interview de François Bayrou au magazine Le Pélerin
- L’Assemblée nationale s’apprête à examiner le budget 2006. Les députés du parti que vous présidez, l’UDF, ne savent pas encore s’ils vont voter ce texte. Pourquoi cette hésitation ?
François Bayrou: Un budget doit être fiable. Or le budget présenté fait tout pour cacher la situation catastrophique des comptes de la nation. Il masque, par une série d’artifices, la gravité de notre déficit public, qui se situe bien au-delà de la limite que nous fixent les accords européens. Mais ce n’est pas seulement l’Europe que nous mettons en péril. Ce sont nos enfants. La situation du pays est celle-ci : nous empruntons tous les jours 20 % de ce que nous dépensons ! Conséquence de cette déroute financière, le poids de la dette publique s’élève apparemment à 1 100 milliards d’euros. En réalité beaucoup plus. Cela veut dire que chaque famille va devoir rembourser quelque 100 000 euros dans les vingt ans qui viennent. Est-ce qu’on peut continuer comme cela sans rien faire ? Est-ce qu’on peut continuer à le cacher aux Français ? Laisser un tel fardeau financier peser sur les épaules des générations futures est impardonnable.
- Feriez-vous mieux si vous étiez en charge des affaires du pays ?
F.B.: Oui, parce que je dirais la vérité aux Français. Pour qu’ils mesurent l’ampleur des périls et réalisent que la solution passe, avant tout, par le courage collectif de rééquilibrer les comptes et de réduire les dépenses inutiles et de bannir les cadeaux fiscaux non financés. Cette prise de conscience est indispensable au rétablissement du pays. En attendant, le gouvernement actuel ne fait que brouiller les pistes : il n’a plus un sou en poche, mais vient de distribuer dix milliards d’euros depuis le 1er septembre, sous forme de réductions fiscales et d’aides en tous genres.
- Ne craignez-vous pas de passer pour le diviseur de la majorité ?
F.B.: Je ne suis pas un diviseur, mais un constructeur. Ce n’est pas la défense d’un camp qui m’importe. C’est le destin du pays. Je veux que les choses changent durablement dans notre pays. Et si cela passe par des affrontements, je l’assume. Nous ne pouvons pas laisser la France dériver comme elle dérive. Il faut la rétablir, la reconstruire. D’abord en lui rendant son équilibre. Et ensuite en lui rendant un projet. Le projet français, c’est une société humaniste. Le monde est dur, la compétition économique féroce, pour autant je n’accepte pas que l’argent devienne peu à peu la seule valeur de notre société. L’argent, c’est indispensable, à l’image de l’essence que l’on met dans le moteur d’une voiture pour la faire rouler. Mais ce n’est qu’un carburant. L’essentiel, c’est l’endroit où l’on va. Le cap que l’on fixe au véhicule. Et le cap, je le répète, c’est l’humanisme, l’éducation des enfants, la culture, les valeurs de générosité, de spiritualité. Les sociétés qui succombent au matérialisme sont des sociétés mortes.
- De quels autres maux souffre selon vous notre pays ?
F.B.: Les Français entretiennent un rapport très difficile avec leur Etat. Je ne suis pas de ceux qui veulent démonter cet Etat. Seulement, il faut le reconstruire, car il est devenu administratif, paperassier, incompréhensible. Notre société toute entière sombre dans une complexité absolue. Personne ne comprend plus rien à nos institutions, au fonctionnement de la protection sociale. Même pour réserver un billet de train, il faut savoir jongler avec les touches d’un téléphone. Résultat : les personnes âgées et les citoyens les plus démunis sont lâchés, rejetés à la marge du système. Notre société est sans pitié. Le risque y est mal vu et l’échec jamais pardonné. Aucune seconde chance n’est offerte à l’écolier qui échoue ou à l’entrepreneur qui fait faillite. Du coup, les Français ont perdu l’envie de relever les défis
- Mais pourquoi avez vous tant de mal à faire triompher vos idées ? Est-ce à cause de la bipolarisation de la vie politique ?
F.B.: Cette bipolarisation est un grave échec. J’espère qu’un jour, pour soutenir une politique courageuse, on pourra trouver des majorités plus larges, que pourront travailler ensemble des gens qui se sont pendant longtemps opposés. Il existe en France des hommes modérés et nuancés, dans les deux camps, de Balladur à Delors, de Barre à Rocard. Vous voyez, que, par prudence, je choisis des noms de la génération plus âgée. C’est un grand courant réformateur, et ce courant est majoritaire, mais comme il est artificiellement coupé en deux entre gauche et droite, chacune des deux moitiés se trouve minoritaire au sein de son propre camp. Je pense depuis longtemps qu’un jour un esprit d’union nationale devra se créer pour sortir la France de son enlisement. A cet égard, je retiens la leçon de nos voisins allemands. Outre-Rhin, le 18 septembre dernier, les électeurs ont dit oui aux réformes, à condition qu’elles soient subordonnées à un pacte social ! Pas question, pour les électeurs allemands de briser les liens qui tissent leur société, sous prétexte que les marchés financiers l’imposent. Du coup, on va avoir une grande coalition, chargée de conduire les réformes, mais en respectant les valeurs de solidarité, l’importance des liens familiaux, l’éducation au respect du beau et du juste.
Vous être l’héritier de la démocratie chrétienne. Comment assumez-vous, aujourd’hui, cet héritage ?
- F.B.: Comme homme, je suis croyant, catholique et pratiquant. Comme citoyen, je suis un défenseur de la laïcité. L’un est parfaitement compatible avec l’autre. Les temps qui viennent l’exigent même. Face au défi de l’islam radical, par exemple, ou de tout autre intégrisme, nous devons défendre fermement nos principes. Ces valeurs humanistes, tout le monde peut les partager, quelle que soit sa foi, ou son absence de foi. Notre société est une des plus tolérantes, généreuses, que le monde ait connu. Nous sommes une société héritière des valeurs chrétiennes aussi bien que des lumières. Ces valeurs ouvrent sur l’autre. La vision de l’homme qu’elles portent n’est pas intégriste, elle n’exclue personne. Et nous devons être fiers de cet héritage spirituel. Il n’y a aucune raison d’accepter que les chrétiens soient brocardés, pas plus qu’aucune autre religion ou philosophie.
(Propos recueillis par Benoît Fidelin)