Au moment où se tient
à la Chambre des représentants des Etats-Unis la procédure publique officielle
de l’impeachment (destitution) de Donald Trump à propos de sa demande d’aide au
gouvernement ukrainien de salir son principale opposant à la présidentielle de
2020, le démocrate et ancien vice-président de Barack Obama, Joe Biden, en
échange d’une aide militaire (déjà votée par le Congrès et qu’il ne pouvait
bloquer comme il l’a fait), une question essentielle se doit d’être posée: la
démocratie a-t-elle mérité un tel personnage, c’est-à-dire un populiste
démagogue, menteur, malhonnête, incompétent, sexiste, raciste qui excite les
pires travers humains, notamment de ses électeurs et ses soutiens et dont
beaucoup de gens estiment qu’il a de graves problèmes mentaux le rendant inapte
à sa fonction.
De manière plus
directe et plus provocatrice, Trump [c’est-à-dire son archétype] est-il un
produit «naturel» de la démocratie?
Est-il une conséquence
inexorable (à termes répétés de tels personnages) d’un régime qui permet à
n’importe qui de pouvoir être président?
Mais on peut aussi
poser la question, quelque peu différente, de savoir si Trump est un produit de
ce qu’est devenue actuellement la démocratie voire de l’«approndissement» d’un
régime démocratique.
A l’inverse, on peut
se demander s’il est un accident ou une erreur de la démocratie ou le produit
d’un dévoiement de la démocratie.
Et si ce dévoiement
vient de l’«intérieur» de la machinerie démocratique (comme, par exemple, la
montée d’une autonomie irresponsable de l’individu) ou de l’«extérieur» (comme,
par exemple, la prégnance d’une idéologie néo-libérale et financière régissant
le capitalisme moderne)?
Pour bien poser le
débat, rappelons rapidement ce que sont les fondements d’une démocratie et quel
est l’état actuel des régimes démocratiques et/ou de l’avancée démocratique
dans les pays qui connaissent ce régime depuis plus ou moins longtemps.
La formule d’Abraham
Lincoln utilisé lors de sa fameuse adresse sur le champ de bataille de Gettysburg
encore fumant lors de la guerre de sécession (appelée de manière plus appropriée
guerre civile aux Etats-Unis) est un début: «le gouvernement du peuple par le
peuple pour le peuple».
Ajoutée à la devise de
la République française (liberté, égalité, fraternité), le portrait devient
plus consistant.
Mais cela n’est pas
suffisant parce qu’il faut y ajouter ce que certains estiment tout aussi important
que la volonté de la majorité, celle de la protection de la minorité,
c’est-à-dire qu’il ne peut y avoir de démocratie si l’on ne garantit pas les
droits inaliénables de ceux qui ne pensent pas comme la majorité mais qui se
plient à la règle démocratique.
En quelques sorte
c’est l’application légale d’une vertu essentielle du vivre ensemble démocratique,
le respect de la dignité de toute personne (ce dernier recouvre toutefois un
champ plus étendu).
Enfin, et ce n’est pas
un des moindres éléments, la démocratie est un pari fait sur l’humain.
Si les Pères fondateurs
des Etats-Unis se méfiaient des masses et avaient décidé d’élaborer une constitution
où des garde-fous devaient empêcher tout débordement populistes (on a vu que
ceux-ci n’étaient guère efficaces avec l’élection de Trump…), ils croyaient
néanmoins comme beaucoup des partisans de la démocratie que cette dernière permettrait
une émancipation de l’individu qui serait, au fil du temps, de plus en plus
capable d’être un citoyen responsable grâce aux bienfaits des valeurs
démocratiques, en particulier l’éducation pour tous.
Il serait alors
capable de défendre ses intérêts personnels et ceux de ses proches dans le
cadre d’une communauté libre où, tout en défendant son point de vue, on
accepterait ceux des autres et admettrait que les décisions devraient se
prendre en toute responsabilité face au réel.
Dès lors, pour que ce système
fonctionne, le choix des dirigeants d’un pays ne peut évidemment se faire que par
les élections de représentants élus par tous les citoyens (sachant
l’inapplicabilité de la démocratie directe dans des sociétés complexes et
importantes que sont les démocraties républicaines).
Et c’est ici que se
place le cœur de nos interrogations de départ.
Si le «peuple» (en
réalité l’agrégation de tous les individus qui sont régis sur un même territoire
par la même règle juridique) choisit, il est donc légitime de se demander quels
sont les critères de son vote qui peuvent aboutir à l’élection d’une personnage
comme Donald Trump.
Je ne rentrerai pas
ici dans la controverse du collège électoral qui élit en réalité le président
des Etats-Unis, composé de délégués élus Etat par Etat, permettant donc qu’un
candidat ayant moins de voix qu’un autre (ce qui fut le cas de Trump en 2016
face à Hillary Clinton, avec un déficit de près de trois millions) accède à la
plus haute marche de l’Etat.
Car – si j’estime que
ce système qui devait modérer le choix d’un président a complètement failli
(comme il avait déjà failli en 2000 avec l’élection de George W Bush) –, il est
tout à fait légitime dans le sens où le «peuple» ne l’a jamais remis en cause,
en tout cas, n’a jamais voté pour le supprimer.
L’idée que tout le
monde – et donc n’importe qui – peut se présenter à une élection est un
principe de la démocratie.
Bien entendu, celle-ci,
partout où elle existe, a mis des conditions restrictives mais, globalement,
l’énorme majorité de la population d’un pays peut se présenter et se faire
élire.
On comprend bien que
l’écrémage se fait également par le biais de médiateurs comme les partis
politiques ou des reconnaissances venant des mondes économiques, sociaux,
culturels ou sociétaux.
Sans oublier les
médias qui peuvent promouvoir (consciemment ou non) un individu et lui donner
une légitimité qui peut prêter à controverse.
Evidemment, un inconnu
sans soutien et venant de nulle part peut tenter sa chance mais il a une probabilité
d’être élu qui est très faible voire nulle.
Maintenant, il nous
faut parler de l’état actuel de la démocratie dans les pays où existe réellement
un tel régime politique.
L’évolution de ce
dernier ressemble un peu aux craintes que pouvaient avoir les Pères fondateurs
de la nation américaine dont nous avons vu plus haut qu’ils espéraient que la
confrontation des intérêts particuliers et un gouvernement qui serait fait de
poids et de contre-poids assureraient néanmoins un équilibre salutaire ainsi
que celles d’Alexis de Tocqueville.
Ils ne croyaient pas
dans la bonté inhérente de l’humain mais dans sa capacité à évoluer et, dans ce
cadre, à acquérir une sagesse suffisante pour faire fonctionner un système d’une
grande force idéale mais d’une grande fragilité structurelle.
Mais, aujourd’hui, ce
n’est pas vraiment cette démocratie responsable qui a vu le jour mais plutôt une
démocratie consumériste issue de la montée en puissance de l’autonomie de l’individu,
un bienfait dans son essence mais qui s’est malheureusement faite dans l’irresponsabilité,
dans l’insatisfaction chronique et dans l’assistanat avec des comportements
irrespectueux, égoïstes, égocentriques.
Le tout dans des agirs
qui sont largement dans l’immédiateté, dans la croyance plutôt que la
connaissance, voire dans l’ignorance et l’opposition systématique à tout
pouvoir, même celui qui est démocratiquement légitime.
Dans ce cadre, l’élection
d’un archétype trumpien n’est, son seulement pas une surprise mais une sorte de
conséquence de l’hydre créé, non pas par la démocratie, mais par son dévoiement
même s’il faut se demander si ce dévoiement n’est pas inscrit dès le départ
dans la promesse démocratique.
Et force est de
reconnaître qu’il y a des indices qui militent en ce sens.
Ainsi, le pari
démocratique ne semble fonctionner correctement (jamais parfaitement) lorsque
les individus retirent de celui-ci des gratifications immédiates comme lorsqu’il
y a une forte croissance économique.
Mais dès qu’il faut
faire des efforts, dès qu’il y a des problèmes et des obstacles importants au
progrès, alors le vote est une arme de sanction, non pas contre les élus en
place, mais contre le régime lui-même.
Cela peut aboutir,
dans les cas les plus extrêmes, à la prise du pouvoir légale d’un Adolph Hitler
(mais l’on pouvait penser ici que le régime démocratique en Allemagne était
encore trop récent donc trop faible pour faire face à la montée du nazisme sur
fond de la Grande dépression) et plus généralement à l’élection de personnages
tel que Donald Trump (et ses avatars un peu partout dans le monde).
Bien entendu, il n’y a
pas d’unanimité du «peuple» pour les installer au pouvoir – même pas de
majorité pour ce qui concerne le président américain actuel – mais, néanmoins,
une majorité ou une forte minorité – qui profite de l’émiettement partisan que
peut créer la démocratie.
Maintenant, dire que
la démocratie a mérité Trump est une problématique qui se superpose au mécanisme
dont on vient de parler.
Cela suppose en effet
que quoiqu’il arrive, le régime démocratique sortira de sa boite de Pandore des
Trump à périodes répétées, voire, dans les années à venir,
quasi-systématiquement.
De ce point de vue, il
est bon de ne pas oublier les Orban, Erdogan, Duterte, Bolsonaro et autres
Salvini qui occupent ou ont occupé le pouvoir (et pourront à nouveau l’occuper)
et évidemment ceux qui sont en attente comme Le Pen ou Iglesias.
En fait, nous sommes
sans doute à un tournant des régimes démocratiques et celui-ci peut prendre toutes
les directions possibles sans pour autant affirmer que le pire (c’est-à-dire l’institutionnalisation
de l’archétype Trump) sera la réalité de demain.
Bien entendu, on peut
dire que le «peuple» américain a accepté la présidence d’un démagogue populiste
escroc, menteur, etc. sans se rebeller, sans le renverser et, parfois, dans une
apathie coupable.
Cependant, on pourra
éventuellement parler d’«accident de l’Histoire» s’il est battu lors de la
présidentielle de 2020 (en revanche s’il est réélu le thèse accidentelle ne tiendra
plus la route, d’où l’importance cruciale de cette élection pour l’avenir de la
démocratie).
Eventuellement,
dis-je, car si cette défaite sera salutaire pour le régime démocratique, cela
ne signifiera pas pour autant un retournement des tares issues du dévoiement de
l’idéal démocratique.
Et c’est bien là que
le bât blesse profondément l’animal démocratique.
Car si la démocratie
est condamnée à être une organisation de la société d’une grande faiblesse – ce
qui fait son extraordinaire attrait tellement elle est émancipatrice et progressiste
dans ses valeurs et ses principes –, elle tire sa force d’une sorte de consensus
qui dit que si elle n’est pas parfaite, elle reste le meilleur ou le moins
mauvais système où chacun peut faire valoir ses intérêts.
Or, la montée de l’autonomisation
irresponsable, égocentrique, assistée, insatisfaite et irrespectueuse de l’individu
peut nous amener, plus vite qu’on ne le pense, dans une pseudo-démocratie,
médiacratique, médiocratique, populiste, démagogique et consumériste,
totalement ingérable et donc prélude à des régimes autoritaires voire
totalitaires.
On peut espérer que
tel ne sera pas le cas et que les forces qui poussent la démocratie à exister seront
plus fortes que celles qui veulent la détruire et en faire un système qui a
failli en un temps record face à la longueur de l’Histoire de l’Humanité.
Et si c’est cette
dernière alternative qui est la bonne, on pourra alors dire que, oui, la
démocratie, en ce début de troisième millénaire, avait mérité Trump.
C’est la seule réponse
que l’on peut faire actuellement.
Mais cela ne veut donc
pas dire que le pire va survenir.
Cela signifie qu’il y
a un risque qu’il survienne mais que nous pouvons agir pour l’en empêcher.
Comment?
En misant sur l’émergence
de cet individu libre, responsable, respectueux.
Non pas en l’attendant
comme un messie mais en travaillant d’arrache-pied à ce qu’il devienne une
réalité.
Certains prétendront
qu’il s’agit d’un travail de Sisyphe, d’une utopie irréalisable et ils
pourraient bien avoir raison.
Mais, comme je l’ai
dit, la démocratie est un pari sur l’humain et tant qu’on peut parier sur l’espoir,
il y a lieu de le faire.
In fine, néanmoins, il faut bien comprendre que cette situation
se déroule non pas à la fin du XVIII° siècle quand les Etats-Unis sont devenus
la première démocratie moderne, non pas au début du XX° siècle où cette même
démocratie était dans sa jeunesse là où elle était implantée, non pas après la
Deuxième guerre mondiale où il fallait reconstruire un peu partout l’architecture
démocratique mais bien dans le premier quart du XXI° siècle dans un pays – les Etats-Unis
– qui connaissent la démocratie depuis près de 250 ans.
Bien sûr, par rapport au temps historique, on peut considérer
qu’un quart de millénaire n’est pas très important pour un système politique
notamment si on le compare à d’autres qui ont duré nettement plus longtemps,
certains pendant des milliers d’années.
Mais l’on peut aussi considérer que ce quart est assez long
pour savoir si un tel système est viable sur le long terme, c’est-à-dire qu’il
a pu éliminer ou bloquer efficacement certaines tares qui menacent de le
détruire de l’intérieur.
C’est la fameuse vision du verre à moitié plein ou à moitié
vide.
Quoi qu’il en soit, c’est un problème que devra régler aussi
rapidement que possible la démocratie pour démontrer qu’elle est viable au XXI°
siècle et pour ceux qui vont suivre.
Si elle n’y parvient pas alors, oui, la démocratie aura
mérité Trump.
Sans doute pour notre malheur.