Le moral des Français est en berne. L’économie ne parvient pas à s’accrocher aux wagons de tête des pays développés et les prix élevés de l’énergie n’arrangent rien. Le chômage, bien qu’il ait un petit peu baissé ces derniers mois, reste encore à un niveau très élevé. La balance des paiements est de plus en plus déficitaire, proche des records historiques qu’elle devrait atteindre en 2006 (et la structure de nos exportations sur-représente les pays les plus pauvres, donc peu solvables, et ne parvient pas à renforcer ses positions vis-à-vis des pays développés et des pays émergeants comme la Chine et l’Inde). Le pays est peu innovant, une réalité structurelle, conséquence des choix économiques des années d’après-guerre qui permirent la réussite des trente glorieuses mais sont devenus, aujourd’hui, un lourd handicap. Faire des affaires en France, comme l’indique une étude de la Banque Mondiale, est bien moins sûr que dans la plupart des pays développés. Quant à la compétitivité, nous sommes, d’après une étude du World Economic Forum en trentième position, loin derrière la Finlande, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, etc. Les repères sociétaux et culturels sont de moins en moins solides (les Français ne croient plus en la capacité de la France a protéger sa culture selon un sondage du Pew Institute). L’école et surtout l’enseignement supérieur ont besoin de réformes. Et l’on pourrait sans doute continuer cette triste liste…
Devant de tels résultats qui sont autant de défis, les hommes politiques de tous bords ont trouvé la parade : il faut une bonne et grosse « rupture » ! Une bonne politique serait donc une politique de rupture. Et tout candidat sérieux à la future présidentielle de 2007 ou tout homme politique qui se respecte parle de rupture, qu’il soit de gauche, de droite ou du centre. On est là, bien entendu, dans le seul domaine de la communication et de la rhétorique. Car, le fond du problème est de réconcilier la France en s’attaquant aux problèmes avec des mesures efficaces. Que cela produise ou non une rupture semble anecdotique, une préoccupation de tribune.
D’autant que ce thème de la rupture est totalement inapproprié pour ce qui concerne le problème fondamental qui mine nos sociétés occidentales : la crise des valeurs. Nous entendons par « valeurs », les référents moraux à nos comportements (et non pas l’effectivité de ces valeurs à travers nos comportements qui a toujours été très éloignée de ces référents…). Il est assez commun d’expliquer que nous sommes dans un monde changeant où Dieu est mort (c’est-à-dire où un des référents principaux d’explication du monde a été remplacé par la toute puissance de l’individu), où l’individualisme se répand comme une traînée de poudre sans pour autant nous rendre heureux et sans nous rendre capable de maîtriser notre angoisse existentielle mais également nos peurs quotidiennes que certains positivistes attribuaient avec une certaine suffisance à nos croyances religieuses (autrefois nous avions peur qu’un cataclysme naturel détruise la planète, aujourd’hui nous craignons que l’être humain le fasse lui-même !).
Nous sommes donc dans l’ère du chacun pour soi avec des valeurs qui ne cimentent plus une vision du monde qui nous entoure. On entend beaucoup parler de « respect » ou de « solidarité », par exemple. Mais ces concepts éminemment humanistes sont malheureusement tournés prioritairement vers une revendication pour soi-même. La liberté est souvent confondue avec la licence et la nécessaire bataille pour la vie se voit diaboliser en un égoïsme suprême alors que c’est justement cette volonté de se complaire dans un confort que l’on croit définitivement acquis qui l’est. Cet autisme devant les réalités du monde actuel relève d’une vision étriquée et d’un égocentrisme dévastateur dont on peut prévoir que nous aurons à en payer le prix si nous ne décidons pas de nous réveiller de cette apathie.
Réconcilier la France, c’est donc la réconcilier tout d’abord avec ses valeurs : liberté, solidarité, tolérance, respect. Sur ce socle - où la personne est l’élément essentiel et incontournable, le sujet central indépassable - on pourra alors bâtir un projet politique avec une ambition, une France forte dans une Europe forte et capable d’affronter les défis de la globalisation et, surtout, de les relever pour le bien-être des citoyens. Il ne faut pas croire que l’on pourra faire l’économie de ce vaste débat sur les valeurs. Sans référents puissants, une société manque de ce ciment essentiel qui donne un sens à une aventure commune. Et sans ciment, l’édifice s’écroule…
Pour en revenir à l’action politique, la rupture signifierait donc que toute la politique actuellement menée est mauvaise et/ou que les bases sur lesquelles fonctionne la démocratie sont mauvaises et/ou que les règles de l’économie ne sont plus adéquates, etc. Or, rien ne le prouve. Avec des « vieilles » idées, de nombreux pays s’en sortent tout court ou, en tout cas, mieux que nous. Ce ne sont donc pas les concepts qui sont forcément mauvais mais plutôt la pratique qui en émanent. Ce ne sont pas les principes qu’il faut condamner mais leur interprétation.
A force de parler de « rupture », on accrédite la thèse des extrêmes qui, depuis des décennies, se battent pour détruire le système de la démocratie représentative et de l’économie de marché fondée sur la libre-entreprise, le tout accompagné d’un système de protection sociale (le « modèle français » en quelque sorte…). De l’extrême-droite à l’extrême-gauche, on jubile. On avait donc bien raison, se dit-on. Et comme toujours, ces partis extrémistes récupèrent les mécontents, d’autant qu’il vaut mieux toujours choisir l’original plutôt que la copie. Comme naguère Le Pen puis Laguiller, voilà que Besancenot monte dans les sondages. Certains y verront une société plus ouverte. D’autres, les réalistes, un phénomène inquiétant.
S’il semble étrange de devoir l’affirmer, la base de tout programme de renouveau, toute réconciliation de la France avec elle-même – après les valeurs -, c’est le régime représentatif, l’économie de marché, la libre-entreprise et un système de protection sociale. Ayant dit cela, tout reste à faire. Car la machine est grippée. Il faut donc appliquer une médecine qui la fasse redémarrer. Et là, les « vieilles » et les « nouvelles » idées doivent se donner la main pour une efficacité maximale.
Comment doit donc s’articuler un programme de gouvernement qui désire s’attaquer à la réalité, gérer un présent en pensant à l’avenir et prévoir l’avenir en construisant le présent ? Voyons quelques mesures parmi d’autres.
En matière économique, la priorité c’est évidemment la croissance. Car la croissance apporte l’emploi et non le contraire (même si un fort taux d’emploi permet à la croissance de se maintenir). Pour relancer l’économie française, la croissance à court et moyen terme est indispensable. Mais cela ne doit pas occulter le débat de fond sur le contenu de la croissance à long terme.
Pour que la croissance reparte, il faut que les entreprises possèdent des marges de manœuvres. Or celles-ci sont de plusieurs genres (une capacité plus importante de financement, une aptitude à l’innovation, une baisse des coûts par l’amélioration constante de la productivité, etc.). Tout cela suppose un marché du travail plus libre et plus flexible. Tout cela suppose des charges moins lourdes. Tout cela suppose un temps de travail hebdomadaire et une durée d’activité au cours de la vie plus étendus (plus il y a de gens qui travaillent plus ceux-ci créent de la valeur qui permet d’en employer encore plus et ainsi de suite). Mais, sans doute aussi, cela suppose une nouvelle définition du travail et, dans ce cadre, une nouvelle distribution de la richesse. Il n’est pas possible de déléguer de plus en plus de tâches à des bénévoles au sein d’associations, par exemple, tout en les excluant de la reconnaissance sociale liée au travail.
La croissance, dans une vision keynésienne de l’économie, c’est une forte participation de l’Etat par le biais de grands travaux, de subventions, etc. Si depuis longtemps l’Etat n’est plus neutre nulle part dans le monde, nous devons nous montrer prudent dans l’utilisation de l’outil Etat. Il ne faut pas que son intervention s’accompagne d’une limitation de la sphère marchande sans raison, ni d’une augmentation des prélèvements par le biais de l’impôt, des taxes et des prélèvements sociaux. La réponse d’un Etat qui intervient réside dans la mise en route de missions claires et ponctuelles à travers des structures efficaces. Celles-ci devraient être le plus souvent « ad hoc », c’est-à-dire créées uniquement pour des missions spécifiques et disparaître par la suite. Cela permettrait de ne pas gonfler indéfiniment l’administration publique avec des fonctionnaires en nombre croissant et de nouvelles structures. Pour cela, il faut appliquer le plus possible des critères d’efficacité à l’action de l’Etat avec une évaluation permanente pour réaliser les ajustements nécessaires avant la bureaucratisation qui amène, à la fois, la pérennité de la structure et son inefficacité !
L’intervention de l’Etat doit être réelle dans l’innovation. Non pas qu’il fasse mieux que le privé ; mais la France est désormais tellement en retard dans ce domaine que seuls les pouvoirs publics peuvent donner l’impulsion nécessaire et entraîner les grandes entreprises nationales dans ce cercle vertueux de la recherche fondamentale qui aboutit à la recherche appliquée qui aboutit à la création de nouveaux produits et de nouvelles technologies qui permettent une croissance et l’investissement dans la recherche et le développement permettant à l’innovation de se maintenir à un niveau élevé. Si, malgré ses énormes déficits actuels, les Etats-Unis inspirent confiance c’est parce qu’ils sont le pays le plus innovant du monde. Et si la Chine fait peur, c’est tout autant par ses exportations que par sa capacité de plus en plus importante dans l’innovation. Bien sûr, l’effort dans l’innovation doit aussi se traduire par une politique plus cohérente et plus volontariste en matière d’enseignement supérieur.
En matière sociale, il faut ajuster les protections, c’est-à-dire qu’il faut revoir leur couverture et leurs bénéficiaires sur la base de deux critères : ce que l’on peut réellement payer (c’est-à-dire assurer aux citoyens) et introduire pour toutes les protections une progressivité de celles-ci au regard de la situation socio-économique des personnes. En clair, l’assurance maladie universelle doit être dégressive plus on gagne d’argent. Mais, en même temps, il faut limiter son accès gratuit, même pour les plus démunis, aux soins de base sauf pour certaines pathologies chroniques. Ce n’est pas une régression mais un ajustement nécessaire conjoncturel, donc qui pourrait être revu si la situation économique et démographique s’améliore durablement. Car ce principe fonctionne aussi en sens inverse. En cas de croissance retrouvée et de résorption des déficits, les protections peuvent être étendues.
En matière institutionnelle, il faut montrer aux citoyens que leurs représentants servent à quelque chose. Or, aujourd’hui, le sentiment est que le Président de la République et son gouvernement sont les seules autorités qui prennent des décisions. Dès lors, les représentants du peuple sont discrédités. D’autant que le mode d’élection empêche de nombreux courants politiques d’être représentés à l’Assemblée Nationale. Il faut donc introduire de la proportionnelle aux élections législatives. Il faut redonner du pouvoir législatif aux députés. Il faut continuer la décentralisation mais en l’accompagnant d’une véritable démocratisation des échelons régionaux, départementaux et locaux. C’est là que certains éléments de démocratie directe sont les plus efficaces.
Le thème de la rupture cache une réalité : les solutions existent mais elles sont politiquement suicidaires, donc il vaut mieux disserter sur le thème de la rupture salvatrice que de s’attaquer aux problèmes. En clair, on sait ce qu’il faut faire mais aucun homme politique n’aura le courage de le dire et encore moins de le faire au risque de se suicider politiquement. Travailler plus, gagner moins, ajuster les protections sociales, gaspiller moins, protéger l’environnement, les mesures à prendre existent. Mais elles sont actuellement politiquement inapplicables parce que le politique a refusé de prendre ses responsabilités face à la population qui vit encore dans l’illusion d’acquis éternels en matière de niveau de vie et de protection sociale alors que l’histoire de l’humanité nous enseigne qu’il n’en existe pas et qu’il n’en existera jamais. Dès lors, il est essentiel de se battre pour que le courage politique devienne une vertu consacrée par les citoyens. Car, peu ou prou, ces derniers devront le reconnaître devant les défis qui se présentent. Sauf à choisir des chemins dangereux…
Alexandre Vatimbella