Consciemment ou non, volontairement ou non, nous nous individualisons et nous nous mondialisons. Cette transformation individuelle et collective s’élabore alors même que monte un rejet des peuples vis-à-vis de la globalisation économique, comme en France.
L’individualisme est la résultante du progrès économique et social, de la transformation technologique, notamment en matière de communication, ainsi que de l’élévation du niveau intellectuel. Mais il provient également de l’incertitude du lendemain qui pèse sur notre présent et notre avenir à la fois dans notre vie quotidienne (peur du chômage, de l’insécurité, etc.) et dans notre existence elle-même (possibilité de destruction du monde par une guerre atomique ou dégradation irrémédiable de notre environnement). En perte de repères collectifs, on assiste à une sorte d’individualisation des valeurs. On prône le respect, mais pour soi. On demande plus de justice sociale, mais en sa faveur. On veut l’ouverture des magasins le dimanche mais on ne veut pas faire d’heures supplémentaires. On veut bien lutter contre la dégradation de l’environnement mais sans remettre en cause sa manière de vivre. Tous ces comportements ne sont pas forcément nouveaux mais ils ont pris une importance croissante, ces dernières années.
Quant au mondialisme, lui, il est à la fois une résultante de la perte de références locales et de l’ouverture intellectuelle des peuples, forcée ou non, sur les autres cultures. On voit ainsi apparaître une convergence accrue des modes de vie – ou de l’idéal d’un mode de vie - mais aussi une « hybridation », un métissage de ceux-ci et des valeurs. Ce qui donne des résultats parfois étonnants, comme ces « chrétiens bouddhistes » qui mélangent allègrement paradis et réincarnation !
Mais c’est aussi la tentative esquissée par de nombreux penseurs et philosophes de mettre en place une culture mondiale portée par une idéologie de la « mondialité », nouvel universalisme appelé à apporter paix et prospérité dans un monde uni et fraternel, montrant ainsi que la mondialisation n’est pas ce monstre venu nous occire mais peut être une chance pour l’Humanité tout entière.
Bien entendu, cet individualisme mondialiste est porté par la globalisation économique et financière, l’accentuation des phénomènes de « transnationalité » et d’interdépendance, l’extension du « technoglobalisme » et, bien sûr, la révolution de la communication avec les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication). Ce mouvement d’autonomie croissante de l’individu dans une sphère de dimension mondiale est une tendance forte. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne rencontre pas de résistances très fortes. C’est le fait même de ce paradoxe, voire de cet anachronisme, d’un individu de plus en plus replié sur lui-même et ses satisfactions immédiates qui s’ouvre au monde et aux influences multiculturelles et multiethniques.
Faisons un raccourci saisissant – et, évidemment, caricatural - pour bien faire comprendre l’incohérence de notre démarche. En tant qu’individus européens, nous sommes fascinés par le bouddhisme et le spiritisme indien mais nous ne souhaitons pas pour autant que les entreprises de notre pays ouvrent des usines ou délocalisent celles qui se trouvent chez nous en Inde, même si nous désirons que ce pays sorte de sa pauvreté et, surtout, nous nous ruons sur les produits venant d’usines installées en Inde parce qu’ils sont incomparablement moins cher que ceux produits dans notre pays. D’ailleurs, nous souhaitons fortement que les prix baissent encore tout en voulant toucher des salaires plus élevés (ce qui est une raison des localisations indiennes de ces mêmes usines)...
Comprenons-nous bien : tout n’est pas incohérent et stupide dans notre attitude. Vouloir des prix plus bas, des salaires plus hauts, avoir de la sympathie pour un pays comme l’Inde tout en lui reprochant de prendre nos emplois ne sont pas condamnables en soi. Ce qui manque dans ce fatras d’opinions contradictoires qui s’entrechoquent et se percutent, c’est une ligne de conduite claire vis-à-vis de cette situation et des enjeux qui en découlent. Et la première question est, bien sûr : la mondialisation est-elle un bien ou un mal pour nous et notre pays (c’est l’ordre dans lequel les gens réagissent aujourd’hui) ?
La réponse est simple… et compliquée. Les Français ont tout à gagner à la mondialisation pourvu qu’ils en prennent la dimension, qu’ils en relèvent les défis et qu’ils s’y adaptent. En fait, ce n’est pas parce qu’il y a des « chrétiens bouddhistes » que nous avons réellement bâti une grille d’analyse de la mondialisation, bien au contraire. Partir en vacances sur les plages de Bali ou en croisière sur le Nil, acheter des fours à micro-ondes ou des pantalons « made in China », téléphoner à un centre d’appels basé à Bangalore, écouter du raï algérien ou de la salsa cubaine, surfer grâce à Google et à MSN Messenger, rouler en Toyota ou en Kawasaki, etc. ne sont pas des preuves d’une quelconque compréhension du monde qui nous entoure. La révolution que celui-ci connaît, exige que nous appréhendions le plus exactement possible ce qui en résulte et ce qui en résultera sur notre mode de vie et de pouvoir, individuellement et collectivement, élaborer des réponses adéquates pour faire partie des gagnants de ce processus sans doute irréversible. A moins d’un grave conflit armé – que l’on ne peut exclure – c’est une tendance qui va continuer à s’accentuer. Ceux qui s’y installeront avec dynamisme seront certainement les gagnants de ce mouvement en profondeur de la société issu, bien évidemment, des révolutions politiques (l’extension de la démocratie en tant qu’idée et forme de gouvernement la meilleure) et des révolutions industrielles et technologiques.
Ce constat doit être la base d’une réflexion sur la rénovation en profondeur de notre société et la régénération des valeurs communes qui fonde notre « vivre ensemble ». Si l’individu s’affirme et se mondialise, c’est au détriment des structures et des liens traditionnels, à la fois parce qu’il veut s’en extraire pour étendre son autonomie et donc sa liberté mais aussi parce que ces structures et ces liens ne remplissent plus leur rôle de protection et identitaire.
C’est le cas partout dans le monde (n’oublions pas que George Bush a gagné les élections présidentielles américaines en 2004 sur les valeurs) mais surtout en Europe. Ainsi, l’Européen qui devrait, comme ses parents et grands-parents, regarder devant lui pour y voir un avenir meilleur, se retourne maintenant pour contempler « l’âge d’or » des générations passées. Car il est persuadé que ses efforts ne lui permettront plus un progrès aussi éclatant. Alors, il a tendance à pendre ce qu’il y a à prendre, tout de suite, à ne lâcher aucun des avantages accumulés lors de cet âge d’or même si cela se fait au détriment de son propre avenir et, plus grave, de l’avenir de ses enfants. Un sondage Gallup commandé par le World Economic Forum et publié fin janvier 2006 en fait le constat amer : « L’Europe occidentale, disent les sondeurs, est de loin la région la plus pessimiste avec moins d’une personne sur cinq (18%) qui estime que le monde sera plus prospère pour la prochaine génération, alors que plus de la moitié (53%) pense qu'il le sera beaucoup moins ou un peu moins ».
Il nous faut donc imaginer, à l’échelle française et européenne, une société, un lien social qui prennent en compte cette réalité. Les vieux schémas peuvent encore s’appliquer de manière ponctuelle ou partielle mais il leur faut du sang neuf pour intégrer ce « mondialisme individualiste » (espace de l’individualisme mondialiste) et pour en faire une vraie valeur humaniste capable de forger un lien social fort. Ce n’est pas un hasard si 84% des Français se disent heureux, selon un sondage de l’hebdomadaire économique Challenges publié au début de janvier 2006, et qu’ils considèrent, en revanche, que 72% des Français ne le sont pas… Ce résultat peut se lire de manière positive : « ma vie me satisfait globalement ». Ou de manière négative : « ce n’est pas mon problème si les autres ne vont pas bien et je ne peux rien y faire ». A l’opposé, les dernières enquêtes d’opinion montrent que les Français pensent de plus en plus que la mondialisation (globalisation) économique est plutôt une mauvaise chose pour chacun d’eux pris individuellement, même s’ils continuent à penser que c’est plutôt une bonne chose pour les consommateurs ! Voilà bien un exemple de la confusion qui règne dans nos têtes…
Imaginer cette société, c’est aussi savoir ce que veut l’individu. Dans ce domaine tout a été écrit et son contraire. Car il n’est pas facile d’élaborer un portrait-robot d’un individu, à la fois, sachant ce qu’il veut et ne le sachant pas, votant pour ses intérêts sans savoir lesquels ils sont ! Toute la sociologie politique est engluée dans ces paradoxes irréconciliables. Car l’individualisme mondialiste est aussi une posture de désarroi face à un monde illisible faute de grille d’analyse adéquate mise à la disposition des citoyens. Cela ne doit pas empêcher de réfléchir sur le cadre dans lequel l’individu doit construire sa vie. Ce cadre doit lui assurer à la fois son autonomie et lui permettent d’appartenir réellement à une communauté. Et, à la base, on retrouve toujours les mêmes « vieilles » valeurs : liberté, respect, solidarité, tolérance. Cependant, nous avons vraiment besoin aujourd’hui qu’elles ne soient plus seulement des mots mais des réalités…
Alexandre Vatimbella