Historien, président de la Fondation nationale des sciences politiques René Rémond est spécialiste un spécialiste du XX° siècle et de la vie politique en France.
Il parle des droites en France dans une interview au quotidien L'Humanité.- Vous publiez un ouvrage intitulé les Droites aujourd’hui. Cela fait maintenant cinquante ans que vous travaillez sur la question de la droite et des droites françaises, pourquoi une telle fidélité, peut-être une passion, pour ce sujet ?
René Rémond. Le mot passion ne convient pas. Il s’agit plutôt d’un intérêt persistant. Je le dis souvent, si j’ai choisi ce sujet dans les années cinquante, c’est simplement parce qu’il était disponible. Personne ne s’y intéressait. L’un de mes regrets est de ne pas avoir réussi à trouver l’occasion de faire sur la gauche un travail symétrique à celui que j’ai réalisé sur la droite. Dans les années cinquante, on concevait la droite et la gauche au singulier. Toute ma réflexion reposait sur l’idée qu’il existait une certaine diversité tant à droite qu’à gauche. D’ailleurs les deux sujets se seraient en partie recouverts puisque certaines droites ont d’abord été des gauches.
- Votre livre est le troisième volet d’une « série » commencée en 1954 avec la Droite en France de 1815 à nos jours. Continuité et diversité d’une tradition politique, et poursuivi en 1982 par les Droites en France...
René Rémond. C’est effectivement le troisième sur cette question de la pluralité des droites. L’ouvrage de 1954 a été actualisé peu de temps après l’installation de la Ve République qui marquait le retour de De Gaulle au pouvoir. J’ai fait une seconde adaptation après la crise de 1968. Enfin, le livre a été complètement réécrit après l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Les Droites aujourd’hui prolonge et actualise les Droites en France.
Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin de revenir sur le sujet en 2005 ?
René Rémond. Cinquante ans ont passé et je trouve que le livre a « bien résisté ». Les hypothèses que j’y développais (la tripartition entre droite libérale « orléaniste », droite autoritaire « bonapartiste » et droite contre-révolutionnaire « légitimiste ») ont été très largement acceptées. En particulier les relations conflictuelles entre les deux principales droites. On ne comprend rien à l’histoire de la Ve République, et en particulier à l’histoire des droites au pouvoir ou dans l’opposition, si on ne prend pas en compte les différences entre la droite libérale et la droite autoritaire. Le constat de deux candidats de droite se disputant les suffrages de l’électorat de droite lors de toutes les élections présidentielles confirme qu’il y a bien deux familles, deux traditions, deux systèmes de valeurs et de pensée. Ces deux systèmes ne sont pas nés en 1958, ils sont les rebondissements de familles de pensées beaucoup plus anciennes. La droite libérale s’inscrit dans le prolongement de la droite libérale du XIX° siècle. Juste une anecdote : j’ai éprouvé un vrai bonheur d’historien, un soir en écoutant Valéry Giscard d’Estaing dire : « Je représente le juste milieu. » C’est la définition que donnaient Louis-Philippe et Guizot de la monarchie de Juillet. VGE authentifiait en quelque sorte ma généalogie. La troisième droite (la première dans l’ordre chronologique d’apparition) que j’appelais « légitimiste » afin de mettre en évidence son origine et de souligner son ancienneté, mais que je préfère aujourd’hui appeler contre-révolutionnaire, n’a plus guère qu’un intérêt archéologique.
Reste que s’il y a eu une assez large adhésion à la thèse de tripartition de la droite, il y a des points controversés, particulièrement la question d’une droite extrême, différente de la droite autoritaire « bonapartiste ». C’est le problème des ligues, la question d’un fascisme ou pas dans l’entre-deux-guerres, avec des contestations venant essentiellement d’historiens étrangers. Il me fallait donc rouvrir la controverse et dire pour quelles raisons, à mon sens, cette droite de « combat », que Zeev Sternhell appelle « révolutionnaire », s’inscrit dans une tradition française et ne se confond pas avec le fascisme. Selon moi, le terme « révolutionnaire » pour qualifier cette droite n’est pas très bon. La révolution porte un projet alors que la droite extrême est plus contestataire que révolutionnaire. Enfin, en écrivant ce livre, j’avais aussi le désir de montrer que mes hypothèses étaient validées par l’histoire politique de ces trente dernières années. Le débat Balladur-Chirac de 1995 est l’illustration des deux droites. Cela a pu être occulté par le fait que les deux hommes appartenaient à la même formation mais il n’y a pas forcément coïncidence entre les formations parlementaires et l’appartenance à une tradition politique. Exemple frappant, l’UMP, où cohabitent des souverainistes à la Dupont-Aignan, une composante de fidèles gaullistes en voie d’extinction, un paquet de libéraux économiques, et une partie de la postérité de la démocratie chrétienne.
Lorsqu’on fait le compte entre les démocrates chrétiens de l’UMP et de l’UDF, est-ce que cette famille n’est pas aujourd’hui la plus nombreuse de la droite ? Cette famille a bien résisté à l’usure.
- Que signifie la permanence, depuis plus de vingt ans, du Front national dans le paysage politique ?
René Rémond. Sur le plan de l’histoire des idées politiques, le FN pose un problème. Selon moi, le FN n’est pas un simple avatar du fascisme. En effet, il n’a pas grand-chose de comparable aux ligues factieuses. Le FN garde un comportement légaliste. Il inscrit son action dans le cadre des institutions. Le Pen n’est pas un réactionnaire au sens historique du terme. Il ne souhaite pas revenir à l’avant-1789. Il fait une critique systématique de la politique menée mais il ne remet pas en cause le cadre institutionnel et la souveraineté du peuple. On se fourvoie si on voit dans le FN une simple variante du fascisme. Bien évidemment, on trouve dans sa « clientèle » comme dans celle de Villiers une partie de la postérité de Vichy et le noyau des catholiques intégristes contre-révolutionnaires. Le FN est lui aussi une coalition. Pour une part, le FN est un écho du boulangisme, du nationalisme de l’affaire Dreyfus et des ligues. Mais la nouveauté du FN, c’est que Jean-Marie Le Pen ait réussi à faire cohabiter toutes ces « tendances » dans la même organisation, et aussi part sa permanence, son enracinement dans le corps électoral à un niveau élevé. Les antécédents des phénomènes politiques comparables au FN disparaissaient rapidement. Le boulangisme, les ligues ou le poujadisme n’ont existé que quelques années dans des périodes de crise.
- Est-ce que vous faites un lien entre la permanence du FN et ce que vous décrivez comme « l’obsolescence » de la plupart des clivages historiques entre la droite et la gauche ?
René Rémond. Je constate que toute une série de questions qui ont structuré les débats droite-gauche ne sont plus au coeur des débats. Exemple, les questions qui touchent au régime politique, à sa philosophie inspiratrice : personne ou presque conteste la forme républicaine du gouvernement, les principes démocratiques ou le suffrage universel. 1789 est accepté au moins depuis le bicentenaire. Les nostalgiques de l’Ancien Régime, les maurrassiens, il n’en reste plus beaucoup. La laïcité suscite encore quelques débats mais la question religieuse n’est plus le principe majeur d’une division de l’espace politique. Sur cette question du clivage droite-gauche, il existe un grand paradoxe. Selon les enquêtes d’opinion, les Français estiment que le clivage droite-gauche n’a plus de pertinence. Pourtant si on leur demande de se situer politiquement, ils se classent majoritairement dans un camp ou dans l’autre. Donc le clivage persiste. Il existe indéniablement des valeurs de gauche et des valeurs de droite, une culture de gauche et une culture de droite. Même si l’on peut estimer que depuis Michel Rocard une partie du PS glisse à droite. Est-ce à dire que la frontière droite-gauche passera un jour au sein du PS ? La question peut se poser. La frontière se cherche mais ne disparaît pas. Aujourd’hui, la cassure se fait sur l’Europe mais cette question cristallise autre chose. Le dénominateur commun de la gauche est le rejet du libéralisme, et l’Europe a été en grande partie rejetée pour cela. Cette cristallisation anti-européenne et antilibérale est-elle passagère ou bien le système politique va-t-il se reconstituer sur cette question ? Dans quelle mesure le clivage du 29 mai est-il appelé à durer ? Pour l’instant il reste très fort au sein de la gauche. Peut-il devenir structurant ? Je n’en sais rien.
- Que pensez-vous du phénomène Sarkozy ? Est-ce une sorte de synthèse idéologique des différentes droites, libérale, autoritaire, populiste, voire vichyste ?
René Rémond. J’avoue que j’ai quelque difficulté à l’identifier par rapport aux différentes droites. Je ne crois pas que l’on puisse réduire Nicolas Sarkozy au libéralisme. C’est un tempérament qui a du mal à être situé dans une famille. Il est avide de pouvoir pour faire quelque chose. De ce point de vue, il n’est pas simplement libéral, il estime que l’État, que le pouvoir servent à faire des réformes. On retrouve une référence implicite au gaullisme qui se démarque des notables libéraux. D’ailleurs on peut se poser la question s’il existe en France des purs libéraux ? Quelques professeurs, quelques essayistes, et quelques politiques comme Alain Madelin, qui sont réduits à jouer un rôle d’électrons libres.(Propos recueillis par Stéphane Sahuc)
René Rémond. Le mot passion ne convient pas. Il s’agit plutôt d’un intérêt persistant. Je le dis souvent, si j’ai choisi ce sujet dans les années cinquante, c’est simplement parce qu’il était disponible. Personne ne s’y intéressait. L’un de mes regrets est de ne pas avoir réussi à trouver l’occasion de faire sur la gauche un travail symétrique à celui que j’ai réalisé sur la droite. Dans les années cinquante, on concevait la droite et la gauche au singulier. Toute ma réflexion reposait sur l’idée qu’il existait une certaine diversité tant à droite qu’à gauche. D’ailleurs les deux sujets se seraient en partie recouverts puisque certaines droites ont d’abord été des gauches.
- Votre livre est le troisième volet d’une « série » commencée en 1954 avec la Droite en France de 1815 à nos jours. Continuité et diversité d’une tradition politique, et poursuivi en 1982 par les Droites en France...
René Rémond. C’est effectivement le troisième sur cette question de la pluralité des droites. L’ouvrage de 1954 a été actualisé peu de temps après l’installation de la Ve République qui marquait le retour de De Gaulle au pouvoir. J’ai fait une seconde adaptation après la crise de 1968. Enfin, le livre a été complètement réécrit après l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Les Droites aujourd’hui prolonge et actualise les Droites en France.
Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin de revenir sur le sujet en 2005 ?
René Rémond. Cinquante ans ont passé et je trouve que le livre a « bien résisté ». Les hypothèses que j’y développais (la tripartition entre droite libérale « orléaniste », droite autoritaire « bonapartiste » et droite contre-révolutionnaire « légitimiste ») ont été très largement acceptées. En particulier les relations conflictuelles entre les deux principales droites. On ne comprend rien à l’histoire de la Ve République, et en particulier à l’histoire des droites au pouvoir ou dans l’opposition, si on ne prend pas en compte les différences entre la droite libérale et la droite autoritaire. Le constat de deux candidats de droite se disputant les suffrages de l’électorat de droite lors de toutes les élections présidentielles confirme qu’il y a bien deux familles, deux traditions, deux systèmes de valeurs et de pensée. Ces deux systèmes ne sont pas nés en 1958, ils sont les rebondissements de familles de pensées beaucoup plus anciennes. La droite libérale s’inscrit dans le prolongement de la droite libérale du XIX° siècle. Juste une anecdote : j’ai éprouvé un vrai bonheur d’historien, un soir en écoutant Valéry Giscard d’Estaing dire : « Je représente le juste milieu. » C’est la définition que donnaient Louis-Philippe et Guizot de la monarchie de Juillet. VGE authentifiait en quelque sorte ma généalogie. La troisième droite (la première dans l’ordre chronologique d’apparition) que j’appelais « légitimiste » afin de mettre en évidence son origine et de souligner son ancienneté, mais que je préfère aujourd’hui appeler contre-révolutionnaire, n’a plus guère qu’un intérêt archéologique.
Reste que s’il y a eu une assez large adhésion à la thèse de tripartition de la droite, il y a des points controversés, particulièrement la question d’une droite extrême, différente de la droite autoritaire « bonapartiste ». C’est le problème des ligues, la question d’un fascisme ou pas dans l’entre-deux-guerres, avec des contestations venant essentiellement d’historiens étrangers. Il me fallait donc rouvrir la controverse et dire pour quelles raisons, à mon sens, cette droite de « combat », que Zeev Sternhell appelle « révolutionnaire », s’inscrit dans une tradition française et ne se confond pas avec le fascisme. Selon moi, le terme « révolutionnaire » pour qualifier cette droite n’est pas très bon. La révolution porte un projet alors que la droite extrême est plus contestataire que révolutionnaire. Enfin, en écrivant ce livre, j’avais aussi le désir de montrer que mes hypothèses étaient validées par l’histoire politique de ces trente dernières années. Le débat Balladur-Chirac de 1995 est l’illustration des deux droites. Cela a pu être occulté par le fait que les deux hommes appartenaient à la même formation mais il n’y a pas forcément coïncidence entre les formations parlementaires et l’appartenance à une tradition politique. Exemple frappant, l’UMP, où cohabitent des souverainistes à la Dupont-Aignan, une composante de fidèles gaullistes en voie d’extinction, un paquet de libéraux économiques, et une partie de la postérité de la démocratie chrétienne.
Lorsqu’on fait le compte entre les démocrates chrétiens de l’UMP et de l’UDF, est-ce que cette famille n’est pas aujourd’hui la plus nombreuse de la droite ? Cette famille a bien résisté à l’usure.
- Que signifie la permanence, depuis plus de vingt ans, du Front national dans le paysage politique ?
René Rémond. Sur le plan de l’histoire des idées politiques, le FN pose un problème. Selon moi, le FN n’est pas un simple avatar du fascisme. En effet, il n’a pas grand-chose de comparable aux ligues factieuses. Le FN garde un comportement légaliste. Il inscrit son action dans le cadre des institutions. Le Pen n’est pas un réactionnaire au sens historique du terme. Il ne souhaite pas revenir à l’avant-1789. Il fait une critique systématique de la politique menée mais il ne remet pas en cause le cadre institutionnel et la souveraineté du peuple. On se fourvoie si on voit dans le FN une simple variante du fascisme. Bien évidemment, on trouve dans sa « clientèle » comme dans celle de Villiers une partie de la postérité de Vichy et le noyau des catholiques intégristes contre-révolutionnaires. Le FN est lui aussi une coalition. Pour une part, le FN est un écho du boulangisme, du nationalisme de l’affaire Dreyfus et des ligues. Mais la nouveauté du FN, c’est que Jean-Marie Le Pen ait réussi à faire cohabiter toutes ces « tendances » dans la même organisation, et aussi part sa permanence, son enracinement dans le corps électoral à un niveau élevé. Les antécédents des phénomènes politiques comparables au FN disparaissaient rapidement. Le boulangisme, les ligues ou le poujadisme n’ont existé que quelques années dans des périodes de crise.
- Est-ce que vous faites un lien entre la permanence du FN et ce que vous décrivez comme « l’obsolescence » de la plupart des clivages historiques entre la droite et la gauche ?
René Rémond. Je constate que toute une série de questions qui ont structuré les débats droite-gauche ne sont plus au coeur des débats. Exemple, les questions qui touchent au régime politique, à sa philosophie inspiratrice : personne ou presque conteste la forme républicaine du gouvernement, les principes démocratiques ou le suffrage universel. 1789 est accepté au moins depuis le bicentenaire. Les nostalgiques de l’Ancien Régime, les maurrassiens, il n’en reste plus beaucoup. La laïcité suscite encore quelques débats mais la question religieuse n’est plus le principe majeur d’une division de l’espace politique. Sur cette question du clivage droite-gauche, il existe un grand paradoxe. Selon les enquêtes d’opinion, les Français estiment que le clivage droite-gauche n’a plus de pertinence. Pourtant si on leur demande de se situer politiquement, ils se classent majoritairement dans un camp ou dans l’autre. Donc le clivage persiste. Il existe indéniablement des valeurs de gauche et des valeurs de droite, une culture de gauche et une culture de droite. Même si l’on peut estimer que depuis Michel Rocard une partie du PS glisse à droite. Est-ce à dire que la frontière droite-gauche passera un jour au sein du PS ? La question peut se poser. La frontière se cherche mais ne disparaît pas. Aujourd’hui, la cassure se fait sur l’Europe mais cette question cristallise autre chose. Le dénominateur commun de la gauche est le rejet du libéralisme, et l’Europe a été en grande partie rejetée pour cela. Cette cristallisation anti-européenne et antilibérale est-elle passagère ou bien le système politique va-t-il se reconstituer sur cette question ? Dans quelle mesure le clivage du 29 mai est-il appelé à durer ? Pour l’instant il reste très fort au sein de la gauche. Peut-il devenir structurant ? Je n’en sais rien.
- Que pensez-vous du phénomène Sarkozy ? Est-ce une sorte de synthèse idéologique des différentes droites, libérale, autoritaire, populiste, voire vichyste ?
René Rémond. J’avoue que j’ai quelque difficulté à l’identifier par rapport aux différentes droites. Je ne crois pas que l’on puisse réduire Nicolas Sarkozy au libéralisme. C’est un tempérament qui a du mal à être situé dans une famille. Il est avide de pouvoir pour faire quelque chose. De ce point de vue, il n’est pas simplement libéral, il estime que l’État, que le pouvoir servent à faire des réformes. On retrouve une référence implicite au gaullisme qui se démarque des notables libéraux. D’ailleurs on peut se poser la question s’il existe en France des purs libéraux ? Quelques professeurs, quelques essayistes, et quelques politiques comme Alain Madelin, qui sont réduits à jouer un rôle d’électrons libres.(Propos recueillis par Stéphane Sahuc)