diplomatie du vaccin. Les Chinois sont parvenus à des résultats de
manière très efficace, en réaction à cette première initiative solidaire du G20
et de l’Union africaine, tout simplement parce qu’ils étaient en position de
produire un vaccin. Récemment, la Chine a été moins affectée par la pandémie
que les États-Unis ou l’Union européenne, et elle a fait en sorte d’être en
mesure de livrer de nombreuses doses à certains pays, dans les Balkans
occidentaux, dans le Golfe, et en Afrique, dans des volumes que nous ne
connaissons pas totalement, mais cela représente clairement un succès
diplomatique. Et cela pourrait donner l’idée que l’action de la Chine est plus
efficace que la stratégie multilatérale que nous avons menée il y a quelques
mois. Mais je crois qu’à long terme, si nous avons une approche globale et
coordonnée, nous pouvons être plus efficaces. Et c’est l’idée que je veux
défendre. Parce que c’est vrai, à très court terme, nous pouvons être
impressionnés par l’efficacité chinoise. C’est un peu humiliant pour les
dirigeants que nous sommes, peut-être également pour nos pays. J’ai reçu il y a
quelques jours une note intitulée : « Inutile d’aller vers les pays africains
ou pauvres ». Le président serbe était là. Pour être très honnête avec vous, il
a eu accès à des vaccins grâce à sa coopération avec la Chine. « Les Chinois sont
plus efficaces que vos équipes communes de l’Union européenne pour élaborer des
vaccins, mes amis », a-t-il fait remarquer de manière directe et sincère. Mais
ce que nous observons est, je crois, beaucoup plus compliqué. La réponse à
apporter, en particulier pour les pays pauvres et émergents, est plus complexe
qu’il n’y paraît. Tout d’abord, traiter le virus avec un vaccin exige d’être
sûr d’avoir le vaccin adapté, un vaccin qui est pertinent pour faire face aux
différents variants, et de disposer d’informations partagées et transparentes.
Et je pense que c’est précisément à ce moment-là de la crise que l’OMS doit
jouer un rôle crucial. J’aurai l’occasion la semaine prochaine de m’entretenir
avec le Dr. Tedros. Mais le rôle de l’OMS, c’est d’être en mesure d’évaluer, en
coopérant avec les différents organismes nationaux et régionaux, l’efficacité
et la toxicité éventuelle des différents vaccins contre la souche initiale de
COVID19 et contre ses variants. À l’heure actuelle, nous ne disposons de
données que sur des vaccins américains, des vaccins européens, et des
partenariats entre différents acteurs. Il semble que nous pourrons avoir plus
d’informations sur les vaccins russes grâce au numéro de The Lancet, et sur les
initiatives à recenser au niveau européen. Je n’ai absolument aucune
information au sujet du vaccin chinois. Je ne ferai pas de commentaires, mais
c’est la réalité. Cela signifie qu’à moyen et long termes, si ce vaccin n’est
pas adapté, il est presque sûr qu’il facilitera l’émergence de nouveaux
variants et ne résoudra absolument pas la situation dans ces pays. Le Brésil
est d’ailleurs sans doute un bon exemple de ce qui peut arriver, avec la
situation à Manaus, où des personnes déjà infectées et d’autres vaccinées ont
contracté une nouvelle forme de COVID19. Je pense donc que nous pouvons
apporter les meilleures données scientifiques possibles, selon nos critères. Je
veux dire par là des données scientifiques transparentes, pertinentes et
contrôlées par les meilleurs chercheurs au monde. À ce stade, ce n’est pas le
cas pour le vaccin chinois. Et je serais très heureux que la Chine puisse
proposer un dispositif similaire. Donc pour moi, dans la situation actuelle,
une efficacité à court terme pourrait nuire à l’efficacité à moyen terme.
► Russie
Sur M. Navalny, j’ai affirmé mon désaccord total vis-à-vis de cette
décision russe consistant à condamner quelqu’un pour la simple raison qu’il n’a
pas respecté son contrôle judiciaire en Russie parce qu’il était soigné à
Berlin. Je pense que cette décision constitue l’expression la plus évidente
d’une forme d’ironie et d’irrespect à l’égard de M. Navalny et du monde entier.
Selon moi, c’est une immense erreur, notamment pour la stabilité du pays. Le
cas de M. Navalny est très grave. Nous avons décidé de certaines sanctions. Je
regrette et condamne fermement ces décisions. Cela dit, se pose en outre la
question de la situation en Ukraine, pour laquelle des sanctions justifiées et
un processus ont été conçus à Minsk en format Normandie. En décembre 2019, nous
avons légèrement progressé sur cette question. Nous travaillons dur pour
continuer dans cette voie. Mais dans un tel contexte, pourquoi ai-je décidé de
reprendre une partie des discussions avec la Russie ? Je suis en faveur d’un dialogue
permanent. Je pense qu’il faut prendre en compte les dimensions historique
et géographique. La Russie fait partie de l’Europe à ces deux égards. Il me
semble essentiel, quoi qu’il arrive, d’inclure la Russie dans cet horizon, dans
cette grande partie du monde. Premièrement, de toute évidence, l’histoire du
Président Poutine et de nombreux dirigeants s’inscrit pleinement dans
l’histoire européenne. Ils ont des valeurs, une histoire, une littérature, une
culture, une mentalité communes. Et nous devons le prendre en compte. Deuxièmement,
il y a la dimension géographique. La paix et la stabilité en Europe, en
particulier à nos frontières aujourd’hui, dépendent de notre capacité à
négocier avec la Russie. Pour différentes raisons, en particulier l’agressivité
de la Russie et l’extension de l’OTAN, nous avons repoussé nos frontières au
maximum du côté est, mais n’avons pas réussi à y réduire les conflits et les
menaces. Je crois que notre objectif pour les années et les décennies à venir
consiste précisément à trouver un moyen commun de débattre et de construire la
paix et la sécurité à l’échelle du continent entier. Cela passe par un dialogue
sur les cyberattaques, et bien entendu sur tous les types d’attaques, et sur
notre manière d’aborder les pays vulnérables dans la zone très sensible où se
trouvent notamment l’Ukraine et la Biélorussie. Nous devons engager une
discussion politique avec la Russie à ce sujet. Autrement, il y aura notre
volonté de protéger d’un côté et une volonté de conquérir et de dominer de
l’autre. Or, si l’on se penche sur les stratégies mises en œuvre avec l’Ukraine
dans le passé, avec la Biélorussie aujourd’hui et avec de nombreux pays, les
résultats ne sont pas au rendez-vous. Nous devons donc recréer un cadre de
discussion pour les pays situés dans cette partie de notre continent. Deuxièmement,
en ce qui concerne la maîtrise des armements, nous devons impérativement
discuter avec la Russie du retrait unilatéral des États-Unis du traité sur les
forces nucléaires à portée intermédiaire. Aujourd’hui, l’Europe n’est plus
protégée contre ces missiles russes. Compte tenu du cadre juridique du traité
FNI, nous n’étions pas parfaitement protégés, notamment en Pologne, mais nos
débats et notre organisation en matière de maîtrise des armements étaient
encadrés d’une manière qui n’était pas sans rappeler la guerre froide, par
l’intermédiaire d’un dialogue entre les États-Unis et la Russie. En tant
qu’Européen, je souhaite ouvrir une discussion entre l’Union européenne et la
Russie. Je suis conscient et convaincu que nous avons besoin des États-Unis, et
certainement de la Chine, qui est essentielle pour la stratégie des États-Unis,
mais nous devons avant tout engager un dialogue plus large sur les accords et
les traités en matière de maîtrise des armements pour aborder, surveiller et
réduire les conflits dans le monde. Or, la sécurité du continent européen passe
indéniablement par un dialogue entre la Russie et l’UE à ce sujet. Cet objectif
ne saurait être atteint sans l’instauration des conditions adéquates et
l’ouverture d’un dialogue. Au Moyen-Orient, que ce soit au niveau de l’OTAN ou
de l’ONU, nous avons constaté une perte de crédibilité collective ces dernières
années, parce que nous avions décidé de ne pas intervenir, tandis qu’eux
intervenaient ou envoyaient des groupes agissant par procuration, et
s’accommodaient très bien de cette zone grise. C’est d’ailleurs précisément ce
nouveau type de guerres qui leur a permis de gagner en efficacité. Or,
Européens comme Américains, nous avons aujourd’hui presque disparu et ne sommes
donc pas en mesure de définir un cadre international ou multilatéral dans ce
domaine. Si nous souhaitons nous réengager, nous devons rétablir le dialogue
avec la Russie. Vous me demandiez des exemples de situations critiques dues à
une interruption du dialogue, comme celles de l’Ukraine ou de M. Navalny, qui
sont extrêmement importantes et où nous devons faire preuve de fermeté avec une
grande solidarité. Mais au-delà de ces considérations, nous avons besoin d’un
dialogue global. Cela dit, je reste extrêmement lucide. À très court terme, nos
chances d’obtenir des résultats concrets sont très réduites. Je suis lucide.
Mais notre devoir est de préserver ou de rétablir ces voies de dialogue, de ne
pas prendre la responsabilité de cesser le dialogue de notre côté et de
constamment renouer la discussion. D’après mon expérience, y compris avec les
dirigeants actuels de la Russie, plus vous renouez le dialogue, mieux vous
parvenez à exercer la pression adéquate pour éviter toute dérive. Au contraire,
si vous restez fermé et ne discutez pas de certaines questions, vous laissez
une porte ouverte pour agir. Ainsi, en posant des limites, vous établissez
votre crédibilité, comme nous l’avons par exemple fait avec notre opération
militaire en Syrie, en 2018. Certes, le fait de réengager sans cesse le
dialogue ne donne que des résultats limités, mais il permet au moins d’éviter
de plus grandes divergences d’opinion. Cela prendra plusieurs années, peut-être
même plusieurs décennies, mais nous devons bâtir un tel dialogue pour assurer
la paix et la stabilité en Europe.
►Iran
Je me réjouis de la volonté de renouer le dialogue avec l’Iran. Il s’agit
d’un enjeu commun pour la paix et la sécurité au Moyen-Orient. Je ferai tout ce
qui est en mon pouvoir pour soutenir toute action entreprise par les États-Unis
afin de rétablir un dialogue exigeant. Je serai présent et disponible, comme je
l’ai été il y a deux ans et un an et demi, pour tâcher d’être un médiateur
dévoué et sans parti pris dans ce dialogue. Toutefois, je crois fermement que
nous devons en effet achever de nouvelles négociations avec l’Iran. Le
président Biden a un rôle essentiel à jouer en la matière. Tout d’abord, parce
que le pays est désormais bien plus proche de la bombe nucléaire qu’il ne
l’était avant la signature de l’accord sur le nucléaire iranien en juillet
2015. Ensuite, parce que nous devons également aborder les questions des
missiles balistiques et de la stabilité de la région. Ce programme global doit
être négocié maintenant, car le moment est opportun. Nous devons en outre
trouver un moyen de faire participer l’Arabie saoudite et Israël à ces
discussions, car ils font partie des partenaires régionaux de premier plan,
directement concernés par les décisions prises, tout comme nos autres amis de
la région, évidemment. Toutefois, il est impossible de régler la situation sans
être sûr que tous ces pays sont satisfaits de ce nouveau programme. Je soutiendrai
et je soutiens toute reprise des négociations.
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