Voici le texte « Droite, gauche: les plaques tectoniques en mouvement » d’Olivier Meuwly, publié parle quotidien suisse Le Temps. Cet, historien et essayiste, voit la nécessité pour les partis du Centre de prendre en compte le conflit Gauche-Droite comme un élément structurant de la réalité politique. Sans cela, pour lui, le centrisme suisse n'a plus guère de sens.
« Le dernier baromètre électoral confirme en gros l'évolution récente des principaux partis politiques suisses: l'UDC regroupe environ 25% des voix, talonnée par le PS. Ces deux ‘éléphants’ se caractérisent par un discours profilé: les premiers offrent une synthèse entre aspirations libérales et amour de la patrie sous un discours provocateur, anti-élitiste et souvent teinté de xénophobie; les seconds s'affichent comme les uniques défenseurs de l'Etat social et, tout en luttant contre l'UDC, ont subordonné leur discours étatiste à une pensée qui se réclame de moins en moins de l'ouverture européenne. Suivent le PDC et le PRD, qui se partagent 30% des voix, puis les Verts, avec plus de 10%, voire 12% avec Ecologie libérale.
Ces sondages, peut-être prémonitoires, opposent une image, qui semble redoutablement précise, à des interprétations nettement plus contradictoires quant à l'évolution de la chose politique. Alors que l'on ressasse encore l'idée selon laquelle les idéologies seraient mortes et l'antagonisme traditionnel Gauche-Droite dépassé, on déplore la polarisation, désormais établie, de la politique suisse. Et en même temps, on admet, partout en Europe, qu'il n'y a de gouvernement possible qu'au centre...
Cette incertitude dans le redécoupage du champ politique devrait assurer une place de choix aux partis ‘refuges’ qui se réclament du centre: centre droit pour le PRD et, globalement, le PDC, et centre gauche avec les Verts, en dépit des ambiguïtés rhétoriques de ces derniers. Mais cette obsession du centre est elle-même trompeuse et fait fort peu de cas des désirs profonds de l'électeur. Comme l'a signalé finement Jacques Julliard, dans un récent numéro du Nouvel Observateur, si tous aspirent à gouverner au centre, on ne souhaite pas forcément être gouverné par le centre !
La principale tension politique du futur, pour la Suisse, se condense donc dans la question de la gestion d'un gouvernement inévitablement centriste, d'ailleurs en phase avec le système du consensus qui nous régit, dans un jeu politique qui a réappris à vivre avec une main droite et une main gauche. Ce fait va conditionner toute la pensée politique de notre avenir immédiat. Un avenir en réalité ainsi inscrit dans l'histoire...
Un système de consensus se marie de fait avec une méthode gouvernementale que l'on peut qualifier de centriste, ai-je laissé entendre. Même lorsque les radicaux monopolisaient tous les sièges du Conseil fédéral, leur pratique gouvernementale ne pouvait que faire abstraction de certains de leurs principes. Les nuances du Parti radical, puis les progrès des droits populaires (référendum législatif, puis l'initiative populaire en 1891) et, enfin, l'introduction de la proportionnelle (en 1918) obligèrent les détenteurs du pouvoir à adapter l'exercice de celui-ci, à l'ouvrir, à l'assouplir.
La composition du Conseil fédéral évolua ainsi, de 1891, avec l'entrée du premier catholique conservateur, à 2003, avec la rupture de la ‘formule magique’ en vigueur depuis 1959. Jusqu'en 1944 le gouvernement était tenu par une alliance bourgeoise formée d'un centre qui se qualifiait de gauche ou libéral (les radicaux), une droite plus ou moins conservatrice avec le temps, mais d'obédience catholique, et une droite de type néo-conservateur (le PAI). Les choses se compliquèrent avec l'arrivée des socialistes. Ralliés à l'Etat fédéral de 1848, ils ne renoncèrent jamais totalement à leur vocation d'opposition. La Guerre froide fournit toutefois un ciment suffisant à cette ‘grande coalition’ à la mode helvétique. En 1989, la fin de la Guerre froide ébranla ce subtil édifice. Commença une période de doute, de remises en question, de recomposition. Une nouvelle génération, passée à travers le sas de 68, arrive aux commandes et le capitalisme, bien que confronté à une contestation inédite, s'impose partout sur le globe.
La Gauche, délestée d'un communisme discrédité, doit affronter l'émergence de nouvelles philosophies, dont la principale est l'écologisme, porteur d'une vision gauchisante et a priori anti-étatiste, mais surtout libertaire. La Droite se transforme elle aussi: ses composantes radicale et PDC sont peu à peu débordées par une UDC alliant néolibéralisme anti-étatiste et retour aux valeurs patriotiques, sinon nationalistes. Cette reconfiguration n'empêche pas l'Etat d'accroître ses prérogatives, sur un arrière-fond d'innovations technologiques souvent déstabilisantes.
Aujourd'hui pointe déjà la génération suivante, dont les membres les plus jeunes, qui se trouvent aux portes de l'Université ou de la vie active, n'ont pas connu 89... Pour cette génération, peut-être lasse d'un certain relativisme ambiant, le discours politique doit se renouveler sans se sentir redevable d'un passé de moins en moins connu. Leur avènement favorise ainsi, au milieu d'un chaos idéologique apparent, l'installation de deux pôles, de gauche et de droite. Mais, contrairement au passé, ces deux pôles ne sont pas soudés par des canevas doctrinaux solidement charpentés, par les cadres de réflexion qui ont balisé la pensée politique de longues années durant; ils acceptent en leur sein des variantes plus ou moins autonomes.
La prise de conscience de l'inéluctabilité d'une opposition Gauche-Droite, une opposition en mutation certes mais servant de référence à l'action politique, constitue le moteur d'une fracture, paradoxalement, très moderne. On avait cru que cette tension était obsolète, on la redécouvre pleine de sève, omniprésente, nécessaire pour comprendre les enjeux qui animent les acteurs de la vie politique. Le piège pour les centres, ou pour les partis qui souhaitent s'en réclamer, est redoutable.
Les électrices et électeurs éprouvent de la peine à dépister les personnalités crédibles qui sauront gouverner le pays dans ce Centre certes indéfinissable, mais point de convergence minimum d'une gestion acceptable des affaires communes. Et ils les repèrent de plus en plus dans les blocs les plus solidement amarrés à des convictions hautement proclamées, et les invitent à dénicher les moyens de gouverner ensemble, pour le meilleur et pour le pire... On peut également lire dans cette évolution une réinvention du pragmatisme propre au système gouvernemental suisse : on élit des conseillers fédéraux en fonction de critères objectifs (la langue, l'appartenance politique, de plus en plus le sexe) en les priant de se débrouiller et de s'arranger, sous la haute surveillance du peuple, souverain dans son vote.
Ce goût pour les synthèses audacieuses, pour la combinaison de contradictions souvent irréconciliables, comme preuve d'ouverture, mais surtout comme révélateur d'une société qui n'aime plus choisir, est aussi le signe des temps. D'où l'obligation, pour les centres, de reformuler un discours qui prenne réellement en compte le conflit Gauche-Droite comme un élément structurant de la réalité politique. Ils ne pourront se justifier par le Centrisme politique inhérent à l'âme helvétique. Ils ne trouveront grâce devant l'électeur qu'en démontrant leur apport au nécessaire dialogue Gauche-Droite, pas en se contentant de n'être que le parti d'appoint qui permet aux majorités de naître.
La Suisse pourra-t-elle survivre à une telle acceptation de cette polarisation ? Beaucoup semblent en douter. Je serai moins pessimiste. Par la haute complexité de son système, notre pays peut parfaitement intégrer des comportements politiques nouveaux, les « digérer », les assimiler. Car, sous ses aspects très codifiés, le système suisse, par le fait même de sa complexité, offre une grande souplesse. Il ne faut pas le condamner sous prétexte que les partis « historiques » sont en difficulté. C'est à eux d'insérer cette nouvelle donne dans leur réflexion. Le leadership des deux grands blocs qui se dessinent ne sera jamais définitivement attribué !
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