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Emmanuel Macron |
Lors d’un long entretien qu’il a donné à
l’Express et dont l’hebdomadaire a publié aujourd’hui la première partie,
Emmanuel Macron parle de sa conception de la France et donne son opinion sur les
Français.
Le moins que l’on puisse dire est que sa
formule préférée, «en même temps», est à l’honneur quand il évoque son pays et ses
habitants!
Si la nécessité de faire société tout en
valorisant l’autonomie de l’individu qui, pour profiter de sa liberté, vivre en
égalité et profiter de la solidarité, doit se montrer responsable est un crédo humaniste
et libéral défendu par les centristes, le Président de la République n’hésite à
ajouter de multiples strates dont certaines semblent se contredire ou, en tout
cas, provoquer une certaine tension entre elles.
Ainsi, son idée de l’Etat – qui se
confond presque avec la Nation (car seul l’Etat peut réaliser les promesses de
la Nation) – vient très largement en opposition avec sa conception libérale de
l’individu, et ses références venant de Nicolas Sarkozy et de Jean-Pierre
Chevènement ne clarifient pas ses propos...
Quant à sa volonté de reconnaissance de
toutes les cultures instituées qui se côtoient, se mélangent mais parfois s’entrechoquent,
s’opposent jusqu’à la violence, tout en refusant le communautarisme, cela
semble être oxymorique alors qu’il aurait été préférable de parler d’un mélange
beaucoup plus démocratique et inclusif de cultures personnelles qui peuvent coexister
pacifiquement et dialoguer plus aisément que des blocs souvent intolérants
comme on le constate actuellement dans toutes les démocraties du monde.
De même, Emmanuel Macron semble hésiter
entre une France dont l’existence serait bien celle d’une communauté nationale
ancrée dans une Histoire plus que millénaire et une France qui serait une idée
et une pratique démocratique comme le posait la Révolution.
Quand il parle des Français, c’est pour
les dire «réfractaires», adjectifs qu’il avait utilisé voici quelques mois et
qu’on lui avait reproché mais qu’il affirme utiliser en s’y incluant.
Néanmoins, il ajoute également qu’ils ont
été les Européens les plus disciplinés face aux mesures de confinement dû à la
covid19, adjectif, ce qui est bien contradictoire avec le côté rebelle à toute
autorité ou décision venue d’en-haut.
D’autant que les deux adjectifs semblent
un peu trop affirmatifs pour un peuple attiré par le populisme et non l’individualisme
– le vrai celui qui met au centre de son discours la responsabilité de chacun –
et qui a souvent peu respecté les mesures sanitaires malgré les satisfécits que
beaucoup de politiques lui ont décernés de manière un peu trop démagogique…
Heureusement qu’il ajoute à bon escient
que «nous sommes un peuple de paradoxe», ce qui signifie, alors, que l’une ou l’autre
proposition qu’il a énoncé est fausse parce que l’on ne peut être réfractaire
et discipliné en même temps!
Emmanuel Macron est plus crédible et
juste quand il dénonce le relativisme, le complotiste, les attaques injustifiées
contre la science qui sont autant d’attaques contre la démocratie républicaine.
► Voici les propos tenus par Emmanuel Macron
- Vous êtes président de la République depuis trois ans et
demi, qu'avez-vous appris des Français ?
Ces trois dernières années ont conforté ma conviction: nous sommes un peuple de
paradoxes. Cela avait été très mal compris quand j'avais dit que nous étions un
peuple de Gaulois réfractaires, mais je m'incluais dans les Gaulois
réfractaires ! Nous sommes un pays qui peut produire la crise des gilets jaunes,
être extrêmement dur, vocal et, en même temps, nous sommes l'un des pays
d'Europe où le confinement a été le plus respecté. Nous ne sommes pas un pays
qui se réforme comme les pays anglo-saxons, scandinaves, ou l'Allemagne, nous
sommes un pays qui se transforme. Un pays très politique, perclus de passions
contraires. C'est ce que j'aime profondément en nous. Cette tension créatrice. Avec un rapport à l'Etat et à la responsabilité très singulier, on l'a vu
pendant les crises récentes. Le traumatisme, c'est effectivement le rapport à l'Etat. La France naît de la
langue et de l'Etat, les deux piliers de notre Nation. L'Etat est ainsi perçu
comme un socle d'unité qu'on aime mais il est aussi vécu comme une contrainte,
toujours. Nous sommes dans cet entre-deux permanent, c'est notre belle névrose.
Dès que quelque chose ne va pas, on le reproche à l'Etat: voilà ce qui explique
que depuis des décennies, la confiance en nos responsables politiques, en nos
structures, est beaucoup plus faible qu'ailleurs. L'Etat est tenu responsable de nos malheurs.
Quand un problème surgit, les élus locaux dénoncent les manques ou les
faiblesses de l'Etat, mais chacun se tourne vers l'Etat quand l'urgence ou la
gravité sont là. Car seul l'Etat protège in fine et seul l'Etat réconcilie
liberté et égalité. Cette espèce d'amour-haine fait de nous un peuple à
part.
- Les crises successives ont-elles modifié votre perception
des Français ?
Nous avons renoué avec nos doutes ancestraux. La crise sociale de l'automne
2018, les conflits sociaux de l'hiver 2019 et maintenant la pandémie l'ont
montré. Cela ne me rend pas pessimiste pour autant ! Car je suis certain que ces
doutes sont une énergie politique très rare. Une question se pose: de quel côté
va tomber cette énergie, comment allons-nous métaboliser cette crise que nous
vivons ? Beaucoup de choses très profondes se passent, des choses intimes,
morales, psychiques, profondes, à l'échelle individuelle comme à l'échelle du
peuple. La peur est revenue, le prix de la vie ne sera plus le même. Mais nous
sommes un pays qui a su montrer sa force de résistance, qui a su inventer,
innover, de façon extraordinaire. Ce que je sens très profondément c'est que,
ces derniers mois, ces dernières années, les Français ont réaffirmé leur
volonté de prendre leur destin en main, de reprendre possession de leur
existence, de leur Nation. Il s'agit là d'un processus lent, l'élection de 2017
a été un jalon sur le plan politique. Mais cela remonte à plus loin. Le
jour où on a dit à la France qu'elle était une puissance moyenne, quelque chose
de grave a commencé. Ce n'était pas vrai, et les Français ne pouvaient pas se
vivre comme cela. Ces dernières décennies, le modèle de l'intégration
permanente des classes moyennes par le progrès s'est cassé. Puis, il a fallu
faire face aux délocalisations, c'est-à-dire au fait que la mondialisation
devenait un processus qui se réalisait aux dépens des Françaises et des
Français, en particulier dans certains territoires. Certains appellent cela
"la France périphérique", personnellement je n'adore pas ce terme.
C'est pour moi la France des villes moyennes, des villes qui ont vécu le départ
d'entreprises, les reculs, la fin d'une histoire de progrès éducatif, culturel,
économique, et la fin de ce qui était notre socle. Ce doute existentiel en
nous, nous avons tenté de le dépasser par le rêve européen et ce fut la grande
intuition de François Mitterrand. Mais le référendum de 2005 et les divisions
lors de la crise de 2007 sont passés par là et chacun s'interroge : l'Europe
nous rend-elle plus grands ou est-ce une machine qui nous oppresse ? Nous
sommes, je suis, l'héritier de tout cela. Et nous sommes à présent pris par
notre volonté farouche, absolue, de reprendre le contrôle de notre vie, de
notre vie intime et de la France comme nation. C'est cela que nous devons
accompagner. Cela, le chemin que nous devons tracer. Y compris en nous battant
pour l'Europe qui est à la fois un idéal et un formidable outil de reprise de
contrôle de notre destin économique, technologique, militaire, culturel. Non
plus une Europe-marché mais une Europe géopolitique, une Europe de projet. Au
fond, retrouver la force et le sens d'une souveraineté qui ne soit ni repli ni
conflictualité mais qui puisse s'appuyer sur une autonomie stratégique
européenne indispensable aux côtés des Etats-Unis et de la Chine, et pour nouer
un nouveau partenariat avec l'Afrique.
- La crise sanitaire a semblé faire émerger nos instincts
enfouis, à commencer par le premier d'entre eux : le doute permanent. Etes-vous
inquiet de constater qu'un peuple historiquement rationnel croie soudain aux
complots petits ou grands ?
Ce n'est pas tant le doute qui m'inquiète car le doute peut être moteur de
progrès et de connaissance. Mais le relativisme, je dirais même
l'obscurantisme. Au fond, il y a, dans ce que l'on vit en ce moment, quelque
chose d'un destin prométhéen. Notre société, qui s'était habituée à la fin des
guerres, au confort permanent et croissant, a redécouvert avec les crises
climatique et terroriste la vulnérabilité. Et la crise sanitaire a ceci de
particulier qu'elle a fait revenir la vulnérabilité dans le quotidien, l'intime
même. Chacun a compris que tout le monde pouvait être touché, sans exception.
Et c'est assez inédit dans notre Histoire récente. Face à ce grand défi, il y a
la science. Et je regarde pour ma part avec beaucoup d'admiration ce que les
scientifiques ont accompli - jamais dans l'histoire de l'humanité nous n'avions
assisté à l'apparition d'un virus et, moins d'un an plus tard, à la découverte
d'un vaccin, Mais la science n'est plus exempte du doute. Car lorsqu'on voit sa
vie bousculée, son quotidien chamboulé et qu'à côté les controverses
scientifiques se déploient sur les chaînes d'information et les réseaux
sociaux, alors l'inquiétude gagne. Le problème clef pour moi, c'est
l'écrasement des hiérarchies induit par la société du commentaire permanent :
le sentiment que tout se vaut, que toutes les paroles sont égales, celle de
quelqu'un qui n'est pas spécialiste mais a un avis sur le virus vaut la voix
d'un scientifique. C'est ce poison qui nous menace. Nous l'avons vu dans le
champ politique depuis des années - avec une grande intensité au moment de la
crise des gilets jaunes où être élu, c'était finalement être frappé du sceau de
l'illégitimité, ce qui est un renversement singulier. Ce phénomène gagne
désormais le champ scientifique.
- Nous payons les conséquences de cet écrasement des
hiérarchies, selon vous ?
Oui, cette société qui s'horizontalise, ce nivellement complet, crée une crise
de l'autorité. Et quand cette crise d'autorité touche la science, au moment où
l'on attend de cette dernière des vérités définitives auxquelles se raccrocher,
même si elles sont provisoires, même si elles sont imparfaites. Les
conséquences psychologiques et sociales sont terribles car on finit par ne plus
croire en rien. Voici le cercle vicieux: un nivellement, qui crée du
scepticisme, engendre de l'obscurantisme et qui, au contraire du doute
cartésien fondement de la construction rationnelle et de la vérité, conduit au
complotisme. Ce n'est plus "je doute donc je suis". C'est je doute
donc je me raccroche à une narration collective qui, même si elle est fausse,
infondée, a le mérite de sembler robuste. Toutes les sociétés contemporaines
vivent cette espèce d'horizontalisation de la société, de la contestation de
toute forme d'autorité, y compris de l'autorité académique et
scientifique.
- Vous mentionnez les réseaux sociaux, mais il existe aussi
une responsabilité médiatique.
C'est vous qui le dites. Mais, effectivement, on observe aujourd'hui un
processus de déconstruction de tous les discours, qu'il s'agisse d'un discours
politique, d'organisation ou de vérité.
Je ne vais pas me faire le commentateur de ce phénomène car je fais
partie des protagonistes, mais c'est une réalité ! Vous voyez bien que le
moindre discours, la moindre annonce, est suivi de plusieurs heures de
commentaires. Cela, c'est précisément un processus de déconstruction accélérée.
A la fin de la soirée, ceux qui sont restés devant leur télévision se demandent
: "Finalement, qu'est-ce qu'il a dit ?" Vous voyez combien cette
déconstruction, qui peut être légitime, complexifie les choses. Une société,
pour avancer, a besoin de commun, que des principes d'autorité politique,
académique, scientifique existent. Et ce commun, parce qu'aussi l'espace public
est de plus en plus fragmenté, est de plus en plus difficile à produire. Parce
qu'il fait toujours l'objet de critiques, de controverses. Mais le commentaire
ne peut être permanent, il faut revenir aux faits, à qui parle, sur quoi, avec
quelle légitimité et quelle responsabilité.
C'est crucial. Car le relativisme délitant tout, il nourrit la défiance
et affaiblit, à la fin, la démocratie. Chacun doit donc prendre ses
responsabilités pour changer cela.
- Comment répond-on politiquement, culturellement, à cette
défiance à l'heure de "la société du commentaire permanent"?
Je ne me fais aucune illusion, on continuera à déconstruire mes discours. Pour
répondre à la défiance, il faut, me semble-t-il, pour ce qui concerne les
responsables, mêler l'action, la cohérence et l'explication. Voilà, en tout
cas, la ligne que je me fixe. Concrètement, quand une crise survient, nous
devons savoir y répondre et agir. Expliquer ensuite la cohérence de l'action
que l'on mène. Je suis convaincu que cette cohérence est un agrégateur de
confiance. Même si, sur le coup, certains expriment leur insatisfaction, même
s'ils ne veulent pas forcément vivre la contrainte et rechignent, la cohérence
d'une décision la renforce dans le temps. Et permet de retrouver l'efficacité
de l'action publique.
- Pensez-vous que nous vivions une crise de la démocratie ?
Si crise de la démocratie il y a, c'est une crise de l'efficacité. Nous passons
trop de temps à expliquer ce qui est impossible plutôt qu'à régler les
problèmes concrets. Surtout, en quelque sorte, l'Etat "légal" l'a
emporté. Ce qui compterait au fond serait de changer les textes, les lois, plus
que de changer la vie des Français. Pour recréer de la confiance, je crois au
contraire qu'il faut une action qui ait véritablement une efficacité, un effet
des mots aux choses. A ce titre, le deuxième confinement est un exemple
d'efficacité car nous avons pris la décision au bon moment. Nous l'avons
expliqué, les Françaises et les Français ont agi et, par leur action, ont
réussi à casser le cycle du virus. Je suis très prudent et il faut toujours
rester humble, mais nous sommes l'un des pays européens qui se porte le mieux
face à cette épidémie à ce stade. Et cela grâce à l'action, la cohérence, et à
un travail d'explication qui refuse l'espèce d'hyper simplification à la mode.
Mais pour revenir à la crise de la démocratie, il y a d'une part un besoin de
mieux associer à la décision par la délibération (c'est ce que nous avons fait
avec le grand débat puis la convention citoyenne). Il y a plus encore le besoin
d'avoir des démocraties qui protègent et retrouvent de l'efficacité collective
par l'engagement et le consensus. J'ai toujours fait ce pari, parce que le
peuple français est un peuple extraordinairement politique qui cherche
constamment à comprendre, le cours du monde et ce qu'il affecte.
- Ce peuple français "extraordinairement
politique" n'est-il pas aussi en train de sombrer dans un manichéisme
inquiétant dont la conséquence principale serait une forme de censure ? En
2018, vous en avez déclenché une polémique en qualifiant Pétain de "grand
soldat" pendant la Première Guerre mondiale. Mitterrand avait fait fleurir
jusqu'en 1992 sa tombe, Chirac lui avait rendu hommage pour le 90e anniversaire
de la bataille de Verdun, sans parler évidemment de De Gaulle. Pourquoi, selon
vous, même notre histoire ne semble-t-elle plus avoir le droit d'être
ambivalente, d'avoir des zones grises ?
Parce que nous sommes entrés dans une société de l'émotion permanente et donc
de l'abolition de toute acceptation de la complexité. Nous sommes devenus une
société victimaire et émotionnelle. La victime a raison sur tout. Bien sûr, il
est très important de reconnaître les victimes, de leur donner la parole, nous
le faisons. Mais dans la plupart des sociétés occidentales, nous assistons à
une forme de primat de la victime. Son discours l'emporte sur tout et écrase
tout, y compris celui de la raison. Par conséquent, celui qui a tenu un
discours antisémite ou a collaboré tombe forcément dans le camp du mal radical.
Je combats avec la plus grande force l'antisémitisme et le racisme, je combats
toutes les idées antisémites de Maurras mais je trouve absurde de dire que
Maurras ne doit plus exister. Je me suis construit dans la haine, dans le rejet
de l'esprit de défaite et de l'antisémitisme de Pétain mais je ne peux pas nier
qu'il fut le héros de 1917 et un grand militaire. On doit pouvoir le dire. A
cause de la société de l'indignation, qui est bien souvent de posture, on ne
regarde plus les plis de l'Histoire et on simplifie tout. C'est très dangereux,
tout le monde parle en permanence mais personne ne débat vraiment. Ça s'entrechoque,
c'est émotion contre émotion. Il faut accepter les complexités des vies, des
destins, des hommes.
- Vous avez fait campagne sur votre conscience de la
diversité sociale, religieuse, scolaire, ces "mille odyssées
françaises", avez-vous écrit. A présent, on a le sentiment que le tronc
commun qu'est la République l'emporte, c'est ce que suggère en tout cas le
projet de loi "confortant le respect des principes de la République".
C'est un changement de paradigme du macronisme ?
Non. Ce que vous rappelez de la campagne de 2017 a souvent été mal compris ou
caricaturé: on a dit que j'étais un multiculturaliste, ce que je n'ai jamais
été. Ma matrice intellectuelle et mon parcours doivent beaucoup à Jean-Pierre
Chevènement et à une pensée républicaine. Il n'y a pas "mille
odyssées" s'il n'y a pas d'aventure commune à laquelle se raccrocher.
C'est l'aventure française. Au fond, l'intuition de Nicolas Sarkozy il y a dix
ans était bonne même s'il me semble que la formule "d'identité nationale"
était sujette à trop de polémiques. L'interrogation à laquelle nous devons
répondre est à la fois simple et difficile: qu'est-ce qu'être français ? Elle
taraude notre peuple car le doute dont nous parlions s'est installé. Et parce
que ce doute s'est nourri de phénomènes qui, comme les migrations, ont créé une
forme "d'insécurité culturelle" et qui conduit à se demander ce que
signifie être français. Il me semble qu'être français, c'est d'abord habiter
une langue et une histoire, c'est-à-dire s'inscrire dans un destin collectif.
C'est pour cette raison que nous renforcerons les cours de français et nos
exigences en histoire, en particulier pour accéder à la nationalité. Etre
français, c'est aussi une citoyenneté définie par des valeurs "liberté,
égalité, fraternité, laïcité" qui reconnaissent l'individu rationnel libre
comme étant au-dessus de tout. Cette citoyenneté est ce qui a permis à
Garibaldi de devenir député français de la IIIe République. Nous n'avons jamais
eu cette approche par le sang et la République s'est ainsi structurée. Vous
avez besoin de cette matrice commune pour que toutes les autres odyssées se
conjuguent. Comment accueillir en effet si je ne sais pas ce qu'est ma maison ?
Quand certains attaquent notre socle, le remettent en cause, nient nos valeurs,
l'égalité entre les femmes et les hommes, la laïcité, ils rendent impossible le
fait d'être français. Car ils viennent contester ce qu'il y a de plus
fondamental. Le projet porté par la loi confortant les principes républicains,
notamment la lutte contre cette idéologie qu'est l'islamisme radical, consiste
à nous battre pour préserver la solidité du socle commun menacé par des coups
de boutoir à l'école, dans certains quartiers, parce que nous avons été trop
hésitants à le défendre. Nous avons trop tardé collectivement à le faire : sans
doute la classe politique n'avait-elle pas compris qu'il fallait une politique
volontariste. Pour autant, cette citoyenneté ne doit pas être la revendication
d'une singularité univoque qui nierait les différences. Dans notre texte constitutionnel,
il est écrit, on l'oublie trop souvent, que la République est plurielle.
L'erreur commise par ceux-là même qui défendent l'universalisme républicain ou
les valeurs de la République est de refuser de voir cette pluralité, de la
craindre, de déformer la laïcité pour en faire une sorte de religion qui
s'opposerait aux autres, d'affirmer qu'"au fond, vous n'aimez pas la
France si vous choisissez des prénoms qui ne sont pas vraiment français".
- Mais comment apaiser concrètement cette tension permanente
entre l'universel et le particulier ?
Je crois à une politique de la reconnaissance. Dans notre Code civil figure
encore cette notion très problématique d'assimilation. Elle ne correspond plus
à ce que nous voulons faire. Nous devons miser sur l'intégration, permettre à
chacun de rejoindre le cœur de ce modèle républicain mais en reconnaissant sa
part d'altérité. Quand vous parlez l'arabe à la maison, que votre famille vient
des rives du fleuve Congo, que vous possédez une histoire qui ne se noue pas
entre l'Indre et la Bretagne, vous avez une singularité qui importe et il faut
pouvoir la reconnaître. Chacun doit pouvoir vivre entre plusieurs horizons
culturels. Je suis frappé de voir que notre République a laissé son socle se
faire attaquer sans jamais reconnaître la richesse de nos diasporas pour
nous-mêmes. C'est la double peine : on est tombé, en quelque sorte, dans le
pire des schémas, celui du rétrécissement et de l'affaiblissement. Nous devons
pouvoir être pleinement français et cultiver une autre appartenance. C'est un
enrichissement et pas une soustraction. Et c'est aussi ce qui permettra à
chaque Français, quelle que soit son origine, d'aimer la France, de voir la
part qu'il peut y prendre et par sa différence ce qu'il peut lui apporter.
C'est aussi pour cela que dans le discours des Mureaux j'ai voulu insister sur
la reconnaissance par la mémoire, par les diplômes, par une visibilité
médiatique, par l'accès aux postes à responsabilité.
- Donc vous assumez une part de discrimination positive ?
Je ne parlerais pas de discrimination positive, mais force est de constater que
notre histoire n'a pas embrassé toutes les histoires. Nous avons des mémoires
fracturées, c'est "l'histoire en miettes", il y a trop de mémoires,
ce que Benjamin Stora dit très bien sur la guerre d'Algérie. Les historiens
travaillent, bien sûr, et c'est légitime. Mais il y a aussi la place que la
Nation donne à l'histoire, dans nos livres, par nos statues, nos noms de
rues... les traces de ces mémoires, de cette histoire. Et sur ce sujet, il faut
bien admettre que si le fleuve principal est là, bien présent, les affluents ne
sont pas tous présents. Cela ne veut pas dire qu'il faut effacer, déboulonner,
cela n'apporte rien. Mais savoir regarder en face notre Histoire. Dans sa
pluralité, et ses parts d'ombre. Prenons Colbert. Colbert est un formidable
organisateur de l'Etat, il a aussi contribué avec d'autres à la rédaction du
Code noir et je comprends totalement qu'il apparaisse avec les lunettes de
notre époque comme une figure ayant nié la dignité humaine de tant de nos
semblables. Mais il fait partie de cette histoire française. Il faut enseigner
le Code noir. Raconter à quel moment et pourquoi cela s'est passé, replacer
cette histoire dans sa plénitude. Je suis pour qu'on reconnaisse les histoires
qui pétrissent notre pays, pour que les enfants ultramarins apprennent toute
l'histoire de l'esclavagisme que la France a fait vivre à leurs aïeux. Qu'on
leur enseigne les bégaiements même après Schoelcher que certains territoires
ont pu vivre, les libérations que leurs propres héros leur ont fait connaître.
Je suis pour aussi qu'on reconnaisse chaque affluent qui alimente le fleuve
France. Toussaint Louverture et plusieurs autres n'ont certainement pas leur
juste place dans notre Panthéon national et ne sont pas suffisamment connus et
reconnus. De la même manière, des enfants de la République ont une histoire
prise entre l'Afrique et la France, il faut le reconnaître et le rendre
tangible. La France a cette capacité d'hospitalité, il ne faut pas en avoir
peur. Au contraire, c'est une richesse inouïe, mais on a trop souvent voulu la
dissimuler à nos concitoyens. Nous avons occulté ces histoires : en ne faisant
pas défiler les troupes africaines sur les Champs-Elysées le premier jour de la
libération à Paris, en oubliant la part d'Afrique dans le débarquement de
Provence, ce que j'ai tenu à corriger le 15 août 2019. Tout cela est vrai. Tous
ces plis de notre histoire collective se retrouvent dans des histoires
individuelles qui par conséquent sont mal à l'aise avec l'histoire officielle.
Elles ont le sentiment qu'elles n'ont pas leur place. Et cela crée du malheur,
les jeunes et les moins jeunes ont le sentiment d'aider à faire tourner le pays
mais de ne pas se retrouver dans les médias, dans la haute fonction publique,
ils ont l'impression d'être effacés. Voilà pourquoi nous devons faire un
travail historique et mémoriel qui ne consiste pas à effacer ce que nous sommes
mais à compléter notre histoire, avec de nouvelles statues, de nouvelles
appellations de rue. C'est le travail de la commission que nous avons confiée à
l'historien Pascal Blanchard et dont l'objectif est d'élaborer un carnet de
noms qui sera ensuite mis à la disposition des maires et des associations. Sans
oublier le travail que je souhaite accélérer sur les stages et les diplômes.
Nous allons mettre en place des circuits d'accès plus rapides aux grandes
écoles car on ne peut pas se satisfaire de la situation actuelle.
- Vous pensez qu'être un homme blanc de moins de 50 ans est
un privilège ?
C'est un fait. On ne le choisit pas, je ne l'ai pas choisi. Mais je constate
que, dans notre société, être un homme blanc crée des conditions objectives
plus faciles pour accéder à la fonction qui est la mienne, pour avoir un logement,
pour trouver un emploi, qu'être un homme asiatique, noir ou maghrébin, ou une
femme asiatique, noire ou maghrébine. Donc, à cet égard, être un homme blanc
peut être vécu comme un privilège même si, évidemment, quand on regarde les
trajectoires individuelles, chacun a sa part de travail, de mérite. Le problème
commence quand cette donnée de base devient un facteur principal
d'explication.
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