François Bayrou |
Dans une interview au Figaro, François Bayrou détaille sa
vision de la situation actuelle et ce qu’il pense de l’après-crise ainsi que de
ses craintes vis-à-vis de la démocratie en regard de la capacité des
gouvernements des pays où elle existe à gérer au mieux l’épidémie.
Face à cette dernière, il demande que sa fameuse union
nationale – qui est devenue une de ses priorités depuis des années – «s’impose»
comme l’ont réclamé plusieurs responsables du Mouvement démocrate qu’il préside
ainsi que ceux de LaREM, mais il semble bien que les oppositions n’en veulent
pas.
Il critique les polémiques venues de droite et de gauche,
les estimant «malvenues» au moment où le pays doit se réunir mais estime que le
débat sur la gestion de la crise devra avoir lieu une fois celle-ci derrière
nous.
Par ailleurs, il estime qu’il faudra inventer un «nouveau
modèle» après la crise tant au niveau national qu’international où «on devra
lire à nouveau les principes qui nous font vivre ensemble, un certain idéal de
justice et d’humanité».
Enfin, il craint que ce moment difficile puisse susciter des
troubles et de la violence en parlant d’un «risque d’explosion» «réel»
► Voici les principaux passages de ses propos:
- Après une semaine de cacophonie, le premier ministre a
tenté samedi de reprendre la main. Comment maintenir, dans cette période de
grande tourmente, une unité de la parole publique?
La première mission des dirigeants démocratiques est de
hiérarchiser les urgences. L’urgence absolue est à ralentir la propagation du
virus et donc à toutes les mesures de confinement. C’est le seul moyen de
préserver les capacités de nos hôpitaux, notamment en réanimation, et espérer
l’arrivée à temps des autres armes, des dépistages en nombre, un traitement ou
un vaccin. Cela, c’est l’urgence. Mais le confinement, à lui seul, ne vaincra
pas le virus. Il y aura un jour d’après. Ce jour-là, et les semaines et les mois suivants, il nous faudra une stratégie de maîtrise
sanitaire. Des tests en nombre suffisant pour distinguer ceux qui ont rencontré
le virus, avec ou sans symptômes, et dont on peut penser qu’ils sont immunisés,
ceux qui ne l’ont pas (encore) rencontré, et ceux qui sont contagieux. Pour
chacun de ces groupes, il faudra une stratégie. Et de nouvelles conduites
sociales pour que le pays puisse redémarrer. Et une stratégie internationale
pour éviter de nouvelles explosions, je pense par exemple à l’Afrique!
- Avez-vous pris des dispositions particulières, à Pau, pour
faire face à l’épidémie?
Le Sud-Ouest n’est pas encore atteint de plein fouet. Mais
tout le monde se prépare à la vague. À Pau, nous avons travaillé en amont, fait
beaucoup d’efforts pour trouver des masques, pour mettre en place un centre
médical avancé, des services nouveaux pour la population en temps de
confinement. Nous avons porté nos efforts sur les tests, car sans tests, on se
bat en aveugles. Nous allons enfin pouvoir conduire plusieurs centaines de
tests par jour.
- Vous évoquez les tests et les masques. Quel regard
portez-vous sur la communication du gouvernement sur ces deux sujets majeurs?
Devant tout événement imprévu et qui prend le visage d’une
catastrophe, l’action publique, comme chacun d’entre nous, peut tâtonner. La
communauté médicale et scientifique elle aussi a hésité. Au début de
l’épidémie, tous les spécialistes, ou presque, indiquaient que ce n’était pas
si grave. C’est pourquoi les polémiques dans des périodes comme celles-ci sont
nuisibles et malvenues.
- Le manque d’équipements ne vous a-t-il pas interrogé?
À Pau, nos équipes ont passé des journées à chercher, et à
trouver des masques. L’incroyable est que nombre de masques étaient là,
distribués en 2008, mais tout le monde, y compris l’État, les avait oubliés.
Dans nos différentes institutions, nous en avons trouvé au moins 150.000. Ceci
pose aussi la question de l’organisation de l’État, de son efficacité, de sa mémoire.
- Pourquoi n’y a-t-il pas d’union nationale du côté de la
classe politique?
L’union nationale doit s’imposer! Elle implique de remettre
les polémiques à plus tard et de joindre nos forces dans le moment pour
ralentir la contagion. Il sera temps ensuite de poser les questions sur la
préparation, les précautions qui auraient dû être prises.
- Pourquoi vous étiez-vous opposé à la tenue du premier tour
des élections municipales?
En voyant la situation bouleversante de l’Italie, je voyais
monter la marée de l’épidémie. Dès lors qu’on devait fermer les écoles, puis
les bars et les restaurants, il était évident pour moi que la conclusion
logique et immédiate ne pouvait être que le report des élections. C’était
précisément l’avis du président de la République. Mais les oppositions ont
poussé de hauts cris en criant au déni de démocratie. Le consensus nécessaire
est devenu impossible et la décision n’a pas été prise.
- Le président doit-il rapidement s’exprimer pour esquisser
la sortie de crise?
Lorsque les éléments de la sortie de crise seront définis,
cette expression sera un moment important pour rassurer le pays.
- Quel regard portez-vous sur la parole de l’exécutif? Ne
trouvez-vous pas qu’il y a eu des expressions désordonnées et parfois légères?
Nous sortons de décennies qui avaient de graves problèmes
économiques et sociaux, mais n’avaient pas à affronter au sens propre les
questions de vie ou de mort. Dans ces moments, les choses changent de nature.
Les questions de vie ou de mort nécessitent une capacité de gravité
personnelle. Les Romains disaient «gravitas». C’est cela qu’il nous faut
réapprendre.
- Craignez-vous que cette crise n’élargisse un peu plus ces
fractures, redoutez-vous une explosion du corps social?
Le risque d’explosion est réel. Je ne connais pas de crise
sans secousses ni violences. Mais ce drame va changer notre perception du
monde. On apprend que les frontières n’existent pas. Que nous sommes une seule
humanité, menacée par une seule épidémie, et que notre mode d’organisation nous
a rendus plus fragiles. Nous ne produisons pas nous-même les éléments de notre
protection. Notre indépendance et notre sécurité collective sont mises en
cause. Nous devons retrouver cette maîtrise, ce que je traduisais il y a des
années par le «produire en France, produire en Europe».
- Comment imaginez-vous la France d’après?
La crise que nous vivons ébranle en profondeur les piliers
de notre vie en commun. Beaucoup pensent que très vite, on recommencera comme
avant. Je n’en crois rien. L’après sera très long. Cette crise sera d’une
gravité et d’une ampleur jamais rencontrées: crise sans précédent, économique,
sociale, peut-être démocratique. L’axe de l’accélération constante des échanges
internationaux va être évidemment remis en cause. La question du nouveau modèle
se posera nécessairement. De cet énorme bouleversement doit sortir un nouveau
monde. Dans ce monde, on devra lire à nouveau les principes qui nous font vivre
ensemble, un certain idéal de justice et d’humanité.
- Vous aviez fait campagne sur la dette, celle-ci va s’alourdir
de façon considérable. Comment va-t-on payer le «quoi qu’il en coûte»?
Il y a quelque chose qui a profondément changé. La dette
était auparavant une dette nationale. Devant une telle catastrophe, elle va
devenir inéluctablement une dette partagée. La Banque centrale européenne
a pris la juste décision de racheter cette «dette de guerre». Et rien n’est
plus juste que ce choix! Car aucun pays n’est responsable de ce qui est arrivé
sur son sol! La solidarité s’impose, quoi qu’en pensent aujourd’hui les
gouvernements allemand et néerlandais. Si cette solidarité ne jouait pas devant
une telle catastrophe, l’Europe n’y survivrait pas.
- Une personnalité du champ médical s’est imposée, le
docteur Raoult. Quelle est votre position sur le recours à la chloroquine?
Comment écarter une piste thérapeutique qui apporte de
l’espoir dès lors que la balance risques/chances est maîtrisée?
L’administration de ces molécules, seules ou en association, entraîne-t-elle
des risques supplémentaires? Il semble bien que non, puisque nous avons des
décennies de recul sur l’usage quotidien et les effets de ce médicament.
L’expérimentation doit donc continuer et les résultats trancheront.
- L’exécutif peut-il s’éloigner des recommandations
scientifiques?
Je ne suis pas de ceux qui croient que «les scientifiques»
doivent en tout point commander la décision politique. Leurs connaissances sont
très utiles, mais la décision politique est d’un autre ordre. Ce qu’elle doit
prendre en compte est plus large, plus subtil, l’histoire aussi bien que les
ressorts symboliques des peuples.
- Vous identifiez un risque de crise démocratique. À quel
niveau?
Si les démocraties ne savent pas entraîner les peuples, les
convaincre que tout ce qui doit être fait est fait, et obtenir des résultats,
alors les peuples peuvent se retourner contre la démocratie.
- Faut-il une vigilance particulière pour la sortie de
crise? En 2008, on avait dit qu’il fallait tout changer et tout a repris comme
avant…
La crise de 2008 avait pour cadre les banques et les
journaux. En rien elle ne concernait la vie quotidienne, familiale. La crise de
2020, c’est le contraire. Les conséquences sont si lourdes que le statu quo
sera impossible.