Le débat sur le « modèle français » a été abondamment abordé lors de la dernière campagne référendaire. Bien sûr, ce n’est pas le référendum sur la Constitution européenne qui l’a initié. Depuis une vingtaine d’années, hommes politiques, universitaires, journalistes, commentateurs divers et variés viennent et reviennent sur ce modèle, le tordant dans tous les sens, certains cherchant à l’étranger un « modèle » salvateur (qui peut varier selon l’humeur et l’époque…) pendant que d’autres ne jurent que par celui « bien de chez nous ». Ce débat, voire cette cacophonie, sont à la mode. Comme si notre cher « modèle français », érigé en grand totem par la nation tout entière (ou presque), méritait tout de même d’être discuté et comparé indéfiniment !
Rappelons tout d’abord, que le terme même de « modèle » est équivoque. Il y a « modèle » et « modèle ». Le mot définit des concepts assez différents les uns des autres. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agirait plutôt d’une « structure formalisée utilisée pour rendre compte d’un ensemble de phénomènes qui possèdent entre eux certaines relations »*. A moins que cela ne signifie, « Représentation schématique d’un processus, d’une démarche raisonnée ». Mais nous pouvons aussi utilisé cette définition : « Ce qui est donné pour servir de référence ». Ou encore : « Ce qui est donné ou choisi pour être reproduit ». Ou bien : « Objet qui représente idéalement une catégorie, un ordre, une qualité, etc. ». Ces définitions sont assez proches l’une de l’autre, arguerez-vous. Oui mais politiquement, elles ont des significations qui diffèrent sensiblement. Dans le premier cas, il s’agit de décrire un modèle qui est le fruit d’une pratique quotidienne, pratique qui n’est pas forcément sous-tendu par un volontarisme quelconque. Dans le deuxième on parle d’un modèle qui a été choisi et mis en place par une volonté politique. Dans le troisième il s’agit d’un modèle idéal que l’on imaginé et dont le politique doit s’inspirer. Dans le quatrième, il s’agit d’un modèle qui existe ailleurs (à l’étranger ou dans l’histoire) et qui doit servir de référence au volontarisme politique. Dans le cinquième, enfin, c’est le modèle qui devrait exister, que l’on souhaite mettre en place si le politique parvenait au bout du « processus » et de la « démarche raisonnée ».
Ce qui veut dire que le débat sur le modèle est, à la fois, descriptif, analytique, théorique et prospectif. Il parle de ce qui existe actuellement (ce qu’il est). Mais il parle aussi de sa mise en perspective avec les défis du moment pour pouvoir les régler (ce qu’il doit être). En outre, il porte en lui également une dimension idéologique (ce qu’il devrait être) : être représentatif d’un type de société ou de régime politique. Enfin, il possède une dimension prospective (ce qu’il devra être) sur la façon dont le modèle doit évoluer ou, au contraire, être changé en vue des défis à venir. C’est dans ce mélange que l’on se situe souvent. De quoi désorienter le citoyen moyen. De quoi dire, également, tout et n’importe quoi !
Dans le tout et n’importe quoi, justement, ce même citoyen moyen ne peut manquer d’être perturbé par les opinions différentes des deux chefs du gouvernement actuel, Dominique de Villepin (le premier ministre) et Nicolas Sarkozy (le premier ministre bis) quant à ce « modèle français ». Pour le premier, il faut évidemment le garder en le réformant ; pour le second, il faut surtout le changer car il a démontré sa faillite en produisant autant de chômeurs et il faut vite en mettre en place un nouveau. Pas étonnant si notre citoyen moyen ne s’y retrouve pas vraiment !
Mais il n’est pas le seul. Ainsi, récemment, un économiste libéral et sérieux a pu perdre quelque peu ses repères et écrire sérieusement dans Le Figaro que, bien entendu, ce « modèle » n’est plus adapté mais que, en fin de compte, les Français y étant si attaché, il faut le garder d’autant qu’il a connu quelques réussites dans le passé même s’il ne semble plus être à même de résoudre les problèmes actuels et ceux du futur... Cette attitude – « c’est mauvais mais on ne change rien » –, croyait-on, était réservée à quelques politiques opportunistes. On voit que même dans la « société civile », le symbole semble indéboulonnable (« Ah ! Qu’il était beau le « modèle français » pendant les trente glorieuses ! »). Surtout, on aperçoit de quelles pesanteurs s’accompagnent ce débat et pourquoi, sans doute, personne n’a eu l’envie de taquiner ce dinosaure…
Faute d’affronter le mastodonte de face, on tente alors de le contourner en proposant l’adoption d’une kyrielle de « modèles » venus du monde entier. Ainsi, nous sommes abreuvés de tous les « modèles » exemplaires, voire miraculeux, qui nous permettront de sortir la France de la crise où elle se trouve. Evidemment, personne n’a encore osé préconiser que nous appliquions le « modèle chinois » ou le « modèle indien » ! Mais, du « modèle anglo-saxon » (plus britannique qu’américain) au « modèle nordique » (avec, en particulier, le « modèle danois » qui a supplanté, dans la mode des « modèles », celui de la Suède…) en passant par le « modèle rhénan » - et même le « modèle irlandais » et le « modèle finlandais » que nous invitent à suivre des observateurs étrangers, sans oublier un étrange « modèle portugais » (!) -, nous avons eu droit à un véritable défilé de « modèles », ni automobiles, ni de mode mais économiques et sociaux… Et dans cet inventaire peu poétique, ne voilà-t-il pas que l’on vient de nous vanter un hypothétique « modèle européen » dont on se demande encore comment il peut assimiler la baisse des impôts britanniques et le taux record de prélèvements obligatoires du Danemark, les retraites par capitalisation italiennes et les retraites par répartition françaises, le plombier polonais et l’infirmière espagnole en sus !
Cette avalanche de « modèles » laisse notre citoyen moyen dans l’expectative. Bien sûr, il peut déjà faire un premier tri idéologique. Les partisans du « modèle rhénan » sont généralement des socialistes. Ceux qui rêvent du « modèle anglo-saxon » sont plutôt libéraux. Idem pour le « modèle irlandais » alors que pour le « modèle suédois », il s’agit plutôt de gens de gauche. Là où ça se corse c’est lorsque l’on parle du « modèle danois » ou du « modèle finlandais ». Ici, les clivages droite-gauche n’opèrent plus pour justifier la démarcation entre « pour » et « contre ». Et là où ça devient carrément incompréhensible pour notre citoyen de base c’est lorsque les tenants du « modèle anglo-saxon » se muent subitement en supporters du « modèle danois »... Il semble bien, à y regarder de près, qu’il y ait un « modèle » pour chaque question à résoudre ou chaque période politique. Hier, lorsque l’on voulait baisser les impôts, le britannique avait la côte. Aujourd’hui, lorsque l’on veut lutter contre le chômage, on adopte le danois qui ferait faire un bond dans les hausses d’impôts. Mais l’on n’hésite pas, non plus, à superposer différents modèles incompatibles entre eux… Comprenne qui pourra. Et, justement, personne n’y comprend plus rien !
D’autant qu’il faut ajouter que chacun de ces pays connaissent des problèmes et que toute ou partie de leurs populations remettent en cause ces « modèles miracles ». Ainsi, beaucoup de Danois aimeraient bien sortir de leur « flexsécurité » qui n’est guère propice à une société ouverte et entreprenante. A l’inverse, beaucoup de Britanniques souhaiteraient que leurs écoles publiques ne deviennent pas des dépotoirs et des endroits d’insécurité par manque de crédits au nom du sacro-saint désengagement de l’Etat. Sans oublier que nous affublons tous ces « modèles » de caractéristiques inventées et fantasmées. Qualifier, par exemple, le « modèle américain » de « néolibéral », c’est avoir un idée très très vague de ce qu’est réellement le libéralisme économique. Les Etats-Unis protègent leurs marchés avec des droits de douane élevés et dissuasifs (cf. le textile chinois), donnent des subventions à leurs agriculteurs, passent des contrats avec leur PME sous couvert d’une loi les favorisant au mépris total de la concurrence, donnent des sommes considérables à leur industrie aéronautique, etc. Pour des libéraux, peuvent mieux faire !
Alors, cessons cette tromperie et soyons clairs : si « modèle » il doit y avoir, il ne pourra être que français. Non pas qu’il faille argumenter dans le sens des mérites grandioses et indépassables d’un tel « modèle ». Bien au contraire. Mais, le modèle de société que nous devons créer sera une architecture dépendante de la réalité de notre pays. Aussi bons que soient les « modèles » britanniques, danois ou chinois, ils ne le sont qu’en Grande Bretagne, au Danemark et en Chine respectivement. Si on peut, évidemment s’en inspirer, en tirer quelques leçons, ils ne sont pas transposables pour autant, non seulement en totalité mais également dans leur essence fondamentale parce que l’histoire a façonné ces pays comme elle a façonné la France. Que les Chinois ne sont pas des Français. Que les Britanniques n’ont pas hérité du même système économique et social que les Français. Que les Danois sont moins de dix millions quand les Français sont plus de 60. Etcetera. Ces différences ne sont pas insurmontables pour établir un projet d’union européenne ou de confédération mondiale, elles le sont pour trouver des solutions à des problèmes « locaux ». On ne peut calquer un « modèle » unique applicable partout. Ce sera peut-être le cas dans le futur, ce n’est pas le cas au présent.
Une tromperie qui est avant tout une facilité : le « modèle » à importer est tellement plus reposant pour l’esprit. Il n’y a pas à se creuser la tête pour trouver une solution novatrice, il suffit d’aller la chercher ailleurs ! Dormons tranquilles, les Danois et les Irlandais nous ont trouvé l’élixir qui va soigner tous nos maux économiques et sociaux… Et si nous étions un peu plus conquérants et imaginatifs ? Et si nous faisions comme ces nations ont faits : trouver nous-mêmes nos propres solutions tout en acceptant de nous remettre en question en procédant à une évaluation honnête de notre « modèle » !
Ayant dit cela, nous n’avons guère avancé, rétorquera-t-on. Pas si sûr. Car, alors nous revenons à notre réalité que nous analysons depuis des années avec la parution de centaines de rapports, la tenue de milliers de colloques et autres débats. Il est « amusant » de relire des textes datant, par exemple, des années 1990 pour se rendre compte que toute la problématique actuelle était déjà posée et que des solutions existaient déjà. Mais que, déjà, le prix politique à payer était élevé. Mais que, comme pour l’immobilier, il a encore grimpé. Et que, à l’opposé de l’immobilier qui semble marquer une pause, il continue à grimper. Jusqu’à ce que la « bulle » de notre inaction implose ? Comme le dit justement un de ces textes des années1990, on n’a jamais vu un peuple agir réellement sans qu’il y ait une nécessité impérieuse qui l’y oblige. Cet axiome semble encore d’actualité dans ce troisième millénaire… Reste à savoir à quel degré de nécessité la volonté populaire se met en branle. Espérons que ce ne soit pas à très haute température !
Quant à la volonté politique, on aimerait qu’elle soit plus entreprenante et courageuse. En un mot, qu’elle soit plus simple. Car, dans ce domaine, la simplicité permet de clarifier les données du problème alors que la complexité tend, volontairement, à les masquer. Tout d’abord, deux règles s’imposent pour ce nouveau « modèle français ». La première est que pour réformer (ce qui est une obligation), il faut du changement. En clair : on ne peut affirmer qu’il faut changer tout en assurant que rien ne sera changé ! Aucun « modèle » importé ou imaginé par nous-mêmes ne peut, en effet, en l’état actuel des choses nous permettre de garder nos acquis sociaux en totalité au vu de l’organisation économique et sociale à mettre en place. Il faut donc faire des choix dans les acquis que l’on souhaite prioritairement sauvegarder. Exemple parmi d’autres : on ne peut garder une protection sociale aussi solide sans revoir le temps de travail (durée hebdomadaire, âge de la retraite, etc.). Dire le contraire, c’est peut-être « politiquement correct » mais c’est « honnêtement et courageusement incorrect », c’est mentir à notre citoyen de base qui rêve encore et toujours que l’on finira bien par trouver cette potion miracle même s’il commence à douter quelque peu de tous les Panoramix de pacotille qui lui annoncent depuis plus de trente ans son invention imminente.
La deuxième règle, c’est que nous sommes engagés dans une compétition mondiale. Et que, dans toute compétition, l’important est d’observer ce que font les autres concurrents pour adapter sa stratégie en vue de la victoire. En clair : nous vivons dans un monde globalisé où nous devons nous adapter pour conserver et améliorer à terme nos acquis et non demander une illusoire adaptation du monde à ce que nous sommes (ce que nous avons pourtant fait, entre nous soit dit, en rejetant la constitution européenne). Lorsque nous serons réellement prêts politiquement à respecter ces deux règles, nous aurons franchi le premier pas de notre réconciliation économique.
Néanmoins, avant de (re)construire un « modèle », peut-être faudrait-il s’atteler à définir une vraie politique et de s’y tenir. L’invocation du « modèle » ne serait alors qu’un nouveau dérivatif à l’absence d’idées et de courage. Car, ne l’oublions pas, le « modèle » n’est que le produit d’une politique. En France, sous le même Président de la République, nous n’avons pas eu de politique réfléchie mais toute la panoplie des politiques économiques basiques que l’on apprend aux lycéens, du libéralisme à l’étatisme en passant par le keynésianisme avec des mélanges souvent comiques. Et l’on se gaussera, sans doute, de l’appel du 14 juillet en faveur de la recherche et de l’innovation en pensant que nos chercheurs sont dans la rue depuis deux ans en demandant plus de crédits et que l’innovation est en perte de vitesse en France alors que tout bon économiste sait que le système ne peut croître que grâce à elle… A moins qu’il ne faille en pleurer ?!
Alexandre Vatimbella
* définitions tirées du dictionnaire Larousse