Regards Centristes est une série d’études du CREC qui se penchent sur
une question politique, économique, sociale ou sociétale sous le prisme d’une
vision centriste. Troisième numéro consacré au centre et au centrisme dans le
monde qui semble exister partout mais ne pas recouper exactement la même
réalité.
En ce début de XXI° siècle, ce sont un lieu et une pensée
politiques qui sont facilement identifiables par un humanisme, une volonté
d’équilibre et de consensus, un rejet de l’extrémisme sous toutes ses formes,
un projet réformiste et une adhésion à la démocratie républicaine.
Cependant, cette définition de base est agrémentée ici ou
là, dans le monde, d’autres attributs, comme en France (voir pour plus de
précision notre rubrique Qu’est-ce
que le Centrisme?).
Mais, plus problématique, ces termes sont également utilisés
par certains et/ou dans certaines parties du monde pour qualifier des positionnements
et des réalités bien différents à ce que l’on vient d’écrire.
Voyons cela en détail.
Historiquement, le Centre politique nait au XVIII° siècle
lors des révolutions américaine et française même si l’idée d’un juste milieu
peut remonter à l’antiquité et si celle d’un gouvernement modéré a traversé les
siècles.
Structuré lors de la Révolution française, le Centre –
appelé alors la Plaine par ses défenseurs (ses membres s’assoient en bas de
l’hémicycle) et le Marais par ses détracteurs – est un endroit de modération
entre les extrêmes des deux côtés de l’échiquier politique, les monarchistes
absolus et les révolutionnaires qui veulent faire table rase du passé (pour
plus de détails voir notre rubrique Histoire
du Centre en France).
Aux Etats-Unis, il est, dès le départ, plutôt une ligne de
conduite qui traverse les partis politiques autour de l’idée que, pour
gouverner, il faut recherche le consensus le plus large possible (voir notre
ouvrage Le Centrisme américain, Editions du CREC, 2015).
Ces deux origines expliquent pourquoi, pendant longtemps, en
Europe et aux Etats-Unis, le Centre désigne des mouvements et partis politiques
qui se veulent modérés et consensuels, attachés au libéralisme et à la
démocratie représentative.
Au XIX° siècle, on doit au politologue français Maurice
Block dans son Dictionnaire générale de la politique (1864) une des premières
définitions structurée du Centre qui est encore marquée par un simple
positionnement central mais où affleure déjà l’idée que le Centre n’est ni la
Gauche, ni la Droite, seraient-elles modérées:
«En politique on désigne par le nom de centre la partie
moyenne des assemblées législatives, c’est-à-dire ceux des membres de ces
assemblées qui se tiennent à égale distance des représentants du passé, d’une
part, et des promoteurs du progrès (réel ou supposé), de l’autre. (…) On parle
d’un centre droit et d’un centre gauche, selon que ceux qui en font partie
inclinent davantage aux idées anciennes ou aux idées nouvelles.»
Mais, au fil du temps, se développe une pensée centriste qui
devient de plus en plus autonome et de plus en plus élaborée, notamment entre
les deux guerres mais surtout après la Deuxième guerre mondiale.
Il ne s’agit plus d’être que la Gauche et la Droite soient à
équidistance du Centre, mais bien que le Centre soit la référence politique à
partir de laquelle se définissent une Gauche et une Droite, ce que d’ailleurs
le Centrisme est dès le départ mais sans pour autant le formaliser.
Néanmoins, il n’y a pas d’unification d’un tel
positionnement ce qui permet à tout mouvement politique qui se prétend au
centre de l’affirmer uniquement par une modération sans autre projet et, plus
grave, à tous les arrivistes de se trouver un espace où ils peuvent naviguer
entre Droite et Gauche au fil des opportunités politiques et de leurs plans de
carrière…
Pire, un parti politique peut utiliser le mot centre dans
son appellation sans en être du tout, ni même au centre.
C’est le cas actuellement, par exemple, de l’UDC (Union du
Centre), une formation populiste suisse proche de l’extrême-droite sur bien des
thèmes.
Bien entendu, ce n’est pas une spécificité du Centre, cela
vaut aussi pour les formations politiques de gauche et de droite dont certaines
usurpent plus ou moins ces qualificatifs.
On mentionnera aussi pour l’anecdote les propos récents de
Marine Le Pen à un magazine américain, prétendant que le FN était en réalité
une formation centriste!
Ce que l’on peut dire tout de même, c’est que l’on trouve de
vrais partis centristes sur tout le continent européen mais aussi sur le
continent américain, que ce soit dans l’hémisphère Nord ou dans le Sud.
La récente victoire de Justin Trudeau et de son Parti
libéral au Canada en est une nouvelle preuve.
Mais le plus fâcheux pour le courant centriste, c’est l’utilisation
qui peut être faite des mots centre et centrisme dans certains pays d’Asie,
d’Afrique et dans le monde arabe.
Le printemps arabe de 2010-2011 est, de ce point de vue,
très instructif.
Dans bien des pays où les manifestants réclamaient la
démocratie, de nombreux partis centristes ont vu le jour dont des partis
islamistes qui se sont prétendu au centre car se positionnant entre les
islamistes extrémistes et les démocrates ou même parce qu’ils se trouvaient
entre des islamistes radicaux et des islamistes modérés.
Ce qui a induit en erreur bien des observateurs à l’époque,
d’autant qu’il existait des vrais partis centristes laïcs dans ces pays qui ont
crié légitimement à la mystification.
Celle-ci s’est d’ailleurs révélé au grand jour quand ces
partis islamistes autoproclamés «centristes» sont arrivés au pouvoir par les
urnes, comme en Tunisie et en Egypte, et ont suivi une pente de plus en plus
autoritaire, de moins en moins démocratique et, surtout, ont commencé à mettre
en place des aspects de la loi religieuse de la Sharia.
En Afrique, on voit fleurir un peu partout des partis
centristes qui peuvent être modérés et réellement positionnés sur un humanisme
et un réformisme.
C’est le cas, par exemple, en Côte d’Ivoire du Rassemblement
des républicains (RDR) d’Alassane Ouattara qui vient d’être réélu président de
la république.
Néanmoins, comme dans le monde arabe mais pour des raisons
différentes, ils peuvent aussi recouvrir une réalité bien différente en étant
coincé entre le pouvoir en place, démocratique ou non, et le principal parti
d’opposition, parfois même en n’étant que des partis ethniques ou des
formations dédiées à une personnalité, sans réel projet consensuel.
Cela peut aussi être le cas dans certains pays d’Asie.
Il s’agit alors simplement d’un positionnement stratégique
pour affirmer que l’on n’est ni d’un côté, ni de l’autre, sans pour autant être
modéré et encore moins centriste.
Cependant, tout comme pour l’Afrique, on peut y trouver des
partis centristes comme ce fut le cas au Japon où la seule alternance d’avec le
Parti libéral-démocrate (conservateur) depuis la fin de la Deuxième guerre
mondiale fut l’œuvre, en 2009, du Parti démocrate du Japon (centriste).
Surtout, le Parti du congrès en Inde, initialement
positionné très à gauche, est devenu un parti de plus en plus centriste.
Et même s’il n’occupe plus le pouvoir depuis 2014 où il a
été laminé par le parti de la droite nationaliste de Narendra Modi, il est la
principale formation politique du pays depuis l’indépendance en 1947.
L’exemple extrême d’un positionnement de façade au centre
nous vient de la Chine où il n’y a pas de parti centriste en tant que tel mais
où le pouvoir totalitaire utilise le centrisme pour avancer masquer ou au moins
tenter de le faire...
Il ne faut pas oublier que la Chine se dit l’Empire du
Milieu pour deux raisons.
La première est qu’elle prétend être le centre du monde
depuis deux millénaires.
La seconde est que son empereur se voulait un médiateur au
centre de la relation entre le ciel et la terre.
Le pouvoir communiste a repris cette appellation afin de
développer ces dernières années toute une idéologie de la modération avec son
soft-power à la chinoise qui a tenté de prétendre que le pays n’était pas sur
une ligne agressive mais bien de consensus, à la fois, à l’intérieur de ses
frontières et à l’extérieur.
Pour cela, il s’est servi du penseur le plus important du
pays et que les communistes au premier chef desquels Mao haïssaient, Confucius,
qui a développé toute en vision du juste milieu.
Ce n’est pas pour rien que les lieux de propagande chinois
installés partout dans le monde s’appellent instituts Confucius.
L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en novembre 2012,
admirateur de Mao, avec la reprise en main à l’intérieur où les opposants
pro-démocratie sont systématiquement brimés et souvent emprisonnés ainsi qu’une
politique agressive à l’extérieur ont fait un juste sort à cette prétention
centriste et modérée.
Enfin, il ne faut pas oublier dans ce panorama tous ceux qui
prétendent que le Centre et le Centrisme n’existent pas mais qu’il y a une
simple posture au centre de modérés de gauche et de droite qui ne sont en fait
que des gens de gauche et de droite au bout du compte.
Cette thèse a été popularisée par le professeur de sciences
politiques, Maurice Duverger et qui continue à séduire certains politologues
d’aujourd’hui.
D’autres, derrière un autre professeur de sciences
politiques et de droit public, Georges Burdeau, ont toujours réfuté cette
manière simpliste de présenter le paysage politique français actuel.
Des politiques de gauche se sont ralliés à la thèse de
Duverger et considèrent que les centristes ne sont, au mieux, que des gens de
la droite modérée qui, d’ailleurs, s’allient toujours, in fine, avec la Droite
lors des élections.
Ils oublient ainsi que de 1945 à 1965, les centristes ont
été le plus souvent les alliés des socialistes en France.
C’est oublier, également, que c’est au Parti démocrate
américain, classé au centre-gauche, que l’on trouve actuellement les
authentiques centristes aux Etats-Unis.
En réalité, la volonté des négationnistes du Centre est de
faire de l’arène politique un combat entre deux visions de la société
diamétralement opposées, ce qui permet les délires et les exagérations verbales
ainsi que des positionnements idéologiques extrêmes afin de flatter des
électorats clientélistes mais cela ne correspond à aucune réalité sociologique
politique concrète.
Car, et c’est là le grand paradoxe de ceux qui nient
l’existence du Centre et du Centrisme, c’est qu’ils recherchent, à chaque
élection, à s’attirer les votes des électeurs centristes qui, soudainement
existent, puis, une fois au pouvoir, à gouverner au centre, c’est-à-dire pour
le bien de tous…
Dès lors, on pourrait poser comme postulat que le régime
démocratique tel qu’on le connait dans les pays occidentaux, issus des
révolutions américaines et françaises, est essentiellement un régime centriste.
En effet, son fonctionnement repose sur le consensus que l’élection
donne la légitimité d’occuper le pouvoir lorsqu’on la remporte mais qu’elle ne
donne pas le droit de nier et de faire taire la minorité, donc il faut
gouverner pour tout le monde et respecter les droits de tous.
C’est même dans la garantie des droits de la minorité qu’un
régime peut être qualifié de vraiment démocratique.
Dès lors, toute décision liberticide pour cette dernière
mais également qui nierait son existence est considérée comme
anti-démocratique.
Cela ne veut pas dire que certaines majorités n’ont jamais
pris une telle décision mais que celle-ci est généralement vue comme
inadmissible même pas une grande partie de l’électorat du parti au pouvoir.
Pourtant, si affirmer que le système démocratique venu de
Grande Bretagne, des Etats-Unis et de France avec des références à la Grèce
(démocratie) et à la Rome (république) antiques est centriste n’est pas une
aberration c’est aussi faire une erreur fondamentale.
Gouverner au centre n’est en effet pas faire du Centrisme.
C’est là que le développement de l’humanisme proprement centriste a fait du
Centre et du Centrisme un lieu et une pensée originales qui ne peuvent se
réduire à prendre un petit peu à Gauche et un petit peu à Droite.
La notion essentielle est ici celle de «juste équilibre» qui
peut se définir comme une exacte répartition harmonieuse conforme à la morale,
à la raison et à la réalité.
Le «juste équilibre» est ainsi une bonne et pertinente
répartition harmonieuse.
Une politique du juste équilibre est donc une politique
intègre où se réalise le compromis mais où n’ont pas leur place la
compromission et l’instabilité. (voir notre rubrique Le
Centrisme du Juste équilibre).
Ce n’est pas demain que l’on parviendra – si l’on y parvient
un jour – à faire disparaître tout ce qui parasite l’originalité du Centre et
du Centrisme. Dès lors, il faut accepter tout en étant vigilant que
l’appellation «centriste» soit utilisée par de très nombreux partis dans le
monde dont le leitmotiv demeure la modération (nous ne parlons pas de ceux qui
se cachent derrière ce terme pour tromper les peuples).
Car la modération, la «médiocrité» (que l’on préfère appeler
de nos jours «médiété») aurait dit Aristote au sens propre de ce terme dévoyé,
constitue bien un principe centriste.
Cependant, elle n’est qu’une partie de la pensée humaniste
centriste.
Pour autant, ceux qui sont au centre sont parfois assez
proches de ceux qui sont du Centre. Il n’y a rien d’étonnant à cela.
Les centristes sont des gens qui prônent une démocratie
apaisée et consensuelle, propre à construire le juste équilibre.
Les gens au centre sont ceux qui veulent réunir la Droite et
la Gauche sur des idées modérées et consensuelles.
Ces deux communautés partagent donc des points communs, des
objectifs identiques et des visions de la démocratie républicaine assez
proches.
Pour conclure, il faut affirmer sans hésitation que Centre,
Centrisme et centriste sont trois termes qui ont aujourd’hui des significations
politiques précises.
Et tous ceux qui les utilisent pour masquer ce qu’ils sont,
car c’est bien de cela qu’il s’agit in fine, veulent utiliser en la dévoyant
l’image responsable, séduisante, sérieuse et surtout rassurante du Centre et du
Centrisme.
Etude du CREC sous la direction d’Alexandre Vatimbella
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