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Emmanuel Macron au Conseil de l'Europe |
Le 1er octobre, Emmanuel Macron s’est rendu à
Strasbourg pour prononcer un discours dans l’hémicycle du Conseil de l’Europe afin
de fêter le soixante-dixième anniversaire de sa création.
Fondé en 1949 par le traité de Londres sous l’impulsion du
discours de Winston Churchill de 1946 sur la nécessité d’une union de l’Europe
et comprenant actuellement 47 Etats membres, l’institution est essentiellement
un lieu de discussion et de réflexion qui intervient dans les domaines de la
protection des droits de l'homme, du renforcement de la démocratie et de la prééminence
du droit.
Il est également chargé de favoriser la prise de conscience
et la mise en valeur de l’identité culturelle de l’Europe et de sa diversité.
Lors de son intervention, Emmanuel Macron a rappelé
l’importance d’une bonne entente entre les Européens (responsables, faut-il le
rappeler, de la survenance de deux guerres mondiales, entre autres…) ainsi que
de continuer inlassablement à construire mais aussi à protéger la démocrate, un
bien qui devrait être commun sans discussion possible sur tout le Vieux
continent.
Le président de la république française a plaidé pour que l’Europe
choisisse une troisième voie entre l’autoritarisme «illibéral» populiste et la défiance
actuelle de certains démocrates vis-à-vis du comportement des peuples, une voie
qui serait celle «des droits et des libertés» en faisant confiance à la démocratie.
Un discours qui a fait la part belle aux valeurs humanistes défendues
par le Centrisme et les centristes.
► Discours d’Emmanuel
Macron au Conseil de l’Europe
Je souhaite ici avant toute chose vous redire l'indéfectible
attachement que la France porte à notre organisation [Conseil de l’Europe]
depuis l'origine. Charles PÉGUY disait que la liberté est un système de
courage. Et cette persévérance de la liberté et de la dignité face à toutes les
adversités est au cœur de cette organisation. Née dans cette ville trois fois
déchirées par les guerres fratricides, je ne crois pas au hasard comme si au
fond l'unité ne pouvait être pensée que là où les brûlures avaient été les plus
vives, cette organisation est le produit de l'humanisme européen, d'un acte de
foi en la possibilité d'une réconciliation de notre continent autour du respect
de la personne humaine et du caractère sacré de sa dignité, au moment même où
rien ne portait à y croire.
Cet acte de foi fut le nôtre, et est encore le nôtre. Le
Conseil de l'Europe a effectivement fait progresser le respect des droits
fondamentaux, la démocratie et l'État de droit en Europe. Il a permis
l'éradication presque totale de la peine de mort sur le continent européen, en
faisant de son abolition un préalable à l'adhésion. Il a fait reculer la
torture par la prévention qu'il exerce sur les lieux de privation des libertés.
Il a permis l'adoption de textes sur la protection des enfants contre leur
exploitation, sur la prévention des violences faites aux femmes. Il a donné
naissance à la Convention européenne des Droits de l'Homme imposant sous
l'impulsion de René Cassin qu'une juridiction soit chargée d'en assurer le
respect par les États avec force obligatoire de ses arrêts. Il a fait
progresser les droits sociaux au logement, à la santé, à l'éducation, à
l'emploi, à la libre circulation garantie par la Charte sociale européenne. Il
a accompagné la construction de l'État de droit comme il le fait aujourd'hui en
Moldavie au travers de la Commission de Venise. Il a su jouer un rôle
visionnaire et précurseur sur la biodiversité comme sur la protection des
données personnelles. Il a rendu notre continent plus démocratique par
l'observation des élections, la lutte contre la corruption, la défense de la
liberté d'expression. Il l'a rendu plus sûr en définissant des règles communes
pour lutter contre le terrorisme ou la cybercriminalité.
Je serais forcément incomplet à vouloir ainsi égrener 70 ans
de lutte, 70 ans de conquêtes qui sont le trésor de notre organisation. Nous
avons forgé ici à l'échelle d'un continent et malgré tous les vents contraires
une architecture commune au nom de la grande fraternité européenne dont Victor
Hugo rêvait, avec la volonté de bâtir la maison commune européenne, évoquée par
Mikhaïl Gorbatchev devant cette assemblée en 1989.
Trente ans après la chute du Mur de Berlin, les murs de
cette maison commune sont toutefois fissurés. Ils le sont par la remise en
cause des droits fondamentaux sur notre continent que nous devons regarder en
face, en en débattant dans cette enceinte.
En Turquie, où l'État de droit recule, où les procédures
judiciaires ouvertes contre les défenseurs des droits de l'Homme, des
journalistes, des universitaires, doivent faire l'objet de toute notre
vigilance.
En Russie où la répression des manifestations de cet été
suscite de nombreuses et légitimes préoccupations que la France partage et sur
lesquelles elle s'est clairement exprimée.
Ils le sont aussi par la fascination qu'exerce jusqu'au sein
de l'Union européenne les régimes autoritaires. Parce que nos démocraties en
crise n'ont pas su apporter à nos concitoyens les protections auxquelles ils aspirent.
Ils se sont fracturés enfin sous le coup de l'illusion que la liberté
s'imposerait mécaniquement partout, que les peuples d'Europe finiraient par
s'unir dans un ensemble de règles et de normes, dans lequel le poids de leur
passé et de leur culture profonde finirait par se diluer.
Le retour de l'Histoire a mis un terme à cette croyance
peut-être, dirai-je, cette espérance. C'est pourquoi les temps que nous vivons,
ces temps de fissures que je viens d'évoquer, appellent une certaine force
d'âme, celle de la lucidité, je le crois profondément, et du courage. Je crois
que pour l'avenir nous devons veiller à nous donner au moins deux exigences sur
lesquelles je veux ici revenir.
La première est de veiller, voire reconstruire ici, l'unité
de notre continent sur le socle de nos valeurs communes. C'est ce que la France
porte au sein de l'Union européenne pour construire avec ses partenaires une
souveraineté économique, numérique, écologique, stratégique. Elle passe par la
solidarité première, pleine et entière entre ses membres. Elle passe par le
renforcement de l'État de droit au sein de l'Union européenne, et donc par la
prise en compte du travail réalisé par le Conseil de l'Europe, et par
l'adhésion de l'Union européenne à la CEDH.
Nulle incompatibilité, nulle concurrence entre les projets
et les organisations, au contraire. Je suis profondément convaincu que cette
souveraineté européenne sera d'autant mieux portée que nous saurons poser les
bases à l'échelle continentale d'une confiance fondée sur les valeurs qui nous
réunissent au sein du Conseil de l'Europe.
Faire l'Europe n'est jamais naturel. Il n'est pas une
donnée. C'est la conquête des sept dernières décennies, sur le lit de
millénaires de conflits, de guerres civiles européennes comme de conquête venant
de l'extérieur. Je crois très profondément que c'est au Conseil de l'Europe que
les fractures de notre continent peuvent être réparées parce que nous avons su
ici précisément dépasser les déchirures de la guerre, les divisions de la
guerre froide, parce que c'est le lieu où la conscience européenne se construit
et se débat.
Cela n'ira pas aujourd'hui comme hier sans tensions, et je
sais les débats profonds qui ont eu lieu cette année dans cette assemblée, sur
la place de la Russie au Conseil de l'Europe. Votre Assemblée et le Comité des
ministres ont fait le choix du maintien de la Russie au sein du Conseil de
l'Europe. Sans le travail conjoint que nous avons conduits avec la présidence
finlandaise, sans l'engagement de nos pays et de cette assemblée pour avancer
ensemble vers un retour à la normale du fonctionnement du Conseil de l'Europe,
la crise n'aurait pu être surmontée et s'en serait suivi, je le crois très
profondément, des conséquences néfastes à nos peuples et la protection de leurs
droits.
Je soutiens pleinement le choix qui a été fait de maintenir
la Russie dans le Conseil de l'Europe, parce que je crois que le peuple russe
se reconnaît fondamentalement dans l'humanisme européen, parce qu'il a
participé à sa construction, parce que la géographie, l'histoire et la culture
de la Russie sont fondamentalement européennes, et parce que quand l'un de nos
membres s'éloigne du socle de nos valeurs communes, la division, l'exclusion
serait un échec de plus qui au fond nous condamnerait à l'impuissance, qui ne
serait que la victoire de ceux qui ne croient pas dans ce socle et nos valeurs.
Les doutes et les critiques sont audibles, légitimes. Mais
que se serait-il passé si nous n'avions rien fait ? N'oublions jamais tout ce
que l'entrée de la Russie dans notre organisation a pu apporter de manière
tangible, concrète, à tous les citoyens russes. Le moratoire sur la peine de
mort, le recours individuel, et la juridiction obligatoire, la possibilité pour
les citoyens russes de défendre leurs droits devant la Cour européenne contre
leur gouvernement.
Votre assemblée a fait le choix souverain de ré-accueillir
la délégation russe sans quoi le risque était bien, tôt ou tard, de voir la
Russie tout simplement quitter le Conseil de l'Europe. Alors les citoyens russes
auraient été privés du droit de recours, de la possibilité même de faire
respecter leurs droits. Cette décision vous l'avez prise, et je la soutiens
sans naïveté, aucune. Conscient que le rôle du Comité des ministres et de cette
assemblée n'est pas de se substituer aux gouvernements qui sont eux-mêmes
responsables de faire aboutir les accords de Minsk, la procédure de Normandie
ou d'importer d'autres débats légitimes, mais déjà de préserver les droits de
tous les citoyens.
Cette décision, je le crois très profondément, n'affaiblit
en rien notre détermination commune, et ne signifie en rien l'existence de
plusieurs standards au sein du Conseil de l'Europe. Cette décision n’affaiblit
en rien, tout au contraire, notre détermination à en finir avec les conflits
gelés qui sont les cicatrices encore si douloureuses des divisions de notre
continent, en Ukraine, en Géorgie, dans le Caucase en Transnistrie.
Ce n'est pas un geste de complaisance. C'est une décision
d'exigence. Exigence à l'égard de la Russie pour qu'elle respecte pleinement
ses obligations et s'acquitte de ses devoirs à l'égard du Conseil de l'Europe,
exigence à l'égard de notre organisation pour que nous soyons collectivement
plus forts et plus efficaces face à ce type de situation, avec plus de prévisibilité,
de réactivité et de crédibilité. C'est l'objet de la nouvelle procédure
conjointe que votre assemblée et le Comité des ministres ont décidé d'initier.
Je souhaite qu'elle soit opérationnelle en janvier prochain. Nous devons avoir
les outils crédibles et renforcés pour faire appliquer les décisions du Conseil
de l'Europe, et nous assurer que chacun des Etats membres respecte pleinement
les engagements et les devoirs qui sont les siens.
Avant de vous rejoindre ici même, j'étais avec Oleg Sentsov.
Il est là aujourd'hui à Strasbourg, libre. C'est le résultat de l'avancée que
fut l'échange de prisonniers intervenus il y a quelques semaines entre la
Russie et l'Ukraine, et qui a également permis la libération des 24 marins
ukrainiens. D'autres attendent encore. Nous leur devons la force de notre
engagement pour le dialogue et pour la réconciliation sur notre continent. Oleg
Sentsov est de ceux qui pensent comme jadis Bernanos que la liberté des autres
nous est aussi essentielle que la nôtre, de ceux qui pensent qu'il ne sert à
rien d'avoir des idéaux si l'on n'est pas capable de se battre pour eux, envers
et contre tout, dans l'épaisseur de l'histoire et dans le cours de nos vies.
Cela fait de lui un grand Européen.
Parce qu'être Européen, fondamentalement, c'est ne jamais se
résigner dans le combat pour la liberté et pour la dignité. Et c'est œuvrer
comme nous venons de le faire et comme nous continuerons de le faire pour
l'unité de tout notre continent autour de ces valeurs et pour leur donner leur
pleine effectivité comme le disait la philosophe Simone Veil.
La deuxième exigence que nous devons nous donner est de
construire ici la pensée des droits de l'Homme, de la liberté et de la
démocratie face aux grands défis contemporains. Je ne serai pas là non plus
exhaustif mais je voulais ici en tant que chef d'Etat partager quelques
réflexions inachevées. Et je l'assume pleinement avec vous sur la situation
collective que nous vivons aujourd'hui et qui je crois profondément inédite.
Là est sans doute l'enjeu principal de l'humanisme européen
au XXIe siècle car les principes et les valeurs qui nous réunissent au sein du
Conseil de l'Europe ne sont pas seulement menacés par nos divisions. Ils sont
mis au défi par les grandes transformations que nous vivons. Contestés de
l'extérieur par un ensauvagement du monde, le retour à une ère d'exercice
brutal de la puissance dans laquelle les violations des droits fondamentaux, du
droit humanitaire le plus élémentaire ne sont plus ni punis ni sanctionnés et
font même de moins en moins l'objet d'une réprobation assumée. laquelle
L'ère que nous vivons – David Miliband l'a qualifiée il y a
quelques semaines d'un nouvel âge de l'impunité – c'est un recul historique du
respect des droits humains, des droits humanitaires sur les principaux théâtres
de guerre et dans nombre de nos sociétés. Là où nous pensions jusqu'à il y a
encore une dizaine d'années que ce mouvement était inarrêtable. Que son sens
était toujours vers l'extension des droits, le parachèvement de la démocratie,
la conquête des droits de l'Homme, la victoire de nouveaux centimètres de
démocratie et d'État de droit.
Ça n'est plus le cas. Cela s'explique par un affaiblissement
sans précédent du système multilatéral et constitue une source profonde
d'insécurité pour tous et remettrait profondément en cause l'existence même de
notre organisation comme de l'Europe, la construction de la paix fondée sur la
coopération entre les nations et le respect des droits de chacun.
Contestés nos principes et nos valeurs le sont aussi à
l'intérieur. Dans la grande accélération de l'histoire que nous traversons. Ils
sont percutés par la menace terroriste, les transformations numériques,
climatiques, démographiques, la crise du capitalisme mondialisé qui n'a pas su
prendre en charge la question des inégalités. Tous ces phénomènes ont des
logiques, des dynamiques parfois profondément différentes mais ils adviennent
là ensemble dans nos sociétés et marquent le retour des grandes peurs que nous
voyons partout remonter. Et avec elles, de l’irrationalisme. Peur du
déclassement, perte de repères, peur du monde ; perte de confiance en ce que
nous sommes, en notre rapport au monde dans la vérité même des faits, parfois
dans l'État de droit.
Face à cela deux voies radicalement opposées s'affirment aujourd'hui.
La première est celle que je qualifierais du délitement.
C'est celle de ceux qui prétendent que la protection face aux bouleversements
du monde passe par le rétrécissement de l'espace de nos droits et de nos
libertés, le repli sur soi, le refus de l'autre. Ceux qui acceptent des
élections mais refusent le pluralisme et se méfient des contre-pouvoirs qui
limitent l'exercice de leur autorité. Ceux qui utilisent l'argument de la lutte
contre le terrorisme pour réduire au silence leurs opposants politiques. Ceux
qui pensent, au fond, que la réponse aux défis contemporains et la construction
d'un état fort passe par la déconstruction de ce que nous avons bâti. Cette
voie existe. Elle a triomphé dans certains pays d'Europe. Et elle est de plus
en plus fortement représentée dans nos pays. Ce serait profondément oublier qui
nous sommes, nous Européens. Et comme vous, je vois malheureusement les
sondages qui montrent la fascination croissante de notre population, de nos
peuples, pour des régimes autoritaires et qui sont prêts parfois à toutes les
concessions en disant peut-être que l'autorité est plus efficace pour répondre
à ces peurs et à ces menaces. Je pense que ce serait là une erreur historique.
Ce serait nous perdre et prendre le risque de disparaître.
La seconde voie, parfois portée par certains de leurs
opposants, est celle que je qualifierais de l'illusion. Elle se nourrit d'une
forme de sécheresse de la raison qui prétend ou qui prétendrait effacer la
morsure de l'histoire. Elle est empruntée par ceux qui, le plus souvent épris
sincèrement de liberté et de droits, voudraient que le monde ne soit pas tel
qu'il est et que les peuples ne soient pas tels qu'ils sont. Qui voudrait dire:
«le peuple a tort, ses peurs sont illégitimes» et n’y répondre que par un
discours de raison, parfois d'exclusion ou de sermon, ne saurait oublier que
l'État de droit est une construction fragile qui doit faire l'objet chaque jour
de soin, d'intelligence, de persévérance, qui s'éprouve dans les
contradictions. Ce serait condamner la pensée des droits fondamentaux à une
forme de pensée magique, incapable de s'incarner dans l'histoire. Au service
des femmes et des hommes de notre temps. Ce serait oublier que les droits de
l'Homme au fond sont un combat toujours inachevé mais qu'avec modestie nous ne
pouvons en être que, comme le disait René Cassin qui ici nous devons tant, nous
ne pouvons en être que le fantassin et non pas seulement le sourcilleux
gardien. Le fantassin, oui. Parce que c'est une bataille qui se mène au corps à
corps en comprenant ses peurs et les situations limites qu'elles peuvent
produire.
Je crois que notre tâche collective ici au Conseil de
l'Europe est, tous ensemble, de ne céder à aucune de ces deux voies mais
d'essayer d'en construire une autre. Et tout au contraire, de penser pour le
réaliser. L'espace des libertés et des droits dans notre monde tel qu'il est
avec des questions qui paraissent simples mais qui sont précisément les
questions qui nous sont posées. Comment protéger nos concitoyens du terrorisme
en préservant leurs droits et leurs libertés individuelles? Comment défendre la
liberté d'expression face à la prolifération des discours de haine? Comment
répondre à la violence qui s'exprime de plus en plus dans nos sociétés en
rendant nos démocraties plus fortes? Comment protéger le droit d'asile en répondant
à l'exigence légitime de maîtrise des flux migratoires. Quel droit nouveau
devons-nous bâtir à l'ère du numérique, de l'intelligence artificielle dans un
monde où la vie humaine est de plus en plus dématérialisée? Voilà quelques-unes
des questions avec d'autres que nous devons ici affronter et sans facilités
aucune.
L'enjeu est bien à mes yeux de donner un ancrage, une
réalité factuelle, historique à la construction des droits et des libertés, à
opposer concrètement à tous ceux qui n'y croient plus et ne voient dans
l'édifice que nous avons bâti ici que le passé d'une illusion. L'enjeu c'est de
rendre nos démocraties plus solides en retrouvant le sens même de ce qui fait
de nous des Européens. La conviction et par-dessus toute la démonstration dans
les faits que notre force face aux transformations du monde réside non pas dans
l'affaiblissement mais dans la défense de nos droits et libertés.
Cela exige d'abord de la clarté d'esprit. Il est toujours
plus aisé de critiquer les démocraties libérales que les régimes autoritaires.
Toujours plus aisé. On peut faire des recours contre les démocraties libérales.
Et on peut faire d'ailleurs encore plus de recours contre les démocraties
libérales qui ratifient le plus de traités qui permettent de faire ces recours.
On peut faire le plus de critiques possibles dans les démocraties libérales qui
les autorisent. Mais gardons-nous par là même de faire le jeu des régimes
autoritaires et des illibéraux. possibles.
Non, ce n'est pas la même chose de maintenir l'ordre public
et de réprimer une manifestation. Ce n'est pas la même chose de protéger ses
frontières et de porter atteinte au droit d'asile. Ce n'est pas la même chose
de lutter contre les discours de haine et la désinformation et de restreindre
la liberté d'expression et d'opinion. Prenons garde à l'exactitude du langage,
à la précision dans l'analyse des faits. Je le dis pour nous tous. Les
démocraties peuvent s'épuiser dans la confusion des esprits. Et il faut donc
que chacun fasse preuve d'une grande responsabilité en évitant toutes les
facilités.
Cela exige aussi le courage d'affronter en face les grands
défis chacun dans nos pays en acceptant le débat ici au Conseil de l'Europe. Je
veux donc évoquer devant vous quelques exemples qui ont pu faire l'objet de
discussions, voire de critiques dans cette assemblée. Et ces critiques nous
nourrissent parce qu'elles sont la sève de ce dialogue démocratique, de la
construction même de notre droit. Et d'ailleurs, la réponse n'existe ni
totalement ici ni totalement dans les pays qui sont discutés, critiqués ou
jugés mais dans ce dialogue, dans l'existence de ce dialogue et dans la
dialectique qu'il produit.
La première question, je l'évoquais rapidement, est celle de
la lutte contre le terrorisme en démocratie. Je l'avais évoqué il y a deux ans
devant la Cour européenne des droits de l'Homme. Il n'y a aucune distinction à
faire entre la protection de nos sociétés contre le terrorisme et la défense
des droits et des libertés. C'est un seul et même combat puisque précisément
les terroristes veulent détruire dans nos sociétés les droits, la liberté.
Cette façon de vivre libre. L'objectif est donc de rendre nos démocraties plus
fortes face au terrorisme tout en renforçant la garantie des droits de nos
concitoyens. C'est la notion même de sûreté qui ne doit jamais être confondue
avec l'obsession sécuritaire. C'est dans cet esprit que la loi renforçant la
sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme du 1er novembre 2017 a été
préparée, débattue et adoptée en France. Elle a permis à la France d'abord de
sortir de l'état d'urgence et de revenir ainsi dans le droit commun de la
Convention européenne des droits de l'Homme en sortant du dispositif prévu par
son article 15. Je pourrais répondre à toutes les questions qui se posent sur
ce sujet mais je crois que cette loi a permis de revenir au droit commun et de
répondre aux défis que pose le fait et le seul fait de terrorisme dans nos
sociétés et de préserver la sûreté de chacun.
Le second exemple que je voulais évoquer devant vous est la
question du maintien de l'ordre dans nos démocraties. Comme d'autres pays, la
France est confrontée à une mutation profonde du déroulement des manifestations
sur la voie publique. Là aussi, ce phénomène ne souffre aucun raccourci, aucune
confusion. Et je veux ici le dire. Nous avons examiné très sérieusement et
attentivement le travail du Conseil de l'Europe sur l'usage de certaines armes
dites intermédiaires. Le gouvernement a répondu de manière détaillée et
publique aux observations de madame la commissaire aux droits de l'Homme. Mais
il est vrai aussi que cette situation nouvelle que nous connaissons, que ces
violences inédites auxquelles nous avons été confrontés, qui ne datent pas
d'hier mais qui se sont accrues, elles-mêmes organisées durant ces dernières
années en France comme dans d'autres pays, doivent nous conduire à repenser
notre propre organisation avec beaucoup d'humilité, de pragmatisme et
d'attachement à tous nos principes. Cette situation implique donc une réflexion
profonde sur les moyens de répondre à ces nouvelles formes de violence. Là
aussi, sans raccourcis ou attaques trop faciles contre les uns et les autres et
à commencer par les forces de l'ordre dont la raison même est de préserver
l'ordre public sans lequel il n'y a pas de liberté qui puisse s'exercer. Si
nous ne le faisons pas, c'est la liberté de manifestation elle-même qui
finirait par être remise en cause.
C'est pourquoi j'ai demandé au gouvernement de prendre en compte
toutes les observations faites par la commissaire aux droits de l'Homme mais
aussi toutes les discussions produites ici même par les défenseurs des droits
pour repenser et proposer une nouvelle doctrine qui est en train d'être
élaborée. Nouvelle doctrine de sécurité intérieure et de maintien de l'ordre
public qui sera débattue et rendue elle-même publique et transparente.
Troisième exemple. Les élections européennes ont démontré
l'existence des campagnes massives de diffusion de fausses informations destinées
à modifier le cours normal du processus électoral. Si les responsabilités
civiles et pénales des auteurs de fausses informations pouvaient être
recherchées sur le fondement de lois préexistantes. Elles étaient, toutefois,
profondément insuffisantes. En France, comme elles le sont dans beaucoup
d'autres États, pour permettre le retrait rapide des contenus en ligne, et
éviter leur propagation. La loi du 22 décembre 2018 a, ainsi, imposé une
obligation de transparence aux plateformes Internet pour faciliter le travail
de détection des autorités policières, et, pour mieux informer les utilisateurs
sur l'identité des diffuseurs de contenu publicitaires. Ce n'est là qu'un
exemple, et ce travail doit se poursuivre. Mais il montre combien il nous faut
penser, là aussi, une forme d'ordre public démocratique dans l'Internet en
préservant, évidemment, la liberté d'expression, la liberté d'information mais
tout dans ce nouvel espace, celui de l'Internet comme des réseaux sociaux, a
été conçu, pensé comme un espace nouveau où nos valeurs premières n'ont pas à
être respectées. Imaginez, il a fallu obtenir de haute lutte, ces derniers
mois, après ce qui s'est passé en Nouvelle-Zélande, une réponse à la lutte
contre le terrorisme, sur Internet, par l'appel de Christ Church qui s'est tenu
à Paris, au mois de mai, et a été confortée il y a quelques jours à New York.
Il n'y a pas, aujourd'hui, un ordre public qui existe dans les réseaux sociaux
et internet. Et je le dis à ceux qui défendent légitimement la liberté, il n'y
a pas de liberté sans ordre public. La liberté, comme le disait Montaigne,
c'est la liberté qui s'exprime dans les lois dont un peuple souverain s'est
doté. Il n'y a pas une liberté absolue, qui s'exprimerait dans le déni de la
liberté de tous les autres. Ça n'existe pas. Et c'est pourtant ce que nous
avons, aujourd'hui, à vivre. La liberté n'est pas la liberté de l'anonyme
masquée qui proférait les pires discours de haine la pire des informations
voire pire. Cette liberté n'en est pas une. C'est l'apparence d'une liberté, et
c'est même tout l'inverse. Et donc nous avons, sur ce plan aussi, à réconcilier
des contraires.
Quatrième exemple, je m'arrêterai là, est celui de la
maîtrise des flux migratoires et de la protection du droit d'asile. Le droit
d'asile est, aujourd'hui, menacé en Europe, par les discours de ceux qui
veulent tout confondre, qui estiment que l'Europe doit se barricader derrière
des murs, ne plus accueillir ceux qui fuient la guerre et les persécutions, et
qui ont besoin de sa protection. La Constitution française, depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale comme notre texte constitutionnel, ici même, au Conseil
de l'Europe, porte le droit d'asile, c'est-à-dire la protection des combattants
de la liberté. C'est un de nos acquis, les plus fondamentaux. Ça fait partie de
ce que nous sommes. Ce fut inventé ici sur ce continent.
Mais si nous ne sommes pas capables de répondre efficacement
au défi migratoire, si nous n'avons pas le courage de regarder en face la
demande de maîtrise exprimée par tous nos concitoyens, si nous n'avons pas la
lucidité de voir que, dans de nombreux cas la demande d'asile vient de pays
profondément sûrs, qui sont, pour certains en train de vouloir ouvrir des
négociations avec l'Union européenne, ou avec lesquels, nous avons la liberté
de circulation complète. Et que, aujourd’hui, la demande d'asile est l'objet,
de manière évidente, d'un contournement, si ce n'était un détournement. Nous ne
serions pas lucides avec nous-mêmes. Avec notre droit avec les principes de ce
droit, et avec ce que notre peuple nous dit, si nous laissons le droit d'asile
devenir objet de détournement de trafic il disparaîtra. Ce ne seront pas les
démocrates qui le feront disparaître. Ce seront les autoritaires, élus par des
peuples qui auront peur, et qui diront, ces gens-là ne sont pas sérieux qui
confondent tout, et ne nous protègent plus de rien.
Nos peuples, en choisissant de protéger les combattants de
la liberté du monde entier, n'ont pas décidé d'abolir toute frontière.
Légitimement, ils ont décidé souverainement des choses. Ils veulent continuer
souverainement de décider. La souveraineté impose des frontières et le respect
d'un droit. C'est la raison pour laquelle la France porte, au plan intérieur
comme au plan européen et international, un agenda complet, relatif aux grandes
migrations. Les grandes migrations ne touchent pas d'abord l'Europe. Elles sont
bien plus en Afrique, et au sein de l'Afrique elle-même. Mais nous devons avoir
une politique de développement responsable, une politique de lutte contre tous
les trafics, mais aussi, une protection du respect de nos frontières
européennes, d'un ordre public européen, une harmonisation de nos règles. Et
nous devons, là aussi, améliorer notre propre organisation.
Sur chacun de ces sujets, je veux, ici, vous faire toucher
du doigt, au fond, ce que j'appellerais profondément la tension éthique qui
vient de traverser nos démocraties et qui rend votre travail, notre travail,
sans doute profondément inédit. Et historique, je crois que notre génération
n'a plus à construire uniquement l'avancée des droits partout en Europe,
l'avancée d'un socle de droits que nous aurions construit dans des pays qui n'y
avaient pas accès jusqu'alors. Et donc une extension géographique ou simplement
l'invention de nouveaux droits. Non. Nous avons à vivre la tension que, de
nouveaux phénomènes viraux viennent faire jouer, dans nos sociétés, avec les
droits existants, parce que ces phénomènes sont si radicaux comme le
terrorisme, si profondément nouveaux comme le fait migratoire dans cette
ampleur. Et dans ses caractéristiques, si profondément inédit technologiquement
comme les réseaux sociaux, l'Internet qu'il nous faut repenser notre
organisation, sans céder aux facilités.
Cette assemblée n'est pas une assemblée de juriste, avec le
plus grand respect que je dois aux juristes et aux juges, qui ont leur rôle à
jouer, nous avons un travail politique à conduire au sens le plus noble du
terme qui est au fond l'accomplissement dans l'espace public de ce que la
pensée éthique peut être. Et donc nous avons à penser ces situations limites.
Ce cadre nouveau, sans aucune facilité, en n'oubliant jamais, d'où nous
parlons. Et ce qui se passe tout autour de nous.
Voilà quelques-unes des convictions que je voulais partager
avec vous. Mesdames et Messieurs, chers amis, avant de répondre à vos
questions, exigence d'unité de lucidité mais aussi nécessité de penser ce cadre
nouveau. Je crois que c'est le défi de notre conseil, de cette assemblée, du
comité des ministres, de la cour. C'est le défi qui est aussi posé par
l'intelligence artificielle. Je ne veux pas être long. J'aurais pu y revenir et
nous l'avions évoqué il y a quelques jours avec l'ensemble des juridictions
européennes. Ce défi est historique. C'est le défi européen. Et c'est celui que
nous avons ensemble à porter.
En préparant mon intervention devant vous, j’ai relu
quelques textes pour essayer de me dire au fond, qu'est ce qui caractérise le
plus la grande Europe que notre organisation incarne et qu'elle porte? Sans
doute, la capacité de relever ces défis, qui, on le voit, ont des réponses
incomplètes univoques partout ailleurs dans le monde, en assumant les tensions
que je viens d'évoquer.
J'ai retrouvé un texte de 1992 dans un ouvrage qu'avait
dirigé Koslowski qui s'appelait «Imaginer l'Europe». Un ouvrage écrit par un de
mes maîtres, auquel je dois beaucoup, Paul Ricœur. Et il l'appelait «quel
nouvel ethos pour l'Europe». Et je voulais terminer mon propos sur ces quelques
convictions qui illustrent les débats que nous avons pu avoir ces derniers
mois, et ceux qui vont nous guider dans les prochains mois.
Au fond, il disait, essayer de qualifier l'Europe. Il y a
trois piliers. C'est un modèle de la traduction. Je l'ai souvent évoqué citant
Umberto Eco, la langue européenne est celle de la traduction. C'est vrai que,
ce qui caractérise notre grande Europe cette assemblée l'illustre
merveilleusement. C'est au fond, cette forme d'hospitalité linguistique qui
consiste à accepter tous les langages de l'Europe et aucun continent n'a une
telle concentration de langages de culture et n'accepter. La traduction, c'est
accepter l'autre dans sa différence et l'accueillir dans ma langue. Ce n'est
pas le rêve d'un espéranto qui réduirait toutes les différences. C'est la
capacité d'hospitalité et donc d'accepter nos dissonances, nos différences.
Même si elles sont et surtout si elles sont momentanées.
Ensuite, c'est un modèle de l'échange des mémoires. Et au
fond, l'Europe n'est pas encore une réconciliation des mémoires. Et ce que nous
voyons dans les conflits gelés le montre et les divisions qu'il y a pu avoir au
sein de cette assemblée, l'ont montré. Il y a des mémoires encore fracturées, divisées.
Mais en Europe, au moins il y a un échange des mémoires, c'est-à-dire qu'elles
se parlent, qu'elles se racontent. Beaucoup voudrait nous faire croire qu'il y
a une identité européenne figée. Parfois même, on dit un mode de vie européen
figé. Je crois très profondément qu'il y a, en Europe, pour paraphraser Ricœur,
ce que j'appellerai une identité narrative. Il y a une histoire commune qu'on
s'est racontée ensemble. Parfois, on a des versions différentes. Mais on se la
dit, on l'écrit. Nous sommes un continent. Et elle dialogue, elle est faite des
controverses de l'historiographie. Ces controverses continueront. Cet échange
des mémoires est un irréductible. C'est pourquoi l'Observatoire de
l'enseignement de l'histoire que nous soutenons profondément, est essentielle.
Il disait enfin c'est un modèle de pardon. Parce que quand
on a eu tant de guerres, quand on s'est tant divisé, il y a un moment où le
décret de Sparte doit s'appliquer. Il est interdit de rappeler les maux du
passé. Aussi vrai qu'il y a le devoir de mémoire d'histoire, il faut à un
moment, une forme de devoir d'oubli, pas un oubli qui efface les traces, mais
un oubli qui permet de vivre ensemble. Ce modèle de pardon constitutif de ce
que nous sommes, suppose d'avoir ce que j'appellerai l'intelligence de
l'avenir. Parce que nous avons à vivre ensemble. C'est cela l'Europe, sa
fatalité et son trésor. Nous avons à vivre ensemble. Nous sommes là ensemble.
Voilà, Mesdames et Messieurs, quelques convictions que je
voulais partager avec vous. Cette grande Europe se fait ici. Parfois, dans ses
divisions, ses traumatismes. Mais on oublie, trop souvent, dans l'époque que
nous vivons, que la controverse est essentielle. Elle est profondément
démocratique. Et la controverse incessante n'est pas un affaiblissement. Au
contraire, elle est un luxe de la démocratie et de l'État de droit. Qu'elle
vive longtemps. Je vous remercie.