Dans une interview au Nouvel Observateur, un des penseurs de la Troisième voie britannique, Anthony Giddens, définit les « sept principes capitaux » qui doivent être à la base du renouvellement de la politique de ce centre-gauche mis en vedette au départ par Bill Clinton aux Etats-Unis puis repris par Tony Blair en Grande Bretagne.
Nouvel Observateur : Quels sont les principes de la modernisation de la Troisième voie dont vous êtes l'inspirateur ?
Anthony Giddens : Je choisis sept principes capitaux. 1) Continuer à mettre l'accent sur l'économie en la maintenant ouverte et en supprimant tout ce qui fausse la concurrence. 2) Occuper le «centre». Ce centre n'est pas défini par les partis, mais par les électeurs qui, en majorité, se disent proches de lui. C'est ce centre qu'il faut séduire et déplacer vers la gauche. Gouverner au centre ne veut pas dire se livrer à des calculs électoraux et politiciens, mais définir un «compromis» dépassant les vieux clivages et débouchant sur un contrat entre l'Etat et le citoyen. 3) Donner la priorité à l'éducation. 4) Intensifier notre combat contre la pauvreté, qu'elle ait pour cause des revenus insuffisants ou l'absence de formation. 5) Privilégier la lutte contre le crime et les comportements antisociaux qui peuvent être provoqués par l'extrême pauvreté. 6) Ouvrir le pays aux immigrants, mais en en régulant les flux. 7) Lutter contre le terrorisme.
Plus de dix ans au pouvoir, quatre mandats successifs : le Parti travailliste est hégémonique. Pourtant, vous expliquez qu'il doit rénover son programme...
S'il veut gagner les prochaines élections, le Labour doit d'abord gagner la bataille des idées. En 1997, le New Labour avait montré qu'il existait une troisième voie entre le socialisme traditionnel et la religion du marché, à condition de privilégier le capital humain tout en tenant compte de la mondialisation. Avec les nouveaux bouleversements de la mondialisation, le programme des travaillistes doit aller plus loin. Après avoir abandonné le keynésianisme, il doit apporter une réponse aux délocalisations, qui n'épargnent désormais aucun secteur d'activité. Notre système de protection sociale doit être défini aussi de manière plus positive : au-delà de la protection contre les risques liés à la santé et au chômage, il doit intégrer le droit à la formation et l'accès aux nouvelles technologies. Face au vieillissement de nos sociétés postindustrielles, il faut permettre aux seniors de rester dans la vie active afin que le pays bénéficie de leur expérience. D'urgence, il faut prendre en compte les problèmes d'environnement et le réchauffement climatique. La puissance publique doit redéfinir ses objectifs essentiels : investir dans le capital humain, garantir un système éducatif de qualité, protéger le multiculturalisme. Ces nouvelles priorités valent pour la Grande-Bretagne comme pour la France
Pas de «privatisation» insidieuse des services publics, comme l'aile gauche du Labour le redoute ?
Absolument pas. Quand je prône un partenariat public-privé, c'est pour que le service public respecte les règles du privé et ne soit plus exclusivement identifié à l'Etat. Si, dans certains cas, certaines de ses missions peuvent être parfaitement transférées à des agences, je reste persuadé que la nation a besoin d'un Etat fort avec la haute main sur l'éducation et la santé. Cet Etat doit être capable d'identifier les besoins des citoyens-consommateurs et d'y répondre avec un secteur public développé.
En inventant alors un Etat différent ?
Oui. A un Etat qui «donne les moyens de faire» («enabling State») et procure aux individus les ressources et les capacités leur permettant de prendre leur vie en main, il faut ajouter un Etat garant («ensuring State») qui, en échange de devoirs et d'obligations des citoyens bénéficiaires, leur apporte des garanties en matière d'éducation ou de santé.
Dans votre livre «le Nouveau Modèle européen», vous plaidez pour un nouveau modèle social européen...
Le modèle social européen actuel, défini par Jiirgen Habermas et Jacques Derrida comme un système accordant une large place aux «garanties de Sécurité sociale» prodiguées par l'Etat et par la confiance que les Européens placent dans le «pouvoir civilisateur de l'Etat», est en crise. Il laisse 20 millions de personnes sans emploi. Cette crise a provoqué le rejet de la Constitution : les électeurs français ont voté contre une Europe qui ne les protège plus. Certains pays - les pays nordiques - ont pourtant réussi à combiner croissance et hauts niveaux de protection sociale et d'égalité. Voyons ce que l'Europe peut apprendre d'eux.