Dans cette rubrique, nous publions les points de vue de personnalités
centristes qui ne reflètent pas nécessairement ceux du CREC. Ces points de vue
ont pour but d’ouvrir le débat et de faire progresser la pensée centriste.
Pierre Albertini dirige l’Université populaire de Rouen qu’il a créé en
2008. Professeur de droit à l’Université de Rouen, il a été maire de la ville
(2001-2008) et député de Seine-Maritime (1993-2007). Centriste, il a été membre
apparenté de l’UDF. En 2012, il a participé à l’équipe de campagne de François
Bayrou mais sans appartenir au Mouvement démocrate. Il est l’auteur de
plusieurs ouvrages dont «La Crise du politique: les chemins d'un renouveau» (L'Harmattan,
1997) et «La France est-elle gouvernable?» (L'Harmattan, 2011).
Dans
la pensée conformiste, il est de bon ton de railler l'existence d'un centre,
sur l'échiquier politique français. Les tentatives de l'organiser en une force
autonome, avec Lecanuet, Barre et Giscard, autrefois, Bayrou et Borloo
aujourd'hui, sont souvent saluées avec une sympathie condescendante mais vouées
à un inexorable échec. Rappelons-nous ce que Maurice Duverger disait du centre,
un simple point géographique, à peine visible sur l'axe droite-gauche. Comme si
la bipolarisation était l'horizon indépassable de l'univers politique.
Si
j'avais une seule raison de ne pas céder à cette présentation caricaturale, je
dirais qu'elle confond l'existence de sensibilités politiques et la
configuration actuelle des partis. Laisser entendre que les défis de la France
et de l'Europe d'aujourd'hui n'appellent que deux types de réponses, l'une de
droite, l'autre de gauche, témoigne déjà d'un bien triste appauvrissement
intellectuel qu'Alain Finkielkraut appelait, à juste titre, une «défaite de la
pensée». En réalité, la domination qu'exercent aujourd'hui deux machines
électorales destinées à conquérir, tour à tour, le pouvoir est moins le produit
d'une division intangible de l'opinion que la conséquence de nos institutions.
La seule adoption d'un système électoral plus juste, combinant scrutin
majoritaire et représentation proportionnelle, substituerait à ce duopole
artificiel une confrontation pacifique des points de vue et la recherche de
meilleurs compromis.
Notre
histoire politique est plus riche et ne se réduit pas à la vision qu'en donnent
des médias trop pressés. Il n'y a pas une gauche et une droite mais, au sein de
chacune, plusieurs courants qui s'y concurrencent ou parfois s'y affrontent.
René Rémond observe ainsi qu'il existe en France, non pas une, mais des droites
(son célèbre ouvrage, intitulé à l'origine «La droite en France», a été ensuite
réédité sous un titre plus exact: «Les droites en France»). Plus récemment,
Jacques Julliard décrit, de son côté, la persistance de plusieurs gauches et
conclut même son étude en évoquant l'existence, dans notre pays, de «huit
familles» entretenant entre elles de subtiles correspondances. C'est la
meilleure preuve que le Centre est un espace politique, à géométrie variable
certes, mais durable.
Deux
facteurs attestent aujourd'hui de cette réalité: un électorat incompressible,
une famille politiquement cohérente.
Sous
la V° République, le Centrisme dispose en effet d'un socle électoral que ni le
gaullisme ni le socialisme n'ont pu faire disparaître. De 1965 à 2012, le
courant centriste aux présidentielles évolue dans une fourchette allant de 7%
(basses eaux) à 18%, (pour les plus hautes). On peut prétendre que cela ne
compte pour rien. C'est pourtant au centre que se gagnent toutes les grandes
compétitions comme on vient de le voir encore aux Etats-Unis. Il est vrai que,
sociologiquement, les électeurs de l'UDF et du RPR se confondaient largement.
Mais ce n'est plus le cas depuis 2002. Les différences d'origine sociale,
démographique et même géographique s'accusent. L'analyse comparée des votes
Bayrou et Sarkozy illustre ce détachement progressif. C'est évidemment
important pour l'avenir.
Le
Centre, c'est aussi, durablement, une thématique cohérente qui résiste à la corrosion
du temps. Son engagement européen lui épargne les fractures internes qui, dans
ce domaine, parcourent le PS et l'UMP. Son appel à une synthèse entre
efficacité économique et justice sociale le distingue des autres acteurs, empêtrés
dans une idéologie rigide. Enfin, l'insistance à placer l'homme au cœur de
l'action lui fait décliner, de manière singulière, les valeurs de
responsabilité et de liberté mais aussi de laïcité et de dignité de la personne.
Comme Pascal y invitait déjà ses contemporains, les centristes sont les seuls à
pouvoir dire ce qu'il y a de juste dans la pensée de gauche et ce qu'il y a de
vrai dans la pensée de droite. Raymond Aron à qui on demandait avec insistance
de se classer répondait lui-même avec ironie: «être de gauche, être de droite,
c'est être hémiplégique. Il faut garder toute sa tête».
Paradoxalement,
la seule question que le Centre doit donc aborder sans complexes est celle de
son positionnement politique, en vue de l'exercice du pouvoir. Non comme
supplétif, occupant quelques strapontins, mais comme acteur, influant sur le
cours des choses. Le piège absolu est celui de l'isolement qui condamne le Centre
à n'être qu'une figure de témoignage sans influence véritable. Mais à
l'inverse, l'enfermement dans une stratégie d'alliance exclusive ruinerait sa
liberté de jugement. Le Centre doit être capable d'en concevoir plusieurs, en
fonction des priorités nationales et des circonstances. Mais naturellement, le
choix, pour être compris, suppose d'être débattu avant les élections, et non
après. Les lendemains de scrutin, non préparés, ont un goût amer...
L'alliance
à droite a longtemps prévalu, avec le couple UDF-RPR, et n'avait rien de
honteux. Mais elle n'est pas pour autant inscrite dans le patrimoine génétique
des centristes. Demain (ou après-demain), un partenariat avec la gauche modérée
(social-démocrate) ne signerait pas la fin du centre. Déjà pratiquée sous la IV°
République, elle n'était pas, à l'époque, inscrite dans le marbre. Enfin, un
rassemblement des forces, sous la forme d'un gouvernement de large union, est
également concevable. Seul, le Centre le rendra possible. Pourquoi ce qui a été
fait, à de trop rares occasions (à la Libération, en 1958), ne se
reproduirait-il pas, au moment où la profondeur de la crise que nous traversons
le justifie plus encore?
«L'art
de gouverner ne consiste pas à rendre souhaitable ce qui est possible. Il
consiste à rendre possible tout ce qui est souhaitable». Comment ne pas souscrire
à ce jugement de Richelieu?
Pierre
Albertini