Lors de la Conférence de Munich
sur la sécurité qui s’est tenue le 15 février dernier, Emmanuel Macron a eu l’occasion,
au cours d’une longue intervention et d’un exercice de questions-réponses, de
préciser ce qu’il entendait par la notion d’Europe-puissance qu’il évoque
souvent et qui doit faire en sorte que les Européens regroupés dans l’Union
européenne prennent réellement en main leur destin en matière de sécurité, de
défense et de politique étrangère mais aussi économique et sociale malgré leurs
différences de culture, d’approche et de relation avec l’Histoire.
Sa vision est, à la fois,
réaliste mais porte en elle un idéal concret à atteindre.
Elle n’est donc pas de l’ordre du
«y qu’à» tout en pointant l’urgence et les raisons incontournables qui
demandent une vraie politique commune de l’UE.
Dans cette intervention, il revient
sur tous les points qui ont fait débat sur son approche qui demande une plus
grande intégration ainsi que des alliances à l’intérieur même de l’Union de pays
qui veulent avancer plus vite dans tous ces domaines.
Il parle également de la nécessité
politique et stratégique d’un dialogue avec la Russie qui, malgré ce que
peuvent dire ses contempteurs, demeure pour lui une adversaire qui n’a renoncé à
aucune de ses volontés de déstabilisation des pays démocratiques mais qui n’a
sans doute pas le moyens de ses ambitions sur le moyen terme.
Il évoque la nécessité de ne plus
se cacher derrière le parapluie américain, de plus en plus troué de par la
volonté des autorités américaines de se désinvestir de la défense du continent
européen, tout en précisant qu’une défense de l’Europe par les Européens doit
se faire dans le cadre de l’Otan.
Il revient sur une de ses
préoccupations majeures qui est l’affaiblissement de la démocratie dans les
pays occidentaux venue à la fois de l’intérieur et de l’extérieur,
affaiblissement qui est une grave menace sur la liberté et les valeurs humanistes.
Quant au problème de l’élargissement
de l’UE à la Serbie, à la Macédoine du Nord et à l’Albanie, il récuse l’idée d’un
véto de la France, expliquant que l’on doit réussir à mieux intégrer les nouveaux
pays par rapport au passé et éviter que les nouveaux membres créent encore plus
de désaccords à l’intérieur même de l’Union comme on l’a constaté avec l’intégration
des pays de l’ex-bloc communiste.
Enfin, il n’oublie pas de saluer
les énormes bienfaits de cette Union européenne depuis sa création.
► Extraits de l’intervention d’Emmanuel Macron
- Quand je regarde le monde tel
qu'il est en train de se faire, il y a en effet un affaiblissement de
l'Occident. On pensait il y a 15 ans que nos valeurs étaient universelles,
qu’on allait dominer le monde durablement, qu’on était dominant sur le plan technologique,
sur le plan militaire. Quand je nous regarde en effet à 10 ou 15 ans nous
allons être de plus en plus bousculés par d'autres projets et d'autres valeurs
qui émergent. L'émergence chinoise évidemment est à prendre en compte, nous
avons des puissances régionales qui ne partagent pas nos valeurs mais qui sont
dans nos voisinages — la Russie et la Turquie, on y reviendra sans doute. Il
faut avoir une stratégie. Nous avons un voisinage qui est une formidable source
d’opportunités si on décide de s’en occuper. C’est l’Afrique : parce que quand
je regarde l'Europe sur les 30 prochaines années il semblerait plutôt que nous
allons perdre de la population, que nous avons du mal à nous stabiliser ;
l’Afrique est en train d’exploser démographiquement. Et il y a une politique
américaine qui a commencé il y a plusieurs années, pas que sous cette
administration, qui est celle aussi d’une forme de repli relatif, en tout cas
d’une reconsidération de la relation avec l’Europe et qu’il nous faut regarder
là aussi en face. Tout ça me convainc, en tout cas me conforte dans l'idée que
nous avons besoin d’une stratégie européenne qui est celle de nous revivre
comme une puissance politique stratégique. Et donc moi je vois une Europe
beaucoup plus souveraine, unie et démocratique.
- A horizon 10 ans, je vois une
Europe qui aura construit des leviers pour bâtir sa souveraineté technologique,
de sécurité et de défense, sur les sujets migratoires, en termes alimentaires,
en termes climatiques et environnemental et dans sa relation avec son grand
voisinage c’est-à-dire en particulier sa politique russe, sa politique «
Middle-East », sa politique africaine. Je vois une Europe où on aura décidé de
ce fait, dans un cœur qui est à définir, et de manière je dirais souveraine,
chacun de mettre davantage ensemble, de bâtir une vraie souveraineté de la zone
euro pour être crédible dans cet environnement. Et on aura aussi su moderniser
nos règles de décision commune, avec une Europe puissante, crédible avec ce que
je viens de dire. Ça ne peut plus être une Europe où on garde les règles
d’unanimité pour tout, où on a un commissaire par pays, etc. Si on se projette
à 10 ans, il faut qu’on accepte que dans le cœur de l'Europe on mette beaucoup
plus de choses ensemble. Et donc je vois cette Europe, selon les choix
d'ailleurs des pays souverains, à plusieurs cercles: un cœur beaucoup plus
intégré qui, sur les fonctions clés que j’évoquais, décide de mettre ensemble
beaucoup plus; des partenaires qui restent dans une politique avec un marché
commun, des règles communes et des vraies convergences; une politique de
voisinage commun, mais qui ont un accès moins étroit et moins ensemble, et une
politique de voisinage stabilisée.
- Je pense qu'on est à un moment
de vérité de l'Europe parce qu'en effet l'Europe est le moyen pour nous de
protéger nos valeurs, nos préférences collectives qui ont évidemment beaucoup
en commun avec les Etats-Unis d'Amérique – ce goût pour la liberté qui nous a
mis toujours jour côte à côte sur les guerres – mais qui n'est pas tout à fait
les Etats-Unis d'Amérique. Et qui fait qu’il faut en effet avoir aussi une
liberté d'action européenne, une indépendance européenne, une capacité à bâtir
notre propre stratégie parce qu'on n'a pas la même géographie, parce qu'on n'a
pas le même rapport à l'égalité par exemple, aux équilibres sociaux, pas tout à
fait le même rapport aussi à la culture, aux auteurs. Il y a des spécificités
européennes qu'il faut défendre. Et on a une politique de voisinage qui est
propre. La relation avec la politique méditerranéenne est une politique
européenne, ce n’est pas une politique transatlantique. La politique avec la
Russie doit être une politique européenne, elle ne peut pas être simplement une
politique transatlantique. Et donc voilà comment je veux nous projeter, je nous
vois nous projeter je l’espère à 10 ans : une Europe qui aura su bâtir les
termes de sa souveraineté sur ces grands sujets, d’une plus grande unité, d'une
plus grande vitalité démocratique et qui saura aussi retrouver un certain goût
pour l’avenir.
- Aujourd’hui la crise qui est la
nôtre est une crise des démocraties européennes et des classes moyennes européennes.
Dans nos pays, les gens sont en train de douter de l’Europe, parfois même de
l’idée de démocratie – les extrêmes montent –, et de notre capacité à apporter
une réponse en commun. Donc quelle est la perspective qu’on donne à l’Europe sur
les 20 à 30 prochaines années? C’est ça qui est en jeu et donc, je n’ai pas de
frustrations mais des impatiences et je pense que le travail qu’on va donner
est de savoir comment on donne une nouvelle dynamique à l’aventure européenne. (…)
Le plan Climat, les perspectives sur la 5G, qui bâtissent ne nouvelle ambition
européenne dans laquelle moi je me retrouve totalement. Mais la clef pour moi
des prochaines années de ce qu’on doit faire au niveau européen, de ce que j’ai
essayé de proposer au discours de la Sorbonne et ce sur quoi on doit avancer
c’est, un, aller beaucoup plus vite au niveau européen sur ces ses éléments de
souveraineté que j’évoquais tout à l’heure et comment sur le plan
technologique, on investit beaucoup plus fort, beaucoup plus vite sur nos
entreprises, nos innovations et notre régulation pour bâtir des solutions
européennes. La 5G, le cloud, l'intelligence artificielle. On doit avoir ces
règles de la souveraineté, ça, c'est clair. Comment en Européen, on relève les
défis qui inquiètent nos populations, le climat, le rapport aux frontières. Ça
fait des années qu’on n’arrive pas à régler nos sujets migratoires. On doit les
régler en Européen et tous nos peuples voient l'importance du défi climatique,
ont à la fois peur, peur du changement ou peur que ça ne change pas assez vite
selon les uns ou les autres.
- C’est en Européen qu’on peut
changer les choses, c’est la bonne échelle, c’est le bon marché donc moi, je
veux sur ces sujets, qu’en franco-allemand, on aille beaucoup plus vite,
beaucoup plus fort avec beaucoup plus d’ambitions pour réussir et la clef de
cela, c’est de prendre des risques. On a su le faire par le passé. Si les
Français, les Allemands ne prennent pas de risques sur ces sujets ça n’avance
pas. Et c’est changer notre relation, je crois que c’est, profondément, au
futur, et à l’investissement. Nous sommes en train de devenir un continent qui
ne croit plus dans son futur. On va discuter d’un budget dans quelques jours au
niveau européen, on trouvera un accord. Mais la question est de savoir si on
aura un budget à 1,06, 1,07, 1,08 % du PNB européen avec des retours et des rabais,
ce n’est pas à la hauteur de tout ce qui est à faire. Je regarde ce qu’il y a
derrière. On a la Chine qui investit massivement. L’argent public, dans des
règles, avec des visibilités, qui est compliqué à voir chaque jour, mais un
investissement sur le numérique, sur le digital, sur une stratégie climatique
qu’il ne faut pas sous-estimer, en bougeant très vite ces dernières années.
Elle investit sur son futur. On a des États-Unis d'Amérique qui font le choix
d'augmenter très fortement la dépense publique, très fortement à des niveaux
sans précédent ; qui investit sur sa défense, qui investit sur sa technologie
et qui investit sur des choix d'avenir. Et je regarde l’Europe: au niveau
consolidé, agrégé, nous continuons la consolidation budgétaire. Je parle du
niveau agrégé, je ne parle pas d'un budget entre Etats mais au niveau agrégé,
c’est vrai. Et dans le même temps, on a su réguler les acteurs de marché avec
des règles post-crise. On n’a pas régulé les marchés financiers qui financent
essentiellement les anglo-saxons. On a su réguler les intermédiaires de marché,
banques et assurances qui sont la clef du financement de l’Europe continentale
et donc nous avons depuis 10 ans une contraction du financement public et privé
en Europe. C’est fou dans un environnement à taux d'intérêt bas ou quasi nul
parce que le résultat de tout cela et que nous avons une épargne en Europe qui
continue d'augmenter, et que comme nous n’avons pas fini de bâtir une Europe
financière intégrée et une vraie Europe des marchés de capitaux et de la
finance, cette épargne ne circule pas en Europe pour être proprement allouée
dans les endroits qui sont nos priorités et qu’aujourd’hui, nous
sous-investissons en consolidés nos priorités, et que l’épargne européenne
privée, elle, va financer les bons américains. C’est ce que je disais tout à
l’heure à certains, c’est que le résultat de cette stratégie c’est que les
Américains sont en train d’investir beaucoup plus vite sur les choix du futur,
les Chinois aussi. S’ils ont raison, dans 10 ans ou 15 ans, ils auront les
industries, les normes, et les structures qui permettent d'embrasser le futur,
là où nous aurons pris du retard. S’ils ont tort et qu’ils font faillite, ils
auront fait faillite avec notre argent, donc c'est un jeu où on perd de toute
façon à chaque fois parce que nous n’investissons pas nous-mêmes suffisamment
sur notre avenir.
- On doit retrouver ce goût de
l’avenir, cette capacité à investir parce que politiquement, c’est le seul
moyen de réconcilier les classes moyennes européennes avec notre avenir et pour
moi, c'est un point très important sur le plan politique. La crise financière
de 2008-2010 a été gérée en Europe beaucoup plus lentement qu’aux Etats-Unis et
elle a été gérée en ajustant sur les classes moyennes. Soyons très clairs. On a
demandé à l'Italie, à la Grèce, à l'Espagne des efforts sans précédent dans l'Histoire.
Ça n’était jamais arrivé en temps de paix et on a ajusté sur les classes
moyennes, on a baissé des salaires, on a baissé des retraites et on a poussé à
faire des privatisations forcées généralement d’ailleurs en ayant le talent de
faire vendre ces actifs aux Chinois. Ensuite, on a eu la crise migratoire qui a
bousculé – et je parle dans un pays qui a pris ces risques sur la crise
migratoire –, mais qui a bousculé nos classes moyennes, qui a fait monter une
inquiétude démographique, culturelle. La réalité c’est qu'aujourd'hui, en
Europe, soyons lucides, ce qui était le cœur de nos démocraties, nos classes
moyennes ont un doute sur l'aventure européenne parce qu'elles se disent: «dans
ce continent, quand il y a un problème économique ou financier, c'est nous qui
payons»; «quand il y a un problème migratoire, c'est nous qui ajustons, et il
n’y a plus de solidarité».
- Il y a eu une division Nord-Sud
sur la crise financière, une division Est Ouest sur la crise migratoire.
Comment recréer du goût de l'avenir, du goût de la solidarité entre nous pour
les classes moyennes? Parce que l'Europe, c'est une aventure politique qui est
démocratie, liberté individuelle, progrès pour les classes moyennes, «économie
sociale de marché» dirait-on pour citer les bons auteurs en Allemagne. S’il n'y
a plus de perspective pour les classes moyennes, [il y a] le doute démocratique
et le doute sur l'aventure européenne.
Donc je n'ai pas de frustration.
J'ai des impatiences parce que je pense que c'est une question aujourd'hui de
rapidité de notre réaction et de la clarté de la réponse qu'on apporte à nos
citoyens. Si le couple franco-allemand ne sait pas apporter et avec lui tous
les partenaires européens, une réponse claire à ces défis, à ces sujets et une
perspective d'avenir pour les classes moyennes, nous aurons fait une erreur
historique.
- C’est la question de la
relation entre une ambition européenne de la défense et l'OTAN. Je crois très
profondément que nous avons besoin d'avoir une Europe de la défense plus forte.
C'est pour cela que je considère ce que l'on a réussi à faire durant les
dernières années : un fonds européen de la défense, une coopération renforcée,
la mise en place, comme j'avais proposé à la Sorbonne, d'une Initiative
européenne d'intervention pour rapprocher les cultures stratégiques, ce sont
des pas historiques et extrêmement importants pour avoir des financements
européens, pour avoir des projets capacitaire communs et pour avoir derrière
une culture stratégique commune. Je pense que nous en avons besoin pour les
raisons que j'évoquais tout à l'heure de souveraineté. Parfois, cela a été mal
interprété ou mal compris. Ce n'est pas un projet qui est contre l'OTAN ou
alternatif à l'OTAN, mais je l'ai dit, pour moi, la sécurité collective
européenne a deux piliers : l'OTAN et l'Europe de la défense. Ce n'est pas une
alternative, mais c'est la conséquence logique de la situation que nous avons
vu ces dernières années. Nous avons un partenaire américain qui nous dit « vous
devez investir davantage dans votre sécurité », ce qui est vrai. Nous avons les
États-Unis d'Amérique qui nous disent « vous, Européens, depuis la chute du
Mur, vous avez désinvesti pensant que la paix était là. Le monde a changé. Je
ne suis pas le shérif de votre voisinage ». Et quand je regarde ce qui a été
fait, y compris d'ailleurs sous l'administration du Président Obama, c'est déjà
un repositionnement stratégique américain. Le choix d'être moins investi dans
le Moyen-Orient, de se repositionner sur le Pacifique beaucoup plus et de dire
« l'Europe doit prendre ses responsabilités en termes de voisinage ». Mais je
pense que nous avons besoin de l'OTAN très clairement. Mais nous avons besoin
de construire en cohérence avec l'OTAN et pour nous-mêmes et en réponse à la
demande américaine, une capacité propre qui nous donne de la crédibilité
vis-à-vis du partenaire américain, celle de dire nous nous mettons en situation
de pouvoir nous protéger nous-mêmes et mener des actions utiles et celle
d'avoir une liberté d'action. Je le dis parce que c'est aussi très important
pour avoir une politique étrangère. Si nous n'avons pas de liberté d'action,
nous n'avons pas de crédibilité en politique étrangère et nous ne pouvons pas
être «junior partner» des États-Unis d'Amérique parce que parfois nous avons
des désaccords qu'il faut assumer. Si nous n'avons pas bâti une vraie
souveraineté financière et économique et militaire, nous ne pouvons pas avoir
une diplomatie propre.
Dans ce cadre-là, j'ai souhaité
qu'on puisse avancer sur beaucoup de choses et la proposition que je fais, ce
qui est nouveau dans ce que j'ai dit la semaine dernière… Rien de neuf par
rapport à l'OTAN : la France contribue dans le cadre de l'OTAN, en matière
nucléaire, aux réflexions stratégiques ; elle ne participe pas aux exercices et
elle n'y participera pas davantage, cela a toujours été le cas. Mais je dis,
maintenant nous devons rentrer dans un dialogue stratégique avec tous les
partenaires qui le souhaitent, y compris sur le nucléaire. Dans ce cadre-là,
nous sommes prêts à avoir des exercices conjoints parce que le but c'est de
bâtir une culture stratégique commune. L'étape pour moi à laquelle on est au
niveau européen, c'est de dire « la France croit à une Europe de la défense ».
Et donc nous sommes prêts à passer ce pas et à proposer à tous les partenaires
qui le souhaitent d'entrer dans un dialogue stratégique inédit et de regarder
une culture commune sur ce sujet. Et je pense que c'est un élément très
important et c'est ça qui est nouveau dans le cadre de cette Europe de la
défense et dans cette articulation entre Europe de la défense et l'OTAN.
Mais cela suppose de regarder
entre nous des impensés que nous avons. Et moi je pense que l'Europe, elle a
des impensé par rapport à la puissance militaire. Et nous sommes à un moment de
notre histoire où on doit les lever. Il y a deux grands impensés : il y a un impensé
allemand et il y a un impensé de l'Est de l'Europe. Et c'est à nous de les
regarder par rapport à notre histoire, de manière très décomplexée, très
respectueuse, et de voir comment on sait les lever. Nous avons bâti l'Europe
sur l'abandon de la puissance militaire allemande. C'est comme ça qu'on l'a
fait au début. Et on a ensuite construit les choses en laissant les deux
puissances alliées - Grande-Bretagne, France - bâtir une puissance militaire
dotée donc avec le nucléaire, pas l'Allemagne. Mais l'Allemagne a su avoir un
débat sur le nucléaire. Elle l'a eu par truchement, c'est-à-dire avec les États-Unis
d'Amérique. Et en quelque sorte, s'est comme installée l'idée en Allemagne
qu’on pouvait parler du nucléaire américain, mais pas du nucléaire européen ou
du nucléaire français. Parce que l'idée de puissance ne se pense que par le
truchement des États-Unis d'Amérique et l'ombre portée. Et je pense qu'il faut
aujourd'hui, de manière très décomplexée, se dire « si on veut vraiment une
Europe souveraine, une Europe qui donc se met en situation de protéger ses
propres peuples. Comment on pense le rapport à la puissance, y compris en
Allemagne ? » C'est un débat. J'en parle en tant que Président français et j'en
parle avec tout le poids de notre histoire commune, mais notre capacité à
dépasser cette histoire. Et je sais que c'est un débat qui n'est pas simple en
Allemagne, du tout. Mais je pense qu’on doit avoir un débat apaisé sur ce
sujet. Mais le rapport à la puissance ne peut pas simplement se faire par le
truchement du tiers de confiance que sont les États-Unis d'Amérique. Il doit
aussi se penser en européen. Et de l'autre côté, à l'Est de l'Europe, depuis la
chute du mur et même l’élargissement, il y a un autre impensé qui est l'idée de
dire « l'Europe de l'Ouest c’est celle qui nous a abandonnés, l'Europe de
l'Ouest c’est celle qui nous a laissés être envahis et qui a accepté qu'un
rideau tombe en Europe en 47 ». Et donc s'est dit « j'ai subi un rapport à la
puissance qui était celui de l'empire soviétique. Je préfère un rapport à la
puissance qui est le rapport américain parce qu'eux ils ne m'ont pas laissé
tomber ». Je schématise, mais c’est je crois comme ça vraiment que ça a été
vécu. Et la question par rapport à notre aventure européenne, cette
réunification de l'Europe que nous vivons maintenant depuis 15 ans avec nos
partenaires de l'Europe centrale et orientale, c'est la question de savoir
comment nous repensons ensemble notre sécurité et donc la confiance commune. Et
donc c'est un vrai bon sujet. Beaucoup des inquiétudes qu’il a pu y avoir par
rapport à cette ambition sur l'Europe de la défense, ou à ce que j'ai pu
proposer de nouveau, elles sont aussi liées à ces impensés européens que nous
avons et que nous devons dépasser parce qu'on entre dans une ère nouvelle.
- Ces dernières années nous avons
accru la défiance à l’égard de la Russie et la Russie nous a donné beaucoup de
bonnes raisons d’accroître la défiance. Je regarde ces dernières années avec le
même degré de défiance, nous avons été plus faibles avec les Russes. 2013-2014,
on décide de dire : on a mis une ligne rouge aux Russes sur le chimique en
Syrie. Mais on ne la fait pas respecter. Énorme erreur. Et donc on a le droit
d’être défiant avec la Russie, c’est une stratégie, c’est celle qu’on avait
pendant des années. Si on est défiant et qu’on dit on n’a pas les mêmes
valeurs, les mêmes principes, il faut être fort. Je considère qu’après
2013-2014 on était défiant et faible, c’est-à-dire on met des lignes rouges
mais on ne les fait pas respecter. Bilan des courses, regardez ce qu’il s’est
passé dans les mois qui ont suivi : ils ont continué en Syrie, le retrait
américain je pense a été, même si il est relatif et il a été ensuite corrigé,
une erreur en Syrie parce qu’il a laissé la place à d’autres puissances. Et de
la même manière, on les laisse avancer sur beaucoup de théâtres d'opérations.
Comme ils nous ont sentis faibles, ils ont ensuite fait l'Ukraine. Donc, moi
j'entends la défiance de tous nos partenaires, la nôtre aussi. La personne que
vous avez en face de vous a été un candidat à l'élection présidentielle qui a
subi une attaque massive quelques jours avant le premier tour dont je sais d'où
elle vient. Donc je ne suis pas fou! Simplement je sais une chose : avoir de la
défiance et être faible en étant voisins – parce que je regarde aussi notre
géographie, la grande différence que nous avons avec les Etats-Unis d'Amérique
quand on parle de la Russie, c'est que nous on partage un même espace, on n'a
pas un océan entre deux – à la fin des fins, ça ne fait pas une politique, ça
fait un système totalement inefficace. Bilan des courses, nous avons accumulé
les conflits gelés, les systèmes de défiance, la conflictualité sur le cyber,
des sanctions qui n'ont absolument rien changé en Russie. Je ne propose pas du
tout de les lever. Je fais juste le constat : nos sanctions et les
contre-sanctions nous coûtent au moins aussi cher que les Russes si ce n'est
plus, à nous Européens, pas à tout le monde, pour un résultat qui n'est pas
très positif.
Donc ce que j’ai proposé voyant
tout cela ce n’est pas de dire soudainement les choses vont changer, vous allez
voir, embrassons-nous, en un claquement de doigts la relation va changer. Non.
Mais j’ai juste dit quelle est notre stratégie crédible sur le long terme avec
la Russie? Il y a un premier scénario, continuer à être intraitable et défiant
mais dans ces cas-là il faut être brutaux. Il faut assumer des conflits, il
faut assumer de faire respecter les frontières et y aller. Est-ce que c’est le
choix collectif? Je n’ai pas vu des gens se précipiter dans la salle pour dire
on y va. Choix pas crédible. Il y a un deuxième choix qui est de dire on est
exigeant, on ne cède rien sur nos principes, sur les conflits gelés mais on
réengage un dialogue stratégique qui va prendre du temps. Mais on réengage un
dialogue stratégique. Parce qu’aujourd’hui la situation dans laquelle on est,
est la pire. On parle de moins en moins, on multiplie les conflits et donc on
ne se met pas en capacité de les régler. Ces choses-là vont prendre du temps
mais je crois que c'est un chemin en tout cas qui est crédible.
(…) Pour moi, ce dialogue
stratégique avec la Russie il doit reposer sur une capacité à régler ces
conflits gelés, une capacité à penser le cyber, le spatial, la relation
militaire, donc cette architecture de sécurité, notre capacité à nous articuler
sur beaucoup de conflits extérieurs. Regardez ce qu’il se passe en Syrie, nous
sommes en désaccord avec la Russie sur ce qu’il se passe à Idlib et qui est
inacceptable. Ce désaccord il n'est pas lié à l'initiative que la France a
prise ou à ce qu'on propose, il est lié historiquement à notre faiblesse et à
notre abandon du théâtre d'opérations. C'est ça le résultat. Donc on voit bien
qu'en tout cas il nous faut dans la durée réengager ce dialogue avec la Russie
mais la mettre aussi en responsabilité sur son rôle. La Russie est un membre
permanent du Conseil de sécurité, elle ne peut pas être constamment un membre
qui bloque les avancées de ce Conseil.
Donc voilà la démarche dans laquelle
j'ai souhaité qu'on puisse avancer. Cette démarche, un, elle doit, elle sera
constamment coordonnée en européen, évidemment en franco-allemand comme le
prévoit le traité d'Aix-la-Chapelle, mais aussi avec nos partenaires. J'ai eu
beaucoup de discussions avec mes homologues polonais sur ce sujet. Ils ont bien
sûr des inquiétudes que l'histoire et la géographie documentent. Mais quand je
leur dis qu'est-ce qu'on fait d’autre et de mieux, ils reconnaissent que si on
peut trouver les voies d'un dialogue de confiance accrue c'est aussi bon pour
eux.
J'ajoute un dernier point. Si je
me mets à la place de la Russie, quelles sont ses perspectives d'avenir? Je
pense qu'il faut toujours aussi raisonner comme ça nous-mêmes. La Russie a
construit ces dernières années une armada militaire incroyable. Elle a continué
à investir quand on avait stoppé, fait des investissements massifs, elle a
beaucoup innové et il faut reconnaître sur le plan militaire elle a acquis des
capacités qu'on ne la pensait pas capables d'acquérir il y a 20 ans sur le plan
maritime, aussi sur le plan terrestre, spatial. Cette stratégie est-elle
soutenable pour elle sur le plan financier? Je ne crois pas. Parce que
simplement elle a un produit intérieur brut qui est celui plutôt d'une économie
moyenne. Donc si je me mets à la place de la Russie je me dis la stratégie que
j'ai eue ces dernières années me donne une crédibilité aujourd'hui, est-ce qu'elle
est soutenable à 20 ans? Je n’en suis pas sûr. Ensuite, elle a maximisé par
notre faiblesse et nos désaccords son rôle dans toutes les crises régionales —
Syrie, Libye, sur certains sujets africains et ailleurs — est-ce que c'est
soutenable? Et après, quelles sont ses options? Le « standalone »? Compliqué.
Énorme pays, démographie déclinante, il faut des alliés. L'alliance avec la
Chine? On l'a plutôt poussée dans ce sens collectivement après 2013-2014 pour
des bonnes raisons, je ne crois pas que cette alliance soit durable pour la
Russie. D'abord parce que la Russie ne s'est jamais projetée culturellement
dans cette alliance. Le président Poutine, et je dirais le conservatisme
politique qu'il a créé, n'est pas un projet politique qui se bâtit dans cette
alliance. Et parce que surtout je pense que l'hégémonie chinoise n'est pas
compatible avec le sentiment de fierté russe, si je peux le dire en des termes
très politiquement non-corrects. Donc je pense qu’il faut chercher les voies
d'un partenariat européen, il faut chercher les voies d'un partenariat. Je l'ai
dit en Pologne : moi, je ne suis pas pro-russe, je ne suis pas non plus
anti-russe, je suis pro-européen. Et il se trouve que quand je regarde notre
géographie on a quelque chose à faire ensemble. Et donc c'est à nous de bâtir
cette architecture de sécurité, de confiance réciproque. Et je pense que c'est
aussi donner une option stratégique à la Russie qui a de la valeur pour nous.
- Quand je parle d'une stratégie
européenne il y a évidemment l’Union européenne mais nous avons cette
possibilité que nous nous sommes donnés à nous-mêmes d’avancer avec quelques
Etats qui veulent aller plus loin si les autres ne veulent pas suivre. C’est pour
ça d’ailleurs que sur les sujets de défense nous avons fait une coopération
renforcée ce qui est une bonne méthode. Ensuite nous avons le format du Fond
européen de défense et puis nous avons pris une initiative qui est elle aussi
intergouvernementale, une initiative européenne d’intervention sur laquelle il
y a plusieurs Etats européens, pas tous, et des Etats d’ailleurs qui sont
membres de l’OTAN d’autres qui ne le sont pas, je pense à la Finlande. Dans ce
contexte-là et dans cette Europe de la défense, oui pour moi le Royaume-Uni a
une place. Il a une place parce que c’est une puissance alliée extrêmement
importante avec laquelle d’ailleurs nous partageons deux choses comme Français:
membre permanent du Conseil de sécurité et puissance dotée de l’arme nucléaire.
Et la relation d’ailleurs militaire elle est structurée par des accords
bilatéraux: Lancaster, Sanders ne dépendent pas, ne sont pas impactés par le
Brexit et je l’ai dit à plusieurs reprises. Et donc oui pour moi cette Europe
de la défense elle suppose d’intégrer des formats divers, de bâtir
progressivement une culture stratégique de plus en plus intégrée et elle
suppose d’inclure le Royaume-Uni à travers les traités actuels, à travers les
initiatives futures. Je pense aussi que nous aurons en européen à construire
les formats de coordination avec les Britanniques à l’avenir sur les plans
stratégiques. Je pense que nous aurons à créer une forme de Conseil de sécurité
et de défense européen. On l’a fait avec le Traité d’Aix-la-Chapelle en
bilatéral. Je pense qu’il nous le faut en européen pour se coordonner sur les
grands sujets stratégiques et je pense qu’il nous faudra de manière régulière
associer le Royaume-Uni à un tel Conseil.
- Jusqu’à présent la stratégie de
la Russie a été d’accompagner les mouvements politiques dans nos pays qui
étaient anti-européens et qui étaient aussi anti-immigration, très
conservateurs sur le plan social et sur lesquels de manière approximative ils
pouvaient penser bâtir une alliance. Surtout me semble-t-il des partenaires qui
pouvaient affaiblir l’intégration européenne. Je crois que c’est une stratégie
claire, elle est assumée et elle est liée au fait que du point de vue de la
Russie l’intérêt a longtemps été de dire: «mieux vaut avoir 27 États divisés
que 27 États ensemble quand on est leurs voisins proches ». Je peux comprendre
cette stratégie. Ce n’est pas celle que nous poursuivons, c’est pour cela qu’il
faut se réengager dans une stratégie qui consiste à dire: «Nous, unis, nous
pouvons avoir une approche avec la Russie qui construit quelque chose, même si
on a des désaccords de valeurs, de fonctionnement.» Je pense que la Russie
continuera à essayer de déstabiliser. Alors soit des acteurs privés, soit
directement les services, soit des proxys. Je ne crois pas aux miracles. Moi,
je crois à la politique c'est-à-dire au fait que la volonté humaine peut
changer les choses quand on se donne les moyens. Je ne crois pas pour autant
que les changements sont spontanés et que d'un seul coup la lumière fut et que
les choses vont changer du jour au lendemain. Donc, oui, il y aura toujours des
stratégies de déstabilisation. Nous, en France, nous n'avons pas pour habitude
de rendre publiques les assignations et donc quand on arrive à tracer d'où
vient l'attaque, on n'a jamais rendu public. Certains autres pays le font. Par
contre, évidemment, on enquête et on a un dialogue avec les pays quand on sait
que ça vient de chez eux. Parfois, ce sont les services publics, dirais-je,
pour rester pudique. Parfois, ce sont des proxys privés ou des acteurs privés.
Donc je pense que la Russie continuera d'être un acteur extrêmement agressif
sur ce sujet dans les prochains mois et les prochaines années. Et d'ailleurs,
dans toutes les élections, elle cherchera à avoir des stratégies de la sorte ou
elle aura des acteurs qui le feront. Il faut se méfier d’ailleurs. Il n'y a pas
que la Russie, il y a beaucoup d'autres pays où il y aura toujours des acteurs
qui le feront. Il y a des acteurs conservateurs d'ultra-droite américaine qui
ont été très intrusifs aussi dans les campagnes européennes et les stratégies
européennes, avec des moyens qui ne relèvent pas de la légalité non plus. Donc,
il faut être assez œcuménique sur ce sujet.
Donc, qu'est-ce qu'on doit faire?
Renforcer nos défenses technologiques, nos coopérations entre services et nos
systèmes juridiques. Parce que la vérité c'est que nous avons très peu
d'anticorps face à ces attaques. Et je crois que c'est une immense faiblesse
des démocraties européennes. Je fais cette parenthèse, mais pour moi, en Europe
aujourd'hui, d’ailleurs dans toutes les démocraties au monde, les mutations du
système médiatico-technologique sont telles que nous n'avons plus les anticorps
pour protéger la démocratie. Et ça, c'est un des plus grands sujets que nous
avons devant nous c'est-à-dire la possibilité aujourd'hui que des acteurs
privés utilisent les technologies de deep fake, manipulent, pénètrent,
diffusent de l'information à très grande vitesse, de toute nature, sans
traçabilité, dans des systèmes démocratiques hyper médiatisés où tout circule
tout de suite avec un effet d'émotion et d'intimidation dans les démocraties,
n'est aujourd'hui pas compatible avec des systèmes qui ont été construits sur
le plan des valeurs, pour la liberté de conscience de la presse, de la
circulation de l'information qui était celle de la fin du XIXème siècle. Parce
que c'est ça notre système. On protège la liberté de la presse, la liberté… ce
qui est très bien. La liberté de circulation avec des lois qui datent du XIXème
siècle, qu'on a un peu adaptées mais dont les fondements, en tout cas en
France, sont celles-ci. Je pense que nous avons des vulnérabilités en la
matière énormes. Et nous n'avons pas des rapidités d'intervention sur le plan
technologique et juridique pour stopper ces stratégies. Cela est pour moi le
plus gros point. Donc la Russie continuera à être un acteur de ce sujet. Et je
pense que d'ailleurs dans l'initiative qu'on doit mener, on doit construire la
stratégie de désescalade, mais aussi de transparence commune qu'on fera sur ce
sujet. Et moi, je pense que dans les prochains mois ce qu’on doit essayer de
faire avec la Russie sur ce point, c'est si des acteurs privés russes ou
publics russes se mettent dans de telles stratégies, dans toutes nos
démocraties ou celles de nos partenaires, on doit mettre en place une
méthodologie d'action rapide, mais peut-être aussi d’attribution beaucoup plus
claire et beaucoup plus forte et de système de sanctions et réciproquement.
C'est pour cela que je pense que nous devons réengager le dialogue sur ce
point, pour lutter contre ces nouvelles formes de déstabilisation, voire de
criminalité en ligne des acteurs publics comme privés.
- (…) On voit bien combien la
stratégie chinoise des 10 dernières années détermine la stratégie américaine
aujourd'hui. Ce qui est d'ailleurs normal et tout à fait légitime sur le plan
commercial, sur le plan stratégique, etc. Et donc, si la Chine continue son
essor et continue d'avoir une politique avec une vraie stratégie
d'infrastructure, numérique et une vraie stratégie aussi d'expansion avec une
logique de comptoirs dans le Pacifique, en Afrique, en Asie du Sud-Est, au Moyen
Orient et maintenant en Europe, il est évident que cela va renforcer les
intérêts et l'alignement d'intérêts de l'autre grande puissance, les
États-Unis, et ceci à mesure aussi que la Chine la rattrapera ou la dépassera
peut-être économiquement et surtout des puissances européennes et russe pour
faire face et construire des régulations.
- Je récuse le terme de veto
français. Je récuse le terme parce que je salue le grand courage qui consiste à
se cacher derrière la France quand il y a des désaccords. Mais je peux vous
dire que plusieurs États étaient contre l'ouverture de négociations avec la
Macédoine du Nord et l'Albanie. Et j'ajoute à ça qu'une partie non négligeable
d'États était de toute façon contre l'ouverture de toutes négociations avec
l'Albanie. Et je pense qu'une erreur funeste eût été de découpler les deux
sujets et de n’ouvrir la négociation qu'avec la Macédoine du Nord. (…) Moi, j'ai d'abord dit «On a une pré-condition
qui est de changer les règles de discussion sur l'élargissement parce qu'elles
sont beaucoup trop bureaucratiques, techniques, non-visibles et qu'on doit
rendre plus politique c'est-à-dire avoir une discussion pour l'élargissement
quand on l'ouvre, qui est différenciée, réversible, plus claire.» Ça veut dire
on doit pouvoir aller beaucoup plus vite avec un pays qui avance clairement, on
doit faire plus clairement des investissements dans un pays qui a ouvert les
négociations et qui progresse, et on doit aussi pouvoir revenir en arrière si
ce pays ne progresse pas. Ça ne doit pas être, une fois qu'on a ouvert les
négociations, un système bureaucratique téléologique (…) où la finalité est
déjà écrite dès le début, non. On doit pouvoir revenir en arrière si ça ne
marche pas. Ça, la Commission a fait un remarquable travail. Et donc cette pré-condition
est levée. Maintenant, moi, je suis aussi rigoureux. On est toujours très
rigoureux entre nous quand il s'agit des rapports de commissions sur tel ou tel
sujet budgétaire, dans le processus, on attend tous un rapport de la Commission
au mois de mars sur les deux pays. Donc nous devons voir ce que la Commission
va dire sur l'état des avancées attendues en Albanie, en Macédoine du Nord, sur
les sujets. Et en fonction de ça je considère que moi les pré-conditions que
j'avais posées, si les résultats sont positifs et que la confiance est établie,
nous devons pouvoir être en situation d'ouvrir ensuite les négociations. Mais
sur ce point, j'attire votre attention sur deux remarques très simples. La
première, l'objectif stratégique qui est le nôtre dans les Balkans occidentaux
avec l'élargissement c'est au fond de les ancrer en Europe. Je partage cet
objectif stratégique. Est-ce que vis-à-vis d'eux ouvrir des négociations en vue
de l'élargissement est la bonne méthode ? Allez aujourd'hui en Serbie, le
président Vucic fait un formidable travail et c'est un dirigeant pour qui j'ai
beaucoup de respect et il a beaucoup de leadership dans son pays. Les tours qui
se bâtissent aujourd'hui elles sont russes et chinoises, elles ne sont pas
européennes. Et donc c'est formidable d'ouvrir des livres de négociations mais
ça ne change pas la vie des gens. Et donc nous devons nous aussi être plus
crédibles c'est-à-dire il faut dans ces cas-là faire des investissements en
termes de culture, d'éducation, d'infrastructures beaucoup plus qu'on ne le fait.
Nous on ouvre des livres de négociation, ça fait 5 ans que la Serbie a commencé
avec nous. Et je vous écris l'histoire, dans 2 ans on dira il faut maintenant
donner, il faut que la Serbie rejoigne le club parce qu'elle s'impatiente à
juste titre. Mais on aura laissé les investissements des autres se faire. Je
trouve que nous avons une politique qui est très théorique sur ce sujet. Je
préfère la realpolitik en la matière. Si on veut ancrer les Balkans, on doit y
investir, y réinvestir des infrastructures, de l'éducation, des langues, de la
culture alors qu'on n'a pas beaucoup changé — moi aussi j'ai vu ce qu'on
faisait côté français et on change cette politique — plutôt que simplement
d'ouvrir des livres de négociations avec une grande hypocrisie. Parce que tous
ceux qui disent on ouvre les négociations avec l'Albanie, la Macédoine du Nord,
vous disent la seconde d'après “Mais attention, ils n'ont aucune vocation à
intégrer avant 15 ou 20 ans.” On n'est pas raisonnable, on se moque des gens et
c'est ça l'hypocrisie collective dans laquelle on est, tout le monde. On
désespère les peuples à leur dire dans 15-20 ans ils vont intégrer. Ce n'est
pas vrai. Donc si on est là ça veut dire qu'ils doivent rentrer. Deuxième
remarque, nous avons nous Européens un problème, on ne pense le voisinage que
par l'élargissement. Ça ne fonctionne pas à 27. On avance trop lentement, on a
des règles d'unanimité partout, on est trop lourd. Vous pensez que ça va fonctionner
si on est 30, 32, 33? On dit tous, je pense qu’il y a une convergence, il faut
une politique étrangère européenne commune. Vous pensez que l'élargissement va
faciliter la politique européenne commune à l'égard de la Turquie ou de la
Russie pour ne prendre que deux exemples ? Donc nous ne sommes pas cohérents.
Et j'ajoute que les mêmes qui nous disent “Faites de l'élargissement plus vite”
sont les mêmes ensuite qui disent “Je suis pour le budget à 1%, pas plus.”
Donc, je disais tout à l'heure, une tartine de plus en plus grande avec la même
quantité de beurre. À la fin, les gens ne sentent plus le beurre. Ça veut dire
que la stratégie implicite qu'il y a derrière sur l'Europe c'est qu’on pense
l'Europe comme un grand marché qui s'élargit et pas comme une puissance
politique. Une puissance politique elle a des préférences collectives, elle a
des minimums de convergence et d'homogénéité et elle doit penser de manière
adulte sa politique de voisinage qui n'est pas forcément d'être intégrée dans
le club tout de suite. Et je crois que ça aussi on doit le changer.
- Je pense que l'ADN de l'Union
européenne ce n'est pas d'être menée par qui que ce soit. Je pense que le projet
des fondateurs de l'Europe et ce qui a fait que nous vivons en paix depuis 70
ans c'est précisément que nous avons rompu avec deux millénaires de ce que le
droit médiéval appelait le «translatio imperii», le transfert d'empire,
c'est-à-dire des politiques hégémoniques successives. Depuis 70 ans, nous avons
bâti une construction politique inédite de coopération sans hégémonie. (…) Et
moi je tiens beaucoup à cette idée parce que c'est celle qui préserve l'ADN de
cette Union européenne, le fait que ça n'est pas un projet d'hégémonie donc
conflictuel. C'est d'ailleurs pour ça que nous vivons, ce qui est notre trésor
qu'il ne faut pas oublier, une période inédite de paix en Europe. Notre
continent qui avait toujours été traversé au maximum tous les 20-30 ans par des
guerres civiles depuis 70 ans vit en paix. (…) Ce que je sais c'est que le
couple franco-allemand est la condition de possibilité de l'ambition
européenne. Elle n'est pas suffisante mais malgré tout, tel que nous
fonctionnons sur le plan historique, démographique, économique, stratégique,
quand l'Allemagne et la France se mettent d'accord sur quelque chose cela n'est
pas suffisant pour emporter une dynamique européenne. Mais si l'Allemagne et la
France ne se mettent pas d'accord pour quelque chose c'est suffisant pour tout
bloquer. Et donc ce que je veux c'est que nous construisions, nous continuons
de construire l'accord franco-allemand qui permet d'avancer et qu'on le fasse
avec de plus en plus d'ambition et de rapidité. Je crois que c'est la clé pour
nous pour répondre aux défis contemporains, c'est le degré d'ambition et de
rapidité.
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