Le philosophe chinois Mèng Zì (380-289 av. J-C) affirmait que toute personne digne de ce nom qui passerait près d’un puits où était tombé un enfant, secourrait immédiatement celui-ci. Ceci démontrait, selon lui, notre capacité morale à aimer les autres. Depuis, les scientifiques ont mis en lumière notre faculté naturelle à aimer et notre aptitude empathique. Mais à quoi servirait-il de sauver cet enfant (solidarité primaire) si, après, ce dernier devait mourir de faim car trop pauvre pour se nourrir (solidarité secondaire). Gageons que la personne digne de ce nom en question lui donnerait à manger et, confrontée à une détresse réelle et proche, ferait en sorte que cet enfant puisse manger tous les jours à sa faim. Voilà un exemple de solidarité que personne ne peut rejeter à moins d’être absolument cynique.
Dès lors, se pose la question suivante: les enfants doivent-ils vivre dans des conditions décentes? Je ne pense pas que quelqu’un d’intelligence normale et possédant un minimum d’honnêteté et de compassion puisse répondre par la négative. Pour que ces enfants puissent vivre dans des conditions décentes, il faut que leurs parents le puissent également (sauf à retirer les enfants pauvres à leurs parents, ce qui, pour quelqu’un d’intelligence normale et possédant un minimum d’honnêteté et de compassion n’est pas acceptable moralement et affectivement).
Pour que ces parents puissent vivre décemment, il faut qu’ils puissent avoir un cadre de vie décent, donc un revenu décent. De telle sorte qu’une société humaine ne peut se désintéresser collectivement du sort de ces enfants, c’est-à-dire qu’elle doit s’assigner comme un de ses buts que ceux-ci vivent tous dans des conditions décentes et puissent bénéficier des mêmes chances dans la vie. Dès lors, nous aboutissons au principe de solidarité active (faire quelque chose pour les autres) qui se différencie d’une solidarité passive (ne rien faire qui puisse nuire aux autres).
Pour autant, chacun de nous ne peut pas résoudre, à lui tout seul, le problème de la pauvreté touchant les enfants et leurs parents. D’une part, parce que, si nous pouvons conceptualiser la pauvreté dans le monde, celle-ci ne nous touche pas directement. Heureusement d’ailleurs car nous ne pourrions pas vivre en supportant un tel fardeau. Nous pouvons en revanche, appréhender concrètement la pauvreté des personnes qui vivent autour de nous et donc aider directement l’enfant que nous voyons tous les jours et le sauver si celui-ci est en danger. Mais tout le monde n’a pas les moyens matériels de nous occuper de lui sur le long terme.
Dès lors, la solution à la solidarité secondaire et à la solidarité active sur une large échelle ne peut être que collective et communautaire.
Cette solidarité secondaire et active est une mission de toute société développée qui se refuse à vivre uniquement sur les rapports de force et la loi du plus fort. C’est également une des bases du projet humaniste du Centre. Pour celui-ci la solidarité doit permettre de ne laisser personne sur le bord de la route.
La société est la structure naturelle qui doit organiser cette solidarité active sur une large échelle. Soit elle gère la solidarité venant de tous ses membres et, si c’est nécessaire, fait acte de redistribution. Cette option est évidemment plus adaptée à une société simple. Soit la société se substitue, à leur demande, à ses membres en prélevant des sommes chez ceux qui sont les plus riches pour les redistribuer aux plus pauvres par le biais de l’impôt. Cette option est évidemment plus adaptée à une société complexe.
Pourtant, au-delà de notre empathie pour les autres qui est une des marques de notre humanité, nous devons résoudre la question du pourquoi de cette solidarité des plus riches vers les plus pauvres. La première interrogation à laquelle nous devons répondre est: est-ce immoral de devenir riche? Sur le fond non. Bien sûr, une deuxième interrogation se fait jour: peut-on s’enrichir n’importe comment? Ici, la réponse est non. Cependant, si une personne respecte les lois, rien n’est immoral dans son enrichissement. Si, donc, quelqu’un possède la capacité de devenir riche, au nom de quelle obligation devrait-il redistribuer plus que quelqu’un qui est moins riche? (sont exclus ici les plus pauvres à qui va cette redistribution). Car si le plus riche doit donner plus, la raison en est souvent… qu’il gagne plus! Or, gagner plus n’oblige pas, a priori, à un effort plus grand de solidarité.
Toute cette démonstration serait exacte si les individus étaient, dès leur naissance, autonomes et ne devaient pas être pris en charge par la société pour vivre et se développer. De même, cela serait encore exact, si chacun de nous avait, à la naissance, une chance égale de réussir notre vie ce qui n’est pas le cas comme l’a démontré fort justement l’Américain John Rawls. En outre, il faudrait également que cet enrichissement ne soit pas du à des interactions avec les autres, c’est-à-dire que celui-ci se passe, si ce n’est en dehors de la société, en tout cas sans lien avec l’organisation sociale. Car, si l’enrichissement de l’individu se réalise grâce à la société, alors celle-ci est naturellement en droit de demander à celui qui profite plus de la société qu’un autre un devoir de redistribuer des sommes plus élevées.
Ce que les tenants d’une autonomie totale de l’individu, et donc du droit à devenir riche et à profiter de cette richesse entièrement sans aucune obligation sociale de redistribution, tentent de réfuter, c’est ce lien incassable de celui-ci avec la communauté humaine. Cependant, ce que les tenants d’une insertion totale de l’individu dans la société, et donc de son obligation à contribuer le plus possible à une redistribution de ses gains, tentent de réfuter c’est la condition indépassable de l’individu faite d’une liberté dans la différence qui lui donne le droit de mener sa vie à sa façon et donc de devenir honnêtement riche s’il le veut et s’il le peut.
Nous avons donc une personne qui ne peut prétendre s’extraire de la communauté humaine à qui il doit son existence et son développement mais qui ne peut être réduite à un simple pion de cette communauté ayant, ontologiquement, une condition libre et une revendication indiscutable à la différence.
Dès lors, c’est dans une logique de juste équilibre que l’on peut résoudre ce paradoxe de la société et de l’individu qui est une des pierres d’achoppement du libéralisme et l’organisation d’une société postmoderne. Et cette logique a pour base l’être humain qui est le sujet indépassable de toute société humaine, son alpha et son oméga. Assurer la sécurité de ses membres est sa première mission. Mais celle-ci n’est pas limitée à empêcher les criminels d’agir. Elle doit aussi leur garantir une vie décente en leur fournissant un travail qui leur apporte le revenu nécessaire à une existence libre et digne. Et, quand ce n’est pas le cas, de pouvoir aider ceux qui ne parviennent pas à ce revenu, soit parce qu’ils sont les accidentés de la vie, soit parce qu’ils ont des handicaps. Une aide qui n’a pas vocation à faire de ces personnes des assistés ad vitam aeternam mais qui leur permettre de retrouver leur autonomie perdue par les aléas de l’existence.
Bien entendu, cette sécurité ne doit pas annihiler toute volonté, toute envie de se surpasser. Ici, le juste équilibre permet de résoudre la problématique en assurant à ceux qui veulent faire plus que nécessaire et être les moteurs principaux du développement de la société de pouvoir agir et de récolter les fruits de leur labeur tout en les insérant dans un lien social où leurs succès ne peuvent être acquis contre la société mais acquis avec la société et pour lui-même et la société.
Mais tout cela doit se faire dans la réalité et de manière pragmatique. Car si les grands principes sont posés ils doivent constamment s’adapter au concret avec la mise en pratique constante du juste équilibre. Les périodes de crise doivent permettre de mettre le curseur un peu plus sur la solidarité et les périodes de croissance forte sur celui d’une plus grande libéralisation de l’initiative individuelle et de la jouissance personnelle des fruits qu’elle peut apporter.
Cependant, sans ceux qui entreprennent, il ne peut y avoir de redistribution pour ceux qui en ont besoin à un moment de leur existence. C’est un principe des vases communicants qui n’a pas trouvé de meilleures organisation jusqu’à aujourd’hui. Les pauvres ne peuvent être aidés que par la richesse produite par d’autres. Et celle-ci ne peut l’être que par des personnes prêtes à entreprendre. On peut s’en réjouir ou le regretter, selon sa vision de l’organisation de la société, mais on ne peut le nier. Alors, autant s’en servir pour faire le maximum de bien.