mardi 22 décembre 2020

Actualités du Centre. La France selon Macron: un être hybride

Emmanuel Macron
Lors d’un long entretien qu’il a donné à l’Express et dont l’hebdomadaire a publié aujourd’hui la première partie, Emmanuel Macron parle de sa conception de la France et donne son opinion sur les Français.

Le moins que l’on puisse dire est que sa formule préférée, «en même temps», est à l’honneur quand il évoque son pays et ses habitants!

Si la nécessité de faire société tout en valorisant l’autonomie de l’individu qui, pour profiter de sa liberté, vivre en égalité et profiter de la solidarité, doit se montrer responsable est un crédo humaniste et libéral défendu par les centristes, le Président de la République n’hésite à ajouter de multiples strates dont certaines semblent se contredire ou, en tout cas, provoquer une certaine tension entre elles.

Ainsi, son idée de l’Etat – qui se confond presque avec la Nation (car seul l’Etat peut réaliser les promesses de la Nation) – vient très largement en opposition avec sa conception libérale de l’individu, et ses références venant de Nicolas Sarkozy et de Jean-Pierre Chevènement ne clarifient pas ses propos...

Quant à sa volonté de reconnaissance de toutes les cultures instituées qui se côtoient, se mélangent mais parfois s’entrechoquent, s’opposent jusqu’à la violence, tout en refusant le communautarisme, cela semble être oxymorique alors qu’il aurait été préférable de parler d’un mélange beaucoup plus démocratique et inclusif de cultures personnelles qui peuvent coexister pacifiquement et dialoguer plus aisément que des blocs souvent intolérants comme on le constate actuellement dans toutes les démocraties du monde.

De même, Emmanuel Macron semble hésiter entre une France dont l’existence serait bien celle d’une communauté nationale ancrée dans une Histoire plus que millénaire et une France qui serait une idée et une pratique démocratique comme le posait la Révolution.

Quand il parle des Français, c’est pour les dire «réfractaires», adjectifs qu’il avait utilisé voici quelques mois et qu’on lui avait reproché mais qu’il affirme utiliser en s’y incluant.

Néanmoins, il ajoute également qu’ils ont été les Européens les plus disciplinés face aux mesures de confinement dû à la covid19, adjectif, ce qui est bien contradictoire avec le côté rebelle à toute autorité ou décision venue d’en-haut.

D’autant que les deux adjectifs semblent un peu trop affirmatifs pour un peuple attiré par le populisme et non l’individualisme – le vrai celui qui met au centre de son discours la responsabilité de chacun – et qui a souvent peu respecté les mesures sanitaires malgré les satisfécits que beaucoup de politiques lui ont décernés de manière un peu trop démagogique…

Heureusement qu’il ajoute à bon escient que «nous sommes un peuple de paradoxe», ce qui signifie, alors, que l’une ou l’autre proposition qu’il a énoncé est fausse parce que l’on ne peut être réfractaire et discipliné en même temps!

Emmanuel Macron est plus crédible et juste quand il dénonce le relativisme, le complotiste, les attaques injustifiées contre la science qui sont autant d’attaques contre la démocratie républicaine.

 

► Voici les propos tenus par Emmanuel Macron

- Vous êtes président de la République depuis trois ans et demi, qu'avez-vous appris des Français ?
Ces trois dernières années ont conforté ma conviction: nous sommes un peuple de paradoxes. Cela avait été très mal compris quand j'avais dit que nous étions un peuple de Gaulois réfractaires, mais je m'incluais dans les Gaulois réfractaires ! Nous sommes un pays qui peut produire la crise des gilets jaunes, être extrêmement dur, vocal et, en même temps, nous sommes l'un des pays d'Europe où le confinement a été le plus respecté. Nous ne sommes pas un pays qui se réforme comme les pays anglo-saxons, scandinaves, ou l'Allemagne, nous sommes un pays qui se transforme. Un pays très politique, perclus de passions contraires. C'est ce que j'aime profondément en nous. Cette tension créatrice. Avec un rapport à l'Etat et à la responsabilité très singulier, on l'a vu pendant les crises récentes.  Le traumatisme, c'est effectivement le rapport à l'Etat. La France naît de la langue et de l'Etat, les deux piliers de notre Nation. L'Etat est ainsi perçu comme un socle d'unité qu'on aime mais il est aussi vécu comme une contrainte, toujours. Nous sommes dans cet entre-deux permanent, c'est notre belle névrose. Dès que quelque chose ne va pas, on le reproche à l'Etat: voilà ce qui explique que depuis des décennies, la confiance en nos responsables politiques, en nos structures, est beaucoup plus faible qu'ailleurs.  L'Etat est tenu responsable de nos malheurs. Quand un problème surgit, les élus locaux dénoncent les manques ou les faiblesses de l'Etat, mais chacun se tourne vers l'Etat quand l'urgence ou la gravité sont là. Car seul l'Etat protège in fine et seul l'Etat réconcilie liberté et égalité. Cette espèce d'amour-haine fait de nous un peuple à part. 

- Les crises successives ont-elles modifié votre perception des Français ? 
Nous avons renoué avec nos doutes ancestraux. La crise sociale de l'automne 2018, les conflits sociaux de l'hiver 2019 et maintenant la pandémie l'ont montré. Cela ne me rend pas pessimiste pour autant ! Car je suis certain que ces doutes sont une énergie politique très rare. Une question se pose: de quel côté va tomber cette énergie, comment allons-nous métaboliser cette crise que nous vivons ? Beaucoup de choses très profondes se passent, des choses intimes, morales, psychiques, profondes, à l'échelle individuelle comme à l'échelle du peuple. La peur est revenue, le prix de la vie ne sera plus le même. Mais nous sommes un pays qui a su montrer sa force de résistance, qui a su inventer, innover, de façon extraordinaire. Ce que je sens très profondément c'est que, ces derniers mois, ces dernières années, les Français ont réaffirmé leur volonté de prendre leur destin en main, de reprendre possession de leur existence, de leur Nation. Il s'agit là d'un processus lent, l'élection de 2017 a été un jalon sur le plan politique. Mais cela remonte à plus loin. Le jour où on a dit à la France qu'elle était une puissance moyenne, quelque chose de grave a commencé. Ce n'était pas vrai, et les Français ne pouvaient pas se vivre comme cela. Ces dernières décennies, le modèle de l'intégration permanente des classes moyennes par le progrès s'est cassé. Puis, il a fallu faire face aux délocalisations, c'est-à-dire au fait que la mondialisation devenait un processus qui se réalisait aux dépens des Françaises et des Français, en particulier dans certains territoires. Certains appellent cela "la France périphérique", personnellement je n'adore pas ce terme. C'est pour moi la France des villes moyennes, des villes qui ont vécu le départ d'entreprises, les reculs, la fin d'une histoire de progrès éducatif, culturel, économique, et la fin de ce qui était notre socle. Ce doute existentiel en nous, nous avons tenté de le dépasser par le rêve européen et ce fut la grande intuition de François Mitterrand. Mais le référendum de 2005 et les divisions lors de la crise de 2007 sont passés par là et chacun s'interroge : l'Europe nous rend-elle plus grands ou est-ce une machine qui nous oppresse ? Nous sommes, je suis, l'héritier de tout cela. Et nous sommes à présent pris par notre volonté farouche, absolue, de reprendre le contrôle de notre vie, de notre vie intime et de la France comme nation. C'est cela que nous devons accompagner. Cela, le chemin que nous devons tracer. Y compris en nous battant pour l'Europe qui est à la fois un idéal et un formidable outil de reprise de contrôle de notre destin économique, technologique, militaire, culturel. Non plus une Europe-marché mais une Europe géopolitique, une Europe de projet. Au fond, retrouver la force et le sens d'une souveraineté qui ne soit ni repli ni conflictualité mais qui puisse s'appuyer sur une autonomie stratégique européenne indispensable aux côtés des Etats-Unis et de la Chine, et pour nouer un nouveau partenariat avec l'Afrique. 

- La crise sanitaire a semblé faire émerger nos instincts enfouis, à commencer par le premier d'entre eux : le doute permanent. Etes-vous inquiet de constater qu'un peuple historiquement rationnel croie soudain aux complots petits ou grands ? 
Ce n'est pas tant le doute qui m'inquiète car le doute peut être moteur de progrès et de connaissance. Mais le relativisme, je dirais même l'obscurantisme. Au fond, il y a, dans ce que l'on vit en ce moment, quelque chose d'un destin prométhéen. Notre société, qui s'était habituée à la fin des guerres, au confort permanent et croissant, a redécouvert avec les crises climatique et terroriste la vulnérabilité. Et la crise sanitaire a ceci de particulier qu'elle a fait revenir la vulnérabilité dans le quotidien, l'intime même. Chacun a compris que tout le monde pouvait être touché, sans exception. Et c'est assez inédit dans notre Histoire récente. Face à ce grand défi, il y a la science. Et je regarde pour ma part avec beaucoup d'admiration ce que les scientifiques ont accompli - jamais dans l'histoire de l'humanité nous n'avions assisté à l'apparition d'un virus et, moins d'un an plus tard, à la découverte d'un vaccin, Mais la science n'est plus exempte du doute. Car lorsqu'on voit sa vie bousculée, son quotidien chamboulé et qu'à côté les controverses scientifiques se déploient sur les chaînes d'information et les réseaux sociaux, alors l'inquiétude gagne. Le problème clef pour moi, c'est l'écrasement des hiérarchies induit par la société du commentaire permanent : le sentiment que tout se vaut, que toutes les paroles sont égales, celle de quelqu'un qui n'est pas spécialiste mais a un avis sur le virus vaut la voix d'un scientifique. C'est ce poison qui nous menace. Nous l'avons vu dans le champ politique depuis des années - avec une grande intensité au moment de la crise des gilets jaunes où être élu, c'était finalement être frappé du sceau de l'illégitimité, ce qui est un renversement singulier. Ce phénomène gagne désormais le champ scientifique. 

- Nous payons les conséquences de cet écrasement des hiérarchies, selon vous ?
Oui, cette société qui s'horizontalise, ce nivellement complet, crée une crise de l'autorité. Et quand cette crise d'autorité touche la science, au moment où l'on attend de cette dernière des vérités définitives auxquelles se raccrocher, même si elles sont provisoires, même si elles sont imparfaites. Les conséquences psychologiques et sociales sont terribles car on finit par ne plus croire en rien. Voici le cercle vicieux: un nivellement, qui crée du scepticisme, engendre de l'obscurantisme et qui, au contraire du doute cartésien fondement de la construction rationnelle et de la vérité, conduit au complotisme. Ce n'est plus "je doute donc je suis". C'est je doute donc je me raccroche à une narration collective qui, même si elle est fausse, infondée, a le mérite de sembler robuste. Toutes les sociétés contemporaines vivent cette espèce d'horizontalisation de la société, de la contestation de toute forme d'autorité, y compris de l'autorité académique et scientifique. 

- Vous mentionnez les réseaux sociaux, mais il existe aussi une responsabilité médiatique. 
C'est vous qui le dites. Mais, effectivement, on observe aujourd'hui un processus de déconstruction de tous les discours, qu'il s'agisse d'un discours politique, d'organisation ou de vérité.  Je ne vais pas me faire le commentateur de ce phénomène car je fais partie des protagonistes, mais c'est une réalité ! Vous voyez bien que le moindre discours, la moindre annonce, est suivi de plusieurs heures de commentaires. Cela, c'est précisément un processus de déconstruction accélérée. A la fin de la soirée, ceux qui sont restés devant leur télévision se demandent : "Finalement, qu'est-ce qu'il a dit ?" Vous voyez combien cette déconstruction, qui peut être légitime, complexifie les choses. Une société, pour avancer, a besoin de commun, que des principes d'autorité politique, académique, scientifique existent. Et ce commun, parce qu'aussi l'espace public est de plus en plus fragmenté, est de plus en plus difficile à produire. Parce qu'il fait toujours l'objet de critiques, de controverses. Mais le commentaire ne peut être permanent, il faut revenir aux faits, à qui parle, sur quoi, avec quelle légitimité et quelle responsabilité.  C'est crucial. Car le relativisme délitant tout, il nourrit la défiance et affaiblit, à la fin, la démocratie. Chacun doit donc prendre ses responsabilités pour changer cela. 

- Comment répond-on politiquement, culturellement, à cette défiance à l'heure de "la société du commentaire permanent"? 
Je ne me fais aucune illusion, on continuera à déconstruire mes discours. Pour répondre à la défiance, il faut, me semble-t-il, pour ce qui concerne les responsables, mêler l'action, la cohérence et l'explication. Voilà, en tout cas, la ligne que je me fixe. Concrètement, quand une crise survient, nous devons savoir y répondre et agir. Expliquer ensuite la cohérence de l'action que l'on mène. Je suis convaincu que cette cohérence est un agrégateur de confiance. Même si, sur le coup, certains expriment leur insatisfaction, même s'ils ne veulent pas forcément vivre la contrainte et rechignent, la cohérence d'une décision la renforce dans le temps. Et permet de retrouver l'efficacité de l'action publique. 

- Pensez-vous que nous vivions une crise de la démocratie ?
Si crise de la démocratie il y a, c'est une crise de l'efficacité. Nous passons trop de temps à expliquer ce qui est impossible plutôt qu'à régler les problèmes concrets. Surtout, en quelque sorte, l'Etat "légal" l'a emporté. Ce qui compterait au fond serait de changer les textes, les lois, plus que de changer la vie des Français. Pour recréer de la confiance, je crois au contraire qu'il faut une action qui ait véritablement une efficacité, un effet des mots aux choses. A ce titre, le deuxième confinement est un exemple d'efficacité car nous avons pris la décision au bon moment. Nous l'avons expliqué, les Françaises et les Français ont agi et, par leur action, ont réussi à casser le cycle du virus. Je suis très prudent et il faut toujours rester humble, mais nous sommes l'un des pays européens qui se porte le mieux face à cette épidémie à ce stade. Et cela grâce à l'action, la cohérence, et à un travail d'explication qui refuse l'espèce d'hyper simplification à la mode. Mais pour revenir à la crise de la démocratie, il y a d'une part un besoin de mieux associer à la décision par la délibération (c'est ce que nous avons fait avec le grand débat puis la convention citoyenne). Il y a plus encore le besoin d'avoir des démocraties qui protègent et retrouvent de l'efficacité collective par l'engagement et le consensus. J'ai toujours fait ce pari, parce que le peuple français est un peuple extraordinairement politique qui cherche constamment à comprendre, le cours du monde et ce qu'il affecte. 

- Ce peuple français "extraordinairement politique" n'est-il pas aussi en train de sombrer dans un manichéisme inquiétant dont la conséquence principale serait une forme de censure ? En 2018, vous en avez déclenché une polémique en qualifiant Pétain de "grand soldat" pendant la Première Guerre mondiale. Mitterrand avait fait fleurir jusqu'en 1992 sa tombe, Chirac lui avait rendu hommage pour le 90e anniversaire de la bataille de Verdun, sans parler évidemment de De Gaulle. Pourquoi, selon vous, même notre histoire ne semble-t-elle plus avoir le droit d'être ambivalente, d'avoir des zones grises ?
Parce que nous sommes entrés dans une société de l'émotion permanente et donc de l'abolition de toute acceptation de la complexité. Nous sommes devenus une société victimaire et émotionnelle. La victime a raison sur tout. Bien sûr, il est très important de reconnaître les victimes, de leur donner la parole, nous le faisons. Mais dans la plupart des sociétés occidentales, nous assistons à une forme de primat de la victime. Son discours l'emporte sur tout et écrase tout, y compris celui de la raison. Par conséquent, celui qui a tenu un discours antisémite ou a collaboré tombe forcément dans le camp du mal radical. Je combats avec la plus grande force l'antisémitisme et le racisme, je combats toutes les idées antisémites de Maurras mais je trouve absurde de dire que Maurras ne doit plus exister. Je me suis construit dans la haine, dans le rejet de l'esprit de défaite et de l'antisémitisme de Pétain mais je ne peux pas nier qu'il fut le héros de 1917 et un grand militaire. On doit pouvoir le dire. A cause de la société de l'indignation, qui est bien souvent de posture, on ne regarde plus les plis de l'Histoire et on simplifie tout. C'est très dangereux, tout le monde parle en permanence mais personne ne débat vraiment. Ça s'entrechoque, c'est émotion contre émotion. Il faut accepter les complexités des vies, des destins, des hommes. 

- Vous avez fait campagne sur votre conscience de la diversité sociale, religieuse, scolaire, ces "mille odyssées françaises", avez-vous écrit. A présent, on a le sentiment que le tronc commun qu'est la République l'emporte, c'est ce que suggère en tout cas le projet de loi "confortant le respect des principes de la République". C'est un changement de paradigme du macronisme ?
Non. Ce que vous rappelez de la campagne de 2017 a souvent été mal compris ou caricaturé: on a dit que j'étais un multiculturaliste, ce que je n'ai jamais été. Ma matrice intellectuelle et mon parcours doivent beaucoup à Jean-Pierre Chevènement et à une pensée républicaine. Il n'y a pas "mille odyssées" s'il n'y a pas d'aventure commune à laquelle se raccrocher. C'est l'aventure française. Au fond, l'intuition de Nicolas Sarkozy il y a dix ans était bonne même s'il me semble que la formule "d'identité nationale" était sujette à trop de polémiques. L'interrogation à laquelle nous devons répondre est à la fois simple et difficile: qu'est-ce qu'être français ? Elle taraude notre peuple car le doute dont nous parlions s'est installé. Et parce que ce doute s'est nourri de phénomènes qui, comme les migrations, ont créé une forme "d'insécurité culturelle" et qui conduit à se demander ce que signifie être français. Il me semble qu'être français, c'est d'abord habiter une langue et une histoire, c'est-à-dire s'inscrire dans un destin collectif. C'est pour cette raison que nous renforcerons les cours de français et nos exigences en histoire, en particulier pour accéder à la nationalité. Etre français, c'est aussi une citoyenneté définie par des valeurs "liberté, égalité, fraternité, laïcité" qui reconnaissent l'individu rationnel libre comme étant au-dessus de tout. Cette citoyenneté est ce qui a permis à Garibaldi de devenir député français de la IIIe République. Nous n'avons jamais eu cette approche par le sang et la République s'est ainsi structurée. Vous avez besoin de cette matrice commune pour que toutes les autres odyssées se conjuguent. Comment accueillir en effet si je ne sais pas ce qu'est ma maison ? Quand certains attaquent notre socle, le remettent en cause, nient nos valeurs, l'égalité entre les femmes et les hommes, la laïcité, ils rendent impossible le fait d'être français. Car ils viennent contester ce qu'il y a de plus fondamental. Le projet porté par la loi confortant les principes républicains, notamment la lutte contre cette idéologie qu'est l'islamisme radical, consiste à nous battre pour préserver la solidité du socle commun menacé par des coups de boutoir à l'école, dans certains quartiers, parce que nous avons été trop hésitants à le défendre. Nous avons trop tardé collectivement à le faire : sans doute la classe politique n'avait-elle pas compris qu'il fallait une politique volontariste. Pour autant, cette citoyenneté ne doit pas être la revendication d'une singularité univoque qui nierait les différences. Dans notre texte constitutionnel, il est écrit, on l'oublie trop souvent, que la République est plurielle. L'erreur commise par ceux-là même qui défendent l'universalisme républicain ou les valeurs de la République est de refuser de voir cette pluralité, de la craindre, de déformer la laïcité pour en faire une sorte de religion qui s'opposerait aux autres, d'affirmer qu'"au fond, vous n'aimez pas la France si vous choisissez des prénoms qui ne sont pas vraiment français".  

- Mais comment apaiser concrètement cette tension permanente entre l'universel et le particulier ?
Je crois à une politique de la reconnaissance. Dans notre Code civil figure encore cette notion très problématique d'assimilation. Elle ne correspond plus à ce que nous voulons faire. Nous devons miser sur l'intégration, permettre à chacun de rejoindre le cœur de ce modèle républicain mais en reconnaissant sa part d'altérité. Quand vous parlez l'arabe à la maison, que votre famille vient des rives du fleuve Congo, que vous possédez une histoire qui ne se noue pas entre l'Indre et la Bretagne, vous avez une singularité qui importe et il faut pouvoir la reconnaître. Chacun doit pouvoir vivre entre plusieurs horizons culturels. Je suis frappé de voir que notre République a laissé son socle se faire attaquer sans jamais reconnaître la richesse de nos diasporas pour nous-mêmes. C'est la double peine : on est tombé, en quelque sorte, dans le pire des schémas, celui du rétrécissement et de l'affaiblissement. Nous devons pouvoir être pleinement français et cultiver une autre appartenance. C'est un enrichissement et pas une soustraction. Et c'est aussi ce qui permettra à chaque Français, quelle que soit son origine, d'aimer la France, de voir la part qu'il peut y prendre et par sa différence ce qu'il peut lui apporter. C'est aussi pour cela que dans le discours des Mureaux j'ai voulu insister sur la reconnaissance par la mémoire, par les diplômes, par une visibilité médiatique, par l'accès aux postes à responsabilité.  

- Donc vous assumez une part de discrimination positive ?
Je ne parlerais pas de discrimination positive, mais force est de constater que notre histoire n'a pas embrassé toutes les histoires. Nous avons des mémoires fracturées, c'est "l'histoire en miettes", il y a trop de mémoires, ce que Benjamin Stora dit très bien sur la guerre d'Algérie. Les historiens travaillent, bien sûr, et c'est légitime. Mais il y a aussi la place que la Nation donne à l'histoire, dans nos livres, par nos statues, nos noms de rues... les traces de ces mémoires, de cette histoire. Et sur ce sujet, il faut bien admettre que si le fleuve principal est là, bien présent, les affluents ne sont pas tous présents. Cela ne veut pas dire qu'il faut effacer, déboulonner, cela n'apporte rien. Mais savoir regarder en face notre Histoire. Dans sa pluralité, et ses parts d'ombre. Prenons Colbert. Colbert est un formidable organisateur de l'Etat, il a aussi contribué avec d'autres à la rédaction du Code noir et je comprends totalement qu'il apparaisse avec les lunettes de notre époque comme une figure ayant nié la dignité humaine de tant de nos semblables. Mais il fait partie de cette histoire française. Il faut enseigner le Code noir. Raconter à quel moment et pourquoi cela s'est passé, replacer cette histoire dans sa plénitude. Je suis pour qu'on reconnaisse les histoires qui pétrissent notre pays, pour que les enfants ultramarins apprennent toute l'histoire de l'esclavagisme que la France a fait vivre à leurs aïeux. Qu'on leur enseigne les bégaiements même après Schoelcher que certains territoires ont pu vivre, les libérations que leurs propres héros leur ont fait connaître. Je suis pour aussi qu'on reconnaisse chaque affluent qui alimente le fleuve France. Toussaint Louverture et plusieurs autres n'ont certainement pas leur juste place dans notre Panthéon national et ne sont pas suffisamment connus et reconnus. De la même manière, des enfants de la République ont une histoire prise entre l'Afrique et la France, il faut le reconnaître et le rendre tangible. La France a cette capacité d'hospitalité, il ne faut pas en avoir peur. Au contraire, c'est une richesse inouïe, mais on a trop souvent voulu la dissimuler à nos concitoyens. Nous avons occulté ces histoires : en ne faisant pas défiler les troupes africaines sur les Champs-Elysées le premier jour de la libération à Paris, en oubliant la part d'Afrique dans le débarquement de Provence, ce que j'ai tenu à corriger le 15 août 2019. Tout cela est vrai. Tous ces plis de notre histoire collective se retrouvent dans des histoires individuelles qui par conséquent sont mal à l'aise avec l'histoire officielle. Elles ont le sentiment qu'elles n'ont pas leur place. Et cela crée du malheur, les jeunes et les moins jeunes ont le sentiment d'aider à faire tourner le pays mais de ne pas se retrouver dans les médias, dans la haute fonction publique, ils ont l'impression d'être effacés. Voilà pourquoi nous devons faire un travail historique et mémoriel qui ne consiste pas à effacer ce que nous sommes mais à compléter notre histoire, avec de nouvelles statues, de nouvelles appellations de rue. C'est le travail de la commission que nous avons confiée à l'historien Pascal Blanchard et dont l'objectif est d'élaborer un carnet de noms qui sera ensuite mis à la disposition des maires et des associations. Sans oublier le travail que je souhaite accélérer sur les stages et les diplômes. Nous allons mettre en place des circuits d'accès plus rapides aux grandes écoles car on ne peut pas se satisfaire de la situation actuelle.  

- Vous pensez qu'être un homme blanc de moins de 50 ans est un privilège ? 
C'est un fait. On ne le choisit pas, je ne l'ai pas choisi. Mais je constate que, dans notre société, être un homme blanc crée des conditions objectives plus faciles pour accéder à la fonction qui est la mienne, pour avoir un logement, pour trouver un emploi, qu'être un homme asiatique, noir ou maghrébin, ou une femme asiatique, noire ou maghrébine. Donc, à cet égard, être un homme blanc peut être vécu comme un privilège même si, évidemment, quand on regarde les trajectoires individuelles, chacun a sa part de travail, de mérite. Le problème commence quand cette donnée de base devient un facteur principal d'explication. 

 

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