Regards Centristes est une série d’études du CREC qui se penchent sur
une question politique, économique, sociale ou sociétale sous le prisme d’une
vision centriste. Onzième numéro consacré au duo individualisme et personnalisme
que l’on a toujours opposé alors même qu’ils sont complémentaires dans la
vision du Centrisme du XXI° siècle.
Rappelons d’abord les définitions de l’individualisme et du
personnalisme.
- L’individualisme:
Selon l’historien Alain, Laurent, «L'individualisme repose
avant tout sur la conviction que l'humanité est composée non pas d'abord
d'ensembles sociaux (nations, classes...) mais d'individus : d'êtres vivants
indivisibles et irréductibles les uns aux autres, seuls à ressentir, agir et
penser réellement. Cette figure de l'individu renvoie à un état de séparation
originelle qui, en rendant chaque être humain différent et unique, constitue
chacun d'eux en une unité singulière (ipséité) relativement autosuffisante.
L'homme n'est donc pas la simple cellule d'un organisme social qui en serait la
finalité et le prédéterminerait, ou la partie d'un tout qui la précéderait et
le transcenderait – comme le veut la vision opposée du holisme (du grec holos:
un tout) pour qui existent en premier des entités supra-individuelles globales
(le groupe, la société...) agissant comme des superindividus (d'un point de vue
individualiste, ces «êtres sociaux» sont de pures fictions). Mais l'individu de
l'individualisme puise ailleurs l'essentiel de sa définition: dans ses
propriétés internes qui en font un être autonome dont la vocation est
l'indépendance.»
- Le personnalisme:
Selon le philosophe Emmanuel Mounier (en 1936), le
personnalisme est une doctrine «affirmant le primat de la personne humaine sur
les nécessités matérielles et sur les appareils collectifs qui soutiennent son
développement. (…) Sous l'idée de personnalisme» [se rallient] des aspirations
convergentes qui cherchent aujourd'hui leur voie par-delà le fascisme, le
communisme et le monde bourgeois décadent (…). Personnalisme n'est qu'un mot de
passe significatif, une désignation collective commode pour des doctrines
diverses, mais qui, dans la situation historique où nous sommes placés, peuvent
tomber d'accord sur les conditions élémentaires, physiques et métaphysiques,
d'une civilisation nouvelle. Personnalisme (…) témoigne d'une convergence de
volontés, et se met à leur service, sans toucher à leur diversité, pour leur
chercher les moyens de peser efficacement sur l'histoire. (…) [Il s’agit] de
définir, face à des conceptions massives et partiellement inhumaines de la
civilisation, l'ensemble de consentements premiers qui peuvent asseoir une
civilisation dévouée à la personne humaine. Ces consentements doivent être
suffisamment fondés en vérité pour que cet ordre nouveau ne soit pas divisé
contre lui-même, suffisamment compréhensifs aussi pour grouper tous ceux qui,
dispersés dans les philosophies différentes, relèvent de ce même esprit.»
On oppose généralement individualisme et personnalisme, ce
dernier serait même une réaction au premier selon certains de ses penseurs.
De même, le personnalisme porté par Emmanuel Mounier voulait
être une troisième voie entre une société libérale individualiste et une
société socialiste collectiviste.
Pour autant, si l’on remonte à la création du terme en 1903
et à ses origines kantiennes des droits de l’homme et du respect de la personne
humaine, alors le personnalisme n’est pas le contraire de l’individualisme.
Surtout, individualisme et personnalisme ne sont pas
antinomiques mais plutôt complémentaires dans la vision portée par le Centrisme
du XXI° siècle, celui du juste équilibre et de la socialisation de l’individu
où il acquiert, dans la société, le statut de personne tout en gardant ses
attributs individuels.
Kant, qui parlait de «l’insociable sociabilité» sorte d’individualisme
personnaliste, disait, «Agis comme si la maxime de ton action devait être
érigée par ta volonté en loi universelle de la nature», «Agis donc de telle
sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne
de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme
un moyen» et «Deux choses remplissent l’esprit d’admiration et de crainte
incessantes: le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi».
Des maximes à la base du personnalisme.
Quant au terme «personnalisme», il vient d’un ouvrage
intitulé ainsi publié en 1903 du philosophe Charles Renouvier, défenseur
intransigeant de la liberté dans la laïcité et qui voulait donner un nouveau
nom au néocriticisme, c’est-à-dire à la doctrine visant à renouveler la
philosophie de Kant («le personnalisme est le vrai nom qui convient à la
doctrine désignée jusqu’ici sous le titre de néocriticisme») et dont s’inspira
largement Mounier.
Dès lors, il est faux de dire que l’individu et la personne
s’opposent comme le fait Mounier et ses adeptes même si l’on comprend pourquoi dans
les années 1930, temps de crises multiples, ceux-ci voulaient bâtir une théorie
de ce que l’on pourrait appeler l’«humain humaniste».
Car, pour être une personne, il faut d’abord être un
individu et pour être un individu il faut d’abord être un être humain.
L’individu et son individualité sont l’essence de ce qu’est
l’être humain.
Mais celui-ci ne se réalise pleinement dans la communauté
qu’en étant reconnu comme personne, c’est-à-dire membre de cette communauté ce
qui lui confère des attributs dont des droits ainsi que des devoirs mais aussi
une reconnaissance de sa dignité et son droit au respect dans son
individualisation (ou différence).
Quand Mounier parle de «monde surindividualisé», il parle en
réalité de la perversion de l’individualisme – qui n’en est donc plus un – et
qui s’est concentré sur l’autonomie de l’individu qui, avec son progrès, a été
victime d’une montée de l’irresponsabilité (ou d’une absence de responsabilité
alors que cette autonomie en réclamait une absolument), de l’égocentrisme, de
l’irrespect, de l’égoïsme et de l’assistanat de l’individu.
Mais faut-il le rappeler aux adversaires de
l’individualisme, celui-ci ne peut exister sans la responsabilité.
Car, et c’est là la principale erreur de Mounier, pour être
pleinement individu dans une vision individualiste, c’est être pleinement
responsable comme, d’ailleurs, il estime que cette responsabilité est un
attribut fondamental de la personne.
Quant à cette distinction entre l’individualisme qui serait
une émancipation de la société et le personnalisme qui serait, lui, une
émancipation dans la société, elle est très caricaturale.
De même, les tenants du personnalisme estiment que si la
personne est un individu (dans le sens où chacun de nous est unique), cet
individu disparait de plus en plus au fur et à mesure que la personne croît.
Cependant, cette mutation n’enlève pas les attributs de
l’individu à la personne, elle fait seulement raisonner et agir l’être humain
dans une perspective d’échanges dans une communauté universelle.
Mais ici ce sont les excès de l’égoïsme et de l’égocentrisme
de l’être humain qui sont fustigés par les personnalistes, deux défauts de
celui-ci mais pas de l’individu définit par les penseurs de l’individualisme.
Dès lors, si la personne n’est que l’individu dans la
communauté (avec des droits et des devoirs, des solidarités et des tolérances,
du respect et de la dignité), l’antinomie ne peut exister.
D’ailleurs Mounier semble bien pris dans une sorte de
contradiction quand il dit que si «on oppose (…) personne à individu», «on
risque de couper la personne de ses attaches concrètes» et qu’il ajoute que «la
personne ne croît qu’en se purifiant incessamment de l’individu qui est en
elle.»
Etrange dialectique qui veut que l’on ne peut être une
personne que si on est un individu mais qu’en étant cette personne, on refoule
l’individu qui est en nous!
Dès lors, c’est bien dans la complémentarité qu’individu et
personne fonctionnent et non dans une opposition superficielle et intenable.
D’ailleurs, un autre penseur du personnalisme, le philosophe
Jean Lacroix estimait que «L’individualité est essentiellement ce fait
métaphysique qui fait que je suis tel et non tel autre. La personne ne peut se
développer sans recevoir fondamentalement ce que lui donne l’individu.
L’individu désigne ce dont les parties ne peuvent pas être appelées du même nom
que le tout. L’individu est donc cet être vivant dont les parties sont si
étroitement coordonnées qu’il ne peut être divisé sans être détruit.»
Ajoutons qu’il existe plusieurs personnalismes et que, sans
doute, celui qui semble le moins proche de l’individualisme est celui développé
par les penseurs chrétiens malgré leur volonté de dire, comme Mounier, que «son
affirmation centrale» est «l’existence de personnes libres et créatrices».
Proudhon, le penseur anarchiste, était une référence des
personnalistes en matière politique et sociale, parce qu’il prêchait pour un
individu libre dans la société, lié à elle par un contrat.
On l’oppose souvent à Stirner, autre penseur anarchiste, qui
affirmait lui la primauté individuelle, surtout celle de l’«individualité».
Mais Stirner reconnaissait, en tant qu’individualiste
forcené, que la vie en société avec ses égaux, avait forcément pour conséquence
de rogner sa liberté et qu’il l’acceptait.
Ce qu’il voulait, était de demeurer maître de son
individualité (sa différence) et de la possibilité de s’associer ou non avec
ses congénères.
En cela il rejoignait Proudhon.
Ce dernier recherchait une «équilibration entre la défense
de l’individu et l’intérêt de la société» comme le disait l’anarchiste E.
Armand (pseudonyme de Lucien-Ernest Juin).
Proudhon écrivait ainsi que «l’individualisme est le fait
primordial de l’humanité (…), son principe vital (…), l’association en est le
terme complémentaire».
Stirner, de son côté, écrivait, «la condition primitive de l’homme
n’est pas l’isolement ou la solitude, mais la vie en société. (…) Qu’une
société, par l’exemple celle de l’Etat, rogne ma liberté, peu me chaut. Il me
faut bien me résigner à laisser réduire ma liberté par toutes sortes de
puissances (…). Mais quant à mon individualité, je ne veux pas qu’on y touche (…)
Une société à laquelle j’adhère, m’enlève, certes, quelques libertés, mais, en
contrepartie, elle m’accord d’autres libertés. Peu importe aussi que je me
prive moi-même de telle ou telle liberté (par exemple par contrat). En revanche
je veillerai jalousement sur mon individualité.»
In fine, on peut tout à fait accepter l’idée que la personne
est un «super-individu» dans le sens où il est complètement imprégné et habité
de sa responsabilité, en particulier vis-à-vis du respect et de la dignité de l’autre.
Cependant, l’individu demeure l’individu quel que soit le
qualificatif que l’on peut lui accoler dans le cadre de son évolution
humaniste.
Car ce qui primera toujours pour l’être humain, comme le
reconnaissent d’ailleurs les personnalistes, c’est sa liberté, ce socle de l’individualisme.
Etude du CREC sous la direction d’Alexandre Vatimbella
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