mercredi 15 juin 2005

L'Editorial d'Alexandre Vatimbella. Nous devons nous réconcilier avec nous-mêmes

Trois grands desseins attendent les politiques : réconcilier la France avec elle-même ; réconcilier la France avec l’Europe ; réconcilier la France avec le monde. Pour accomplir ces nouveaux travaux d’Hercule, il faut, avant tout, réconcilier les Françaises et les Français autour des valeurs de notre démocratie : la liberté, la solidarité, la tolérance, autant de marques de respect de la personne humaine. En résumé, nous devons nous réconcilier avec nous-mêmes …

Vaste tâche que cette entreprise proposée à tous ceux qui s’intéressent au devenir de notre pays et qui ne se satisfont pas de la situation actuelle née d’une lente mais constante détérioration du climat démocratique et social. Car le 29 mai 2005 n’est qu’une réplique – forte - du séisme du 21 avril 2002 (alors que 2004 avait été ponctuée de plusieurs répliques de moindre importance). Pour continuer dans cette métaphore volcanique, les irruptions, plus ou moins violentes, avaient débuté bien avant, à la fin des années 70, depuis la fin des trente glorieuses, depuis que la modernité puis la post-modernité voir « l’hyper-modernité », frappent à nos portes avec tous les espoirs qu’elles portent en elles mais aussi toutes les angoisses qu’elles véhiculent dans un climat de crise économique, sociale et sociétale larvée.

Cependant, si l’on veut remonter aux racines de cette crise identitaire, alors il faut bien parler, en France comme dans d’autres pays, du passage en un peu plus d’un siècle, d’un monde immobile où près de 80 % de la population était rurale à un monde en continuel mouvement – le capitalisme libéral se nourrit de croissance renouvelée et d’innovations constantes - où les agriculteurs ne représentent plus que 2 à 3 % de la population active, où le lien social a subi une mutation profonde et où les autorités morales ont été remplacées par une autonomie de plus en plus large de la personne sans que celle-ci soit toujours capable de l’assumer. Ce « déracinement » inexorable, pointé par de nombreux historiens, sociologues et autres anthropologues a produit une crise sociétale profonde qui ne demande que des ingrédients économiques et sociaux pour remonter à la surface et jaillir tel un geyser. Tant que les changements et les évolutions produisent du bien-être, ils possèdent une légitimité qu’ils perdent aussitôt qu’il convient de trouver un responsable aux difficultés du moment. C’est aussi dans cette perspective qu’il faut analyser la défiance vis-à-vis du monde politique. Celle-ci est partagée par la plupart des peuples occidentaux. On l’a vu à l’occasion du référendum aux Pays Bas et tous les sondages montrent que les Américains, après l’avoir réélu triomphalement, estiment que George Bush ne s’attaque pas aux vrais problèmes de leur vie quotidienne…

Une France réconciliée avec elle-même, disons-nous, oui mais pas avec un passé mythique fait de « grandeur » et de « puissance ». Une France réconciliée avec un présent et dans l’acceptation de la réalité, seule capable d’insuffler la dynamique dont nous avons besoin pour aller de l’avant. Car il serait faux de ne voir uniquement dans le vote du 29 mai que de la mauvaise humeur. C’est un mouvement de fond venant d’une fracture sociale déjà identifiée - et pas traitée - mais, surtout, d’une fracture existentielle où une partie de la population rejette une société accusée de faire fi de tout un certain nombre de soi-disant « valeurs ».

Rappelons-nous des élections américaines de 2004. Contrairement à tous les pronostics, l’élection ne s’est jouée, ni sur la guerre en Irak (la sécurité mise en avant par les Républicains), ni sur les problèmes économiques (la protection défendue par les Démocrates), mais sur les valeurs. Cette focalisation des électeurs fut bien identifiée par le conseiller électoral de George W. Bush, Karl Rove, qui permit au président sortant de se faire réélire facilement. Et, après avoir récusé cette analyse, le Parti Démocrate a décrété, tout récemment, qu’il fallait, lui aussi, qu’il se batte sur le terrain des valeurs pour imposer les siennes. A l’instar de ce qui se passe aux Etats-Unis, c’est actuellement sur le terrain des valeurs que se joue l’avenir des pays démocratiques. Les électeurs français ont dit non à une vision dont ils estimaient majoritairement qu’elle mettait à mal les « valeurs « qu’ils identifient à un soi-disant « modèle français ». Celui-ci, plus rêvé que réel, est fait d’un mélange – voire un magma ! - de liberté hédoniste et de solidarité communautaire, de responsabilité individuelle et d’assistanat étatique, de grandeur d’une nation symbolique et de défense de terroirs recroquevillés, d’un universalisme déclamé et d’une fierté exclusive. Ce cocktail, mêlant des objets aussi hétéroclites qu’antinomiques, démontre bien la confusion qui règne dans les esprits.

Cette recherche du « modèle » n’est pas propre à la France. On la connaît en Allemagne, aux Etats-Unis, en Italie et ailleurs encore. Si les Français estiment qu’il est possible de retrouver par imprécations la grandeur du pays dans une globalisation où il ne compte plus pour beaucoup et que l’on peut réactiver sans effort une protection sociale alors que tous les indicateurs démontrent qu’il faudra réformer la société avant d’y penser, les Américains estiment, de leur côté, que leur modèle d’intégration fonctionne encore, qu’il est encore possible de réussir aux Etats-Unis lorsque l’on part du bas de l’échelle alors que toutes les études démontrent que la séparation en classes sociales n’a jamais été aussi grande, que l’ascenseur social n’a jamais été aussi délabré, que les riches s’enrichissent beaucoup pendant que les pauvres s’appauvrissent dans la même proportion.

Des mythes – la France grande puissance mondiale et le modèle social français, le meilleur du monde – s’entrechoquent avec d’autres réalités qu’il nous faudra bien intégrer de gré ou de force. Ainsi, si la croissance est encore indispensable pour développer notre pays, comment, par exemple, produire de la richesse sans mettre à mal notre environnement. La notion de développement « durable » (qui ne veut pas dire grand-chose, il vaudrait mieux utiliser les termes de « soutenable » ou de « viable ») est une belle idée qui se heurte à la réalité des égoïsmes nationaux : quel peuple est actuellement prêt à abandonner sa « poursuite du bonheur » pour des dangers qu’il ne perçoit pas ou peu directement dans sa vie quotidienne ? Pourtant, les ajustements se feront de gré ou de force. Et il est toujours entendu que la volonté de faire est plus productive que l’obligation de faire, sauf pour ceux qui renoncent.

Lorgnant un passé réinventé, une partie des Françaises et des Français espèrent y trouver réconfort et protection. Cependant, quelles que soient leurs peurs – peurs partagées par beaucoup d’Européens -, ce serait une erreur de rechercher la solution aux problèmes dans un repli frileux et sur la célébration de la grandeur nationale perdue qui nous renverrait dans une vision belliciste des relations entre les peuples alors que nous devons nous unir afin justement d’éviter une déflagration dramatique. Nous avons besoin d’Europe pour notre sécurité et notre prospérité. Nous avons besoin de tous les autres peuples de la planète pour répondre aux défis du partage des richesses et de la protection de notre environnement.

Réconcilier la France avec elle-même c’est donc la mettre en face de la réalité pour qu’elle avance et non la laisser dans ses chimères pour qu’elle recule. Et pas seulement sur le plan économique ou diplomatique. Une société qui se réfugie dans l’idéalisation d’un passé n’est plus capable de se prendre en charge et de porter un projet d’avenir aux plans économique, social et sociétal. Réconcilier la France avec elle-même, c’est refonder la démocratie autour des vraies valeurs que sont la liberté, la solidarité et la tolérance dans des institutions rénovées parce que représentatives de l’ensemble de la population. Cette refondation doit s’accompagner d’une véritable pédagogie et d’une indispensable légitimation de l’ensemble de la population. Sinon, elle sera encore vécue comme une agression quel que soit sont bien-fondé.

Cette tâche, nous l’avons dit, est immense. Elle va bien au-delà des échéances électorales. Cette réconciliation ne se fera pas en cent jours, ni en 110 propositions… Mais elle se fera avec – et non pas sans ou, pire, contre - les 62 millions de Françaises et de Français qui veulent – comme dans d’autres pays démocratiques – participer à leur présent et à l’avenir qui se construit pour leurs enfants. C’est la première chose que doivent comprendre les élus de la nation. Ils doivent être porteurs d’un vrai projet pour leur pays. Et ils doivent avoir le courage de gouverner en expliquant la réalité de la situation de la France.

Il est temps de se retrousser les manches…


Alexandre Vatimbella