L’objectif affiché de « La France Réconciliée » est, depuis sa naissance, de contribuer à bâtir, avec pragmatisme et dans la prise en compte lucide et courageuse de la réalité, une voie novatrice et dynamique afin de réconcilier la France avec elle-même, avec l’Europe et avec le monde. La publication de la première vague du nouveau baromètre politique du Cevipof (Centre d’études politiques de Sciences Po) qui va donner à intervalles réguliers l’état de l’opinion (quatre fois, notamment d’ici à l’élection présidentielle de 2007), nous force à reconnaître que l’on est bien loin du compte… Aujourd’hui la réconciliation est en panne. Et c’est même un euphémisme !
Le constat de ce baromètre qui traque en profondeur la vision des Français sur leur environnement politique, social et économique est rude : les Français ne croient plus à grand-chose. Ils ne croient plus aux politiques, ils ne croient plus au progrès, ils ne croient plus en l’Europe pour bâtir l’avenir, ils ne croient plus au rayonnement politique, économique et culturel de leur pays.
En outre, la méfiance vis-à-vis des grands courants politiques s’accentue. 37 % des Français, qui semblent manier l’humour jusqu’à l’absurde avec un certain talent, prétendent qu’ils ne sont ni de droite, ni de gauche, ni du centre ! Pire, 69 % d’entre eux n’ont confiance ni en la droite, ni en la gauche, ni au centre pour gouverner le pays. En clair, ils pensent que la droite, la gauche et le centre ne sont absolument pas capables de comprendre leurs attentes et de résoudre les problèmes du pays. Ces attentes et ces problèmes prioritaires sont, actuellement, pour eux, actuellement l’emploi (loin devant), les inégalités et la hausse des prix.
Cerise sur le gâteau, 56 % d’entre eux déclarent s’intéresser peu ou pas du tout à la politique. C’est bien la mort – provisoire ? - de la politique qui semble annoncée dans ce baromètre. Il faut dire que le patient était bien malade depuis quelques années. Rappelons, tout de même, que la politique, ce ne sont pas les petites phrases et les comportements plus ou moins moraux d’une élite dirigeante comme le croient une majorité de nos concitoyens mais tout ce qui concerne l’organisation de la cité. Reste que la méconnaissance de ce qu’est réellement la politique n’a pas de quoi nous rassurer, non plus…
Dans ce climat ambiant déliquescent, il n’est donc guère étonnant d’apprendre que 52 % des Français estiment que le France est en déclin (contre 8 % qu’elle est en progrès et 40 % qu’elle n’est ni l’un, ni l’autre). Pas étonnant, non plus, de découvrir que 46 % d’entre eux estiment que la mondialisation est un danger pour la France, ses entreprises et son fameux et introuvable « modèle social » (contre 24 % qui sont pensent que c’est une chance). De même, personne ne sera surpris d’apprendre que 42 % d’entre eux estiment que la mondialisation des échanges économiques fait souffrir la France contre 25 % qui pensent le contraire.
Beaucoup plus grave, encore, l’idée de construction européenne semble toucher le fond plus d’un an après le « non » au référendum sur le Traité Constitutionnel. Ainsi, 41 % des Français estiment que la construction européenne fait souffrir la France contre 27 % qui pensent le contraire. Serait-on, comme certains le prétendent ou l’espèrent, proche de prononcer l’oraison funèbre de la Communauté européenne ?...
Bien sûr, les Français ne sont pas les seuls à broyer du noir et à ne plus faire confiance aux politiques pour résoudre leurs problèmes quotidiens. En Allemagne, en Italie, en Grande Bretagne, en Espagne, aux Etats-Unis, l’opinion publique partage, à des intensités diverses, la même vision pessimiste. Cependant, comme le montrent des enquêtes du Pew Research américain et de l’Eurobaromètre de la Commission Européenne, les Français sont aujourd’hui les plus pessimistes et négatifs de tous les Occidentaux. L’affaire Clearstream – où nécessairement ils existent des hommes politiques qui ont menti - qui n’était pas encore sortie à l’époque de la première vague de ce baromètre a sans doute du aggraver ces sentiments…
Pour relativiser ces résultats quelque peu, n’oublions pas qu’ils ne sont qu’une photographie à un moment donné de l’opinion. Il suffira de peu de chose pour que l’opinion des Français évolue positivement. Mais il suffira d’aussi peu de choses pour qu’elle soit encore plus noire… Rappelons-nous qu’en 2001, à quelques mois des élections présidentielles de 2002, le thème de la sécurité ne comptait pratiquement pas dans la campagne alors qu’il fut le principal motif de vote de la majorité des électeurs et de la poussée du Front National.
De même, la méfiance du politique et le pessimisme ne datent pas d’aujourd’hui et se retrouvent tout au long de notre histoire. Néanmoins, si l’on peut fustiger cette morosité en rappelant aux Français qu’ils sont encore la cinquième puissance économique mondiale, que leur niveau de vie et leur espérance de vie sont parmi les plus élevés du monde et que vivre en France n’est quand même pas un cauchemar, il serait irresponsable de ne pas prendre en compte cette vision collective qui reflète des doutes et des inquiétudes profondes.
Les Français estiment ainsi que leur destin ne leur appartient plus. Ils sont d’ailleurs comme la plupart des peuples européens, surtout ceux des anciennes grandes puissances du continent, qui voient leur emprise sur les événements lentement s’effilocher. Voilà une réalité à laquelle ils ont du mal à se faire et on les comprend. Les Etats-Unis (avec feue l’Union Soviétique) avaient déjà entamé notre capacité à choisir seuls notre destinée. La chute de l’empire soviétique et la lente mais sûre construction européenne nous avait rendu un peu d’optimisme. Las ! Le retour supersonique de la Chine aux affaires et l’émergence rapide de l’Inde et du Brésil qui vont suivre, associées avec une panne d’Europe et la bataille autour des matières premières dont le pétrole l’ont rapidement douché. Et ces événements ne peuvent que conforter la conviction de nos compatriotes que leur destinée ne sera pas avant longtemps de nouveau entre leurs mains, et peut-être jamais plus, en tout cas de leur vivant !
Il faut dire que les Français ont légitimement de quoi se poser quelques questions sur la manière dont on leur prépare leur avenir. Prenons l’Europe que nous défendons ici depuis toujours. La méfiance et même la défiance sur sa construction (dont le « non » du 29 mai 2005 a été révélateur) ne sont peut-être pas aussi irrationnelles ou inconséquentes qu’on a bien voulu l’affirmer ici ou là. L’entrée des dix nouveaux pays venus principalement de l’Est a, manifestement, créé un choc. Il ne s’agit pas tant de xénophobie ou de repli sur soi mais d’une peur d’un marché de dupe. Alors que tous les défenseurs de l’Europe affirmaient qu’il s’agissait d’une chance, les Européens et les Français, en autres, ont plutôt eu le sentiment que l’on faisait entrer le loup dans la bergerie au niveau économique et social, secteurs déjà sinistrés, avec une concurrence qui leur semblait bien déloyale. D’autant que ces nouveaux entrants clament souvent haut et fort leur nationalisme exacerbé, ne veulent pas accepter certaines règles trop contraignantes et souhait ardemment garder leur indépendance acquise récemment. Tout ce qui est contraire avec la construction européenne, en quelque sorte ! N’est-il pas contradictoire, par exemple, de voir le Monténégro quitter une union, bien peu oppressante, avec la Serbie pour devenir un Etat indépendant qui, en même temps, frappe à la porte de l’Union européenne qui est un lieu théorique d’abandon de certaines prérogatives de souveraineté ?!
Au-delà de la véracité de ces sentiments que l’on ne peut honnêtement pas rejeter a priori, rappelons-nous que l’entrée de ces dix pays s’est faite pour des raisons très peu expliquées par les politiques qui craignaient sans doute une incompréhension plus grande, voire un vrai rejet du traité constitutionnel. Une de ces raisons, la principale peut-être, était la peur d’une guerre en Europe sur le modèle de celle de l’ex-Yougoslavie, tant il y a de minorités ethniques en Hongrie, en Roumanie, en Slovaquie, en Tchéquie, etc. Mais reconnaître que l’on faisait entrer ces pays pour cette unique raison aurait démontré, a contrario, la mort d’une Europe intégratrice.
Quant à la globalisation de l’économie, ce n’est pas l’ouverture nécessaire et indispensable du marché français que nos concitoyens rejettent. Car, toujours selon le baromètre du Cevipof, 43 % d’entre eux estiment que la France doit s’ouvrir au monde d’aujourd’hui contre 31 % qui pensent le contraire. Mais cette ouverture ne doit pas se faire n’importe comment. Ou, plutôt, pas comme une passoire au moment où d’autre pays comme les Etats-Unis, le Japon et même la Chine (re)dressent des barrières. Les Français demandent des règles du jeu claires et compréhensibles. Parce qu’en matière d’ouverture à la modernité, tous les indicateurs montrent que la population française est dans le peloton de tête, comme pour le haut débit sur internet, ou est en train de le rejoindre, comme pour la téléphonie mobile.
Arrêtons-là les signes explicatifs plutôt encourageants. Car, à l’inverse, il serait tout aussi illusoire de croire que notre comportement serait celui d’un peuple cartésien qui veut seulement qu’on lui explique comment ça se passe et que l’on respect des règles équitables. Les Français d’aujourd’hui veulent une société qui n’est plus adaptée au monde tel qu’il est. Cette remarque ne signifie pas que le monde a raison d’être ce qu’il est mais que la France ne peut pas, ne peut plus adapter le monde à ses désirs. Il ne reste plus qu’à s’adapter à sa réalité. Le refuser, c’est refuser de se battre et même de le changer dans une certaine mesure. En clair, les Français ont non seulement oublié que le risque fait partie de la vie mais que le rejet de tout risque condamne à une inertie d’autant plus dangereuse que les autres avancent et acceptent les risques. Bien sûr, nous pouvons faire la même remarque que précédemment en disant que cette vision est également partagée par beaucoup de peuples de l’Europe de l’Ouest. Mais ceci n’est pas une consolation. Ce serait même un phénomène aggravant pour l’avenir de l’Union européenne !
Devant cette situation, quelles sont les solutions ? Il faut un nouveau lien social et un vrai débat de fond où tout doit être déballé. Un moment de vérité où les Français doivent choisir. Mais pour qu’ils puissent faire ce choix, il faut que les politiques oublient la langue de bois et expliquent les formidables enjeux qui nous attendent (quand il ne faut pas aussi les leur expliquer !!) ainsi que les chances et les atouts que nous possédons. Il n’y a pas d’autres alternatives si l’on souhaite que notre pays continue à aller de l’avant et à sauvegarder un maximum des meilleurs fruits de son organisation économique et sociale. Ce débat national doit avoir lieu le plus rapidement possible et durer aussi longtemps que les explications seront nécessaires. Ensuite, il faudra absolument prendre les décisions à partir du consensus qui se dégagera. Des décisions sans doute douloureuses parfois mais responsables. Exemple : il est pratiquement sûr que l’on ne pourra pas, dans les années à venir, garder toutes nos protections sociales au niveau où elles le sont aujourd’hui (qui n’est pas souvent un niveau optimum, d’ailleurs). Donc, nous devons nous poser la question de savoir quelles protections nous souhaitons garder en priorité et quelles protections doivent être réaménagées. On peut penser que la santé fait partie du premier groupe alors que l’on doit aller vers une plus grande flexibilité de l’emploi dans la situation actuelle. La réconciliation demandera beaucoup de lucidité.
Est-ce que cette réconciliation doit passer, au niveau politique, par une grande coalition du type SPD-CDU en Allemagne ? François Bayrou, président de l’UDF l’affirme (alors que dans cette optique, comme pour le FDP, le parti libéral allemand, il ne serait même pas dans cette coalition !). Et un récent sondage paru dans Ouest France indique que les Français sont à 61 % pour cette solution. Celle-ci présente évidemment des avantages. Mais est-elle « efficace » ? Ce n’est pas sûr. Est-elle bénéfique pour la démocratie ? Rien n’est moins sûr. La première grande coalition SPD-CDU dirigée entre autres par Willy Brandt dans les années soixante a fermé un espace de contestation démocratique qui a permis l’émergence de la Fraction armée rouge et de son terrorisme sanglant. En revanche, il est sûr qu’un gouvernement doit avoir une base solide au niveau parlementaire pour agir. Et cette base, elle-même, ne doit pas être seulement venir de cette distorsion de plus en plus grande qu’induit le système du scrutin majoritaire à deux tours où un parti avec moins de la moitié des voix peut diriger le pays presque deux tiers des sièges à l’Assemblée Nationale. Elle doit être majoritaire dans la population. Là aussi, la réforme doit passer.
On ne saurait oublier, pour finir ce rapide tour d’horizon, que la société a bougé et que les questions ne se résolvent plus de la même façon aujourd’hui qu’hier, tout simplement parce que le citoyen a changé. Méditons ce paradoxe très bien explicité par les universitaires Michel Kokoreff et Jacques Rodriguez : « Comment résoudre cette tension entre un élargissement du champ des possibles dans tous les domaines de la vie sociale et une demande accrue de sécurité – sanitaire, publique, sociale, etc. ? Au fond, chacun sollicite les autorités ou se pose en victime de leur impéritie, mais chacun aspire aussi à vivre sa vie, en quelque sorte, à sa guise. Autrement dit, les individus en appellent de plus en plus à un Etat dont ils cherchent par ailleurs à se déprendre. Telle est bien la nouvelle donne qui complique singulièrement l’équation politique. C’est dans ce contexte que l’on voit émerger progressivement un nouveau mode de gestion politique de l’incertitude sociale, dont les manifestations sont plurielles. »
Quoiqu’il en soit, l’urgence est là et il va bien falloir redonner confiance aux Français et à la France. Il n’est pas surprenant que, dans les sondages, l’affaire Clearstream ne passionne guère les Français. Ceux-ci disent qu’ils souhaiteraient que les politiques s’occupent plutôt de leurs affaires à eux, les Français !
Alexandre Vatimbella
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