mardi 19 juillet 2005

L'Editorial d'Alexandre Vatimbella. Modélisons avec lucidité et courage

Le débat sur le « modèle français » a été abondamment abordé lors de la dernière campagne référendaire. Bien sûr, ce n’est pas le référendum sur la Constitution européenne qui l’a initié. Depuis une vingtaine d’années, hommes politiques, universitaires, journalistes, commentateurs divers et variés viennent et reviennent sur ce modèle, le tordant dans tous les sens, certains cherchant à l’étranger un « modèle » salvateur (qui peut varier selon l’humeur et l’époque…) pendant que d’autres ne jurent que par celui « bien de chez nous ». Ce débat, voire cette cacophonie, sont à la mode. Comme si notre cher « modèle français », érigé en grand totem par la nation tout entière (ou presque), méritait tout de même d’être discuté et comparé indéfiniment !

Rappelons tout d’abord, que le terme même de « modèle » est équivoque. Il y a « modèle » et « modèle ». Le mot définit des concepts assez différents les uns des autres. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agirait plutôt d’une « structure formalisée utilisée pour rendre compte d’un ensemble de phénomènes qui possèdent entre eux certaines relations »*. A moins que cela ne signifie, « Représentation schématique d’un processus, d’une démarche raisonnée ». Mais nous pouvons aussi utilisé cette définition : « Ce qui est donné pour servir de référence ». Ou encore : « Ce qui est donné ou choisi pour être reproduit ». Ou bien : « Objet qui représente idéalement une catégorie, un ordre, une qualité, etc. ». Ces définitions sont assez proches l’une de l’autre, arguerez-vous. Oui mais politiquement, elles ont des significations qui diffèrent sensiblement. Dans le premier cas, il s’agit de décrire un modèle qui est le fruit d’une pratique quotidienne, pratique qui n’est pas forcément sous-tendu par un volontarisme quelconque. Dans le deuxième on parle d’un modèle qui a été choisi et mis en place par une volonté politique. Dans le troisième il s’agit d’un modèle idéal que l’on imaginé et dont le politique doit s’inspirer. Dans le quatrième, il s’agit d’un modèle qui existe ailleurs (à l’étranger ou dans l’histoire) et qui doit servir de référence au volontarisme politique. Dans le cinquième, enfin, c’est le modèle qui devrait exister, que l’on souhaite mettre en place si le politique parvenait au bout du « processus » et de la « démarche raisonnée ».

Ce qui veut dire que le débat sur le modèle est, à la fois, descriptif, analytique, théorique et prospectif. Il parle de ce qui existe actuellement (ce qu’il est). Mais il parle aussi de sa mise en perspective avec les défis du moment pour pouvoir les régler (ce qu’il doit être). En outre, il porte en lui également une dimension idéologique (ce qu’il devrait être) : être représentatif d’un type de société ou de régime politique. Enfin, il possède une dimension prospective (ce qu’il devra être) sur la façon dont le modèle doit évoluer ou, au contraire, être changé en vue des défis à venir. C’est dans ce mélange que l’on se situe souvent. De quoi désorienter le citoyen moyen. De quoi dire, également, tout et n’importe quoi !

Dans le tout et n’importe quoi, justement, ce même citoyen moyen ne peut manquer d’être perturbé par les opinions différentes des deux chefs du gouvernement actuel, Dominique de Villepin (le premier ministre) et Nicolas Sarkozy (le premier ministre bis) quant à ce « modèle français ». Pour le premier, il faut évidemment le garder en le réformant ; pour le second, il faut surtout le changer car il a démontré sa faillite en produisant autant de chômeurs et il faut vite en mettre en place un nouveau. Pas étonnant si notre citoyen moyen ne s’y retrouve pas vraiment !

Mais il n’est pas le seul. Ainsi, récemment, un économiste libéral et sérieux a pu perdre quelque peu ses repères et écrire sérieusement dans Le Figaro que, bien entendu, ce « modèle » n’est plus adapté mais que, en fin de compte, les Français y étant si attaché, il faut le garder d’autant qu’il a connu quelques réussites dans le passé même s’il ne semble plus être à même de résoudre les problèmes actuels et ceux du futur... Cette attitude – « c’est mauvais mais on ne change rien » –, croyait-on, était réservée à quelques politiques opportunistes. On voit que même dans la « société civile », le symbole semble indéboulonnable (« Ah ! Qu’il était beau le « modèle français » pendant les trente glorieuses ! »). Surtout, on aperçoit de quelles pesanteurs s’accompagnent ce débat et pourquoi, sans doute, personne n’a eu l’envie de taquiner ce dinosaure…

Faute d’affronter le mastodonte de face, on tente alors de le contourner en proposant l’adoption d’une kyrielle de « modèles » venus du monde entier. Ainsi, nous sommes abreuvés de tous les « modèles » exemplaires, voire miraculeux, qui nous permettront de sortir la France de la crise où elle se trouve. Evidemment, personne n’a encore osé préconiser que nous appliquions le « modèle chinois » ou le « modèle indien » ! Mais, du « modèle anglo-saxon » (plus britannique qu’américain) au « modèle nordique » (avec, en particulier, le « modèle danois » qui a supplanté, dans la mode des « modèles », celui de la Suède…) en passant par le « modèle rhénan » - et même le « modèle irlandais » et le « modèle finlandais » que nous invitent à suivre des observateurs étrangers, sans oublier un étrange « modèle portugais » (!) -, nous avons eu droit à un véritable défilé de « modèles », ni automobiles, ni de mode mais économiques et sociaux… Et dans cet inventaire peu poétique, ne voilà-t-il pas que l’on vient de nous vanter un hypothétique « modèle européen » dont on se demande encore comment il peut assimiler la baisse des impôts britanniques et le taux record de prélèvements obligatoires du Danemark, les retraites par capitalisation italiennes et les retraites par répartition françaises, le plombier polonais et l’infirmière espagnole en sus !

Cette avalanche de « modèles » laisse notre citoyen moyen dans l’expectative. Bien sûr, il peut déjà faire un premier tri idéologique. Les partisans du « modèle rhénan » sont généralement des socialistes. Ceux qui rêvent du « modèle anglo-saxon » sont plutôt libéraux. Idem pour le « modèle irlandais » alors que pour le « modèle suédois », il s’agit plutôt de gens de gauche. Là où ça se corse c’est lorsque l’on parle du « modèle danois » ou du « modèle finlandais ». Ici, les clivages droite-gauche n’opèrent plus pour justifier la démarcation entre « pour » et « contre ». Et là où ça devient carrément incompréhensible pour notre citoyen de base c’est lorsque les tenants du « modèle anglo-saxon » se muent subitement en supporters du « modèle danois »... Il semble bien, à y regarder de près, qu’il y ait un « modèle » pour chaque question à résoudre ou chaque période politique. Hier, lorsque l’on voulait baisser les impôts, le britannique avait la côte. Aujourd’hui, lorsque l’on veut lutter contre le chômage, on adopte le danois qui ferait faire un bond dans les hausses d’impôts. Mais l’on n’hésite pas, non plus, à superposer différents modèles incompatibles entre eux… Comprenne qui pourra. Et, justement, personne n’y comprend plus rien !

D’autant qu’il faut ajouter que chacun de ces pays connaissent des problèmes et que toute ou partie de leurs populations remettent en cause ces « modèles miracles ». Ainsi, beaucoup de Danois aimeraient bien sortir de leur « flexsécurité » qui n’est guère propice à une société ouverte et entreprenante. A l’inverse, beaucoup de Britanniques souhaiteraient que leurs écoles publiques ne deviennent pas des dépotoirs et des endroits d’insécurité par manque de crédits au nom du sacro-saint désengagement de l’Etat. Sans oublier que nous affublons tous ces « modèles » de caractéristiques inventées et fantasmées. Qualifier, par exemple, le « modèle américain » de « néolibéral », c’est avoir un idée très très vague de ce qu’est réellement le libéralisme économique. Les Etats-Unis protègent leurs marchés avec des droits de douane élevés et dissuasifs (cf. le textile chinois), donnent des subventions à leurs agriculteurs, passent des contrats avec leur PME sous couvert d’une loi les favorisant au mépris total de la concurrence, donnent des sommes considérables à leur industrie aéronautique, etc. Pour des libéraux, peuvent mieux faire !

Alors, cessons cette tromperie et soyons clairs : si « modèle » il doit y avoir, il ne pourra être que français. Non pas qu’il faille argumenter dans le sens des mérites grandioses et indépassables d’un tel « modèle ». Bien au contraire. Mais, le modèle de société que nous devons créer sera une architecture dépendante de la réalité de notre pays. Aussi bons que soient les « modèles » britanniques, danois ou chinois, ils ne le sont qu’en Grande Bretagne, au Danemark et en Chine respectivement. Si on peut, évidemment s’en inspirer, en tirer quelques leçons, ils ne sont pas transposables pour autant, non seulement en totalité mais également dans leur essence fondamentale parce que l’histoire a façonné ces pays comme elle a façonné la France. Que les Chinois ne sont pas des Français. Que les Britanniques n’ont pas hérité du même système économique et social que les Français. Que les Danois sont moins de dix millions quand les Français sont plus de 60. Etcetera. Ces différences ne sont pas insurmontables pour établir un projet d’union européenne ou de confédération mondiale, elles le sont pour trouver des solutions à des problèmes « locaux ». On ne peut calquer un « modèle » unique applicable partout. Ce sera peut-être le cas dans le futur, ce n’est pas le cas au présent.

Une tromperie qui est avant tout une facilité : le « modèle » à importer est tellement plus reposant pour l’esprit. Il n’y a pas à se creuser la tête pour trouver une solution novatrice, il suffit d’aller la chercher ailleurs ! Dormons tranquilles, les Danois et les Irlandais nous ont trouvé l’élixir qui va soigner tous nos maux économiques et sociaux… Et si nous étions un peu plus conquérants et imaginatifs ? Et si nous faisions comme ces nations ont faits : trouver nous-mêmes nos propres solutions tout en acceptant de nous remettre en question en procédant à une évaluation honnête de notre « modèle » !

Ayant dit cela, nous n’avons guère avancé, rétorquera-t-on. Pas si sûr. Car, alors nous revenons à notre réalité que nous analysons depuis des années avec la parution de centaines de rapports, la tenue de milliers de colloques et autres débats. Il est « amusant » de relire des textes datant, par exemple, des années 1990 pour se rendre compte que toute la problématique actuelle était déjà posée et que des solutions existaient déjà. Mais que, déjà, le prix politique à payer était élevé. Mais que, comme pour l’immobilier, il a encore grimpé. Et que, à l’opposé de l’immobilier qui semble marquer une pause, il continue à grimper. Jusqu’à ce que la « bulle » de notre inaction implose ? Comme le dit justement un de ces textes des années1990, on n’a jamais vu un peuple agir réellement sans qu’il y ait une nécessité impérieuse qui l’y oblige. Cet axiome semble encore d’actualité dans ce troisième millénaire… Reste à savoir à quel degré de nécessité la volonté populaire se met en branle. Espérons que ce ne soit pas à très haute température !

Quant à la volonté politique, on aimerait qu’elle soit plus entreprenante et courageuse. En un mot, qu’elle soit plus simple. Car, dans ce domaine, la simplicité permet de clarifier les données du problème alors que la complexité tend, volontairement, à les masquer. Tout d’abord, deux règles s’imposent pour ce nouveau « modèle français ». La première est que pour réformer (ce qui est une obligation), il faut du changement. En clair : on ne peut affirmer qu’il faut changer tout en assurant que rien ne sera changé ! Aucun « modèle » importé ou imaginé par nous-mêmes ne peut, en effet, en l’état actuel des choses nous permettre de garder nos acquis sociaux en totalité au vu de l’organisation économique et sociale à mettre en place. Il faut donc faire des choix dans les acquis que l’on souhaite prioritairement sauvegarder. Exemple parmi d’autres : on ne peut garder une protection sociale aussi solide sans revoir le temps de travail (durée hebdomadaire, âge de la retraite, etc.). Dire le contraire, c’est peut-être « politiquement correct » mais c’est « honnêtement et courageusement incorrect », c’est mentir à notre citoyen de base qui rêve encore et toujours que l’on finira bien par trouver cette potion miracle même s’il commence à douter quelque peu de tous les Panoramix de pacotille qui lui annoncent depuis plus de trente ans son invention imminente.

La deuxième règle, c’est que nous sommes engagés dans une compétition mondiale. Et que, dans toute compétition, l’important est d’observer ce que font les autres concurrents pour adapter sa stratégie en vue de la victoire. En clair : nous vivons dans un monde globalisé où nous devons nous adapter pour conserver et améliorer à terme nos acquis et non demander une illusoire adaptation du monde à ce que nous sommes (ce que nous avons pourtant fait, entre nous soit dit, en rejetant la constitution européenne). Lorsque nous serons réellement prêts politiquement à respecter ces deux règles, nous aurons franchi le premier pas de notre réconciliation économique.

Néanmoins, avant de (re)construire un « modèle », peut-être faudrait-il s’atteler à définir une vraie politique et de s’y tenir. L’invocation du « modèle » ne serait alors qu’un nouveau dérivatif à l’absence d’idées et de courage. Car, ne l’oublions pas, le « modèle » n’est que le produit d’une politique. En France, sous le même Président de la République, nous n’avons pas eu de politique réfléchie mais toute la panoplie des politiques économiques basiques que l’on apprend aux lycéens, du libéralisme à l’étatisme en passant par le keynésianisme avec des mélanges souvent comiques. Et l’on se gaussera, sans doute, de l’appel du 14 juillet en faveur de la recherche et de l’innovation en pensant que nos chercheurs sont dans la rue depuis deux ans en demandant plus de crédits et que l’innovation est en perte de vitesse en France alors que tout bon économiste sait que le système ne peut croître que grâce à elle… A moins qu’il ne faille en pleurer ?!

Alexandre Vatimbella

* définitions tirées du dictionnaire Larousse

dimanche 10 juillet 2005

L'Editorial d'Alexandre Vatimbella. Vieille et nécessaire mondialisation

« La globalisation est veille de plusieurs siècles, et la France y a largement contribué. (…) Les Français sont souvent à l’avant-garde de la création de produits qui symbolisent la mondialisation, que ce soit dans le domaine médical, aérospatial, l’alimentation ou même les OGM. » Ainsi parle Herrick Chapman, spécialiste de la France. Une position en porte-à-faux avec le sentiment partagée par la majorité des Français, relayé et étayé par l’opinion des élites. Mais l’historien américain ajoute une remarque fondamentale : « Finalement, il peut être utile de garder à l’esprit que la globalisation implique toujours un processus de diffusion internationale et une inventivité nationale. »

Fondamentale cette remarque parce qu’elle situe le nœud de la problématique dans la capacité à innover. Pour être un acteur de la globalisation (terme de beaucoup préférable à celui de la mondialisation qui porte en lui une dimension de perte d’identité qui n’est pas dans le concept de globalisation), il faut être innovant. Car, le moteur même de la croissance économique (au même titre que le profit est le moteur de l’économie de marché) est l’innovation. Celle-ci permet de réorienter en permanence l’économie grâce à un renouvellement des besoins déjà satisfaits et la satisfaction de ceux qui ne le sont pas encore. C’est ce qui différencie notre monde en mouvement du monde de l’immobilisme qui existait avant la Renaissance en Europe.

Et, mauvaise nouvelle, la France décroche de plus en plus dans ce domaine. Comme l’explique le brillant rapport de Christian Blanc « Pour un écosystème de la croissance » : « La perception d’une France trop peu compétitive repose avant tout sur son faible positionnement dans le domaine de l’innovation ». Et cette absence de compétitivité rend la France frileuse.

Elle, qui se targue de son universalisme, est aussi une des nations où les citoyens sont les plus angoissés face à la globalisation. La peur qu’ils éprouvent est la preuve de leur manque de confiance en eux. Pour que la France se réconcilie avec elle-même, il faut qu’elle se réconcilie avec le monde qui l’entoure et qu’elle prenne cet universalisme moderne comme une chance plutôt que comme une menace. Il faut qu’elle retrouve les capacités d’innover qui furent les siennes tout au long du XIX° siècle et de la majeure partie du XX°.

D’autant que les alternatives à cette globalisation se résument à se refermer, soit sur nous-mêmes ou, dans une vision moins étriquée mais tout aussi frileuse, soit sur un espace européen fermé par des barrières et des frontières de toutes sortes où nous serions, soi-disant, capables de vivre en autarcie en préservant un « modèle social » puisque tous les membres de ce club restreint possèderaient un développement économique et social plus ou moins identiques qui leur permettraient de ne pas se faire trop de « concurrence déloyale » et de vivre en bonne harmonie. Outre que ces fantasmes sont irréalisables et puériles tant nous dépendons de « l’étranger » pour de nombreux produits (comme les matières premières essentielles au bon fonctionnement de notre économie), notre modèle social si précieux pour certains tient principalement à ce que nous avons réussi à vendre à l’étranger.

Ainsi, notre développement économique et social nous impose, en retour, de vendre plus que nous achetons. C’est de l’arithmétique élémentaire : dans le monde, le montant des exportations est nécessairement égal au montant des importations. Avec comme corollaire : Il a ceux qui gagnent (ceux qui ont une balance commerciale excédentaire) et ceux qui perdent (ceux qui ont une balance commerciale déficitaire). Et cela sera vrai – même pour les Etats-Unis où les experts ne se demandent plus si le système institué de vivre constamment à crédit avec un déficit abyssal va exploser mais quand il va exploser - tant que nous n’aurons pas bâti une fédération mondiale ou que, par magie, tous les pays auront une balance commerciale équilibrée avec des échanges commerciaux qui se compenseront les uns les autres entre tous les pays du monde. On peut toujours rêver !

A ce propos, nous devons réaliser, même si nos bonnes consciences en prennent un vilain coup, que notre confort vient aussi de la pauvreté de certains pays et du fait que nous vendons à d’autres pays plus que nous ne leur achetons (parfois en leur prêtant l’argent nécessaire à leurs achats…). Ceci nourrit notre « modèle français » mais produit des inégalités et du sous-développement chronique que tous les sommets du G8 et leurs déclarations de bonnes intentions ne changeront pas tant que nous n’aurons pas trouvé un moyen universel crédible pour mieux produire et mieux consommer sans que cela ne passe par produire et consommer plus. Avis aux postulants du prix Nobel d’économie…

Sans doute notre prévention vis-à-vis de la globalisation vient de ce que nous avons une peur diffuse de ne plus être ceux qui la conduisent et la contrôlent comme ce fut le cas pendant longtemps. Cette absence de contrôle, tout relatif encore aujourd’hui, fait-elle de la globalisation une menace ? Non, car jusqu’à maintenant nous avons voulu et, mieux, nous avons concouru à sa mise en place et à son extension.

Prenons l’exemple de la Chine. La version actualisée des « 700 millions de Chinois barbares envahissant le monde civilisés » des années 1960 est devenu, en ce second millénaire, « La Chine va s’emparer de l’économie mondiale au détriment de l’Occident et, notamment, de la France ». Bien entendu, dans cette nouvelle version, le fond de commerce demeure le même : une menace subie qui fera disparaître notre civilisation, au pire, notre art de vivre, au mieux.

Or, rien n’est plus faux. Si la Chine exporte tous ces produits bon marchés qui remplissent nos linéaires mais aussi d’effroi les chefs d’entreprises et leurs salariés, c’est parce que nous l’avons voulu ! « Nous », ce sont l’ensemble des gouvernements occidentaux, des responsables économiques et des entreprises, des multinationales aux micro-entreprises ainsi que les consommateurs. L’empire du milieu n’aurait rien pu faire sans notre accord. Et celui-ci n’a pas été un cadeau mais plutôt un simple calcul digne d’une première année de maternelle. D’un côté, des coûts extrêmement bas pour fabriquer des produits qui ne coûteront pas cher (ce que demande de plus en plus le consommateur occidental…) et de l’autre un formidable marché de plus d’un milliards de consommateurs qui n’ont rien ou presque rien (ce que lorgne avec intérêt le chef d’entreprise occidental…). Un eldorado en somme pour nos Airbus, nos centrales nucléaires, nos TGV, nos Renault et nos Peugeot, nos Michelin, notre « art de vivre à la française » et notre tourisme (la France est la première destination touristique des Chinois), sans oublier des produits plus basiques.

Sauf que « nous » avions oublié un petit détail : la Chine n’est pas un mouton à qui l’on fait brouter n’importe quelle mauvaise herbe. La Chine n’est pas, non plus, le Maroc ou la Tunisie qui n’ont pas, malheureusement pour eux, la puissance du géant asiatique. « Nous » avions aussi oublié que jusqu’en 1850, la Chine était la première puissance mondiale. « Nous » avions oublié que les Chinois ont toujours été persuadés qu’ils étaient le centre du monde (un peu comme « nous »…). « Nous » n’avons pas été capable, avec un minimum de réflexion, d’envisager qu’un tel pays avec une telle histoire, un tel savoir-faire et un peuple fier et travailleur n’accepterait jamais de demeurer un simple faire-valoir de l’Occident mais qu’il réclamerait sa place à la table des grands avant, peut-être de se l’accaparer pour lui tout seul...

Soyons clair jusqu’au bout. Un responsable de Wal-Mart, le numéro un mondial du commerce de détail demandait récemment dans un article de Time Magazine si le consommateur américain serait prêt aujourd’hui à payer un jean 180 $ si celui-ci était fabriqué aux Etats-Unis et non en Chine ? Encore que ce n’est même plus le débat. Car voici une réalité moins avouée (ou avouable ?) : si Wal-Mart est à lui seul le sixième client de la Chine ( !) c’est surtout parce que la plupart de ses fournisseurs ont délocalisé leurs usines sur le territoire chinois et non pas, encore, parce que ce pays a créé lui-même cette concurrence. Et, de plus, ces délocalisations ne se sont pas faites au détriment d’emplois américains ou européens mais… de ceux des autres pays d’Asie comme la Corée du Sud, la Thaïlande ou Taipeh. La réalité, c’est que les fournisseurs de Wal-Mart avaient déjà délocalisé depuis longtemps leurs usines en Asie…

Au lieu de gémir sur la montée de la Chine, on peut aussi décider qu’il s’agit d’un formidable stimulus pour nos sociétés, que le défi à relever est à la hauteur de nos ambitions. Encore faut-il que les enjeux soient correctement expliqués. Comment définir, dans ce cadre, le « parler vrai » du ministre de l’économie, Thierry Breton lorsque celui-ci nous explique que la croissance plafond pour 2005 sera de 2 % après avoir affirmé – contre toutes les analyses des spécialistes – que 2 % serait la croissance plancher ! Alors, quand il affirme que « La France vis au dessus de ses moyens », tout le monde le sait depuis un bout de temps. Bien sûr, la comparaison avec l’impôt sur le revenu qui suffira à peine à payer les intérêts de la dette est une image forte. Mais elle n’est pas née d’hier. Alors, pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour « parler vrai » ? Certains ne manqueront pas d’y voir un argument supplémentaire pour flexibiliser le travail. Et ils n’auront pas tout à fait tort. Sauf que cette flexibilité est devenue une obligation si nous voulons pouvoir résister à la Chine… Voilà le serpent qui se mord la queue !

Cessons de nous lamenter sur la fin des temps (heureux) en méditant cette opinion d’un auteur pourtant peu suspect de bienveillance à l’égard du « grand capital » : « Deux nations sont séparées par un bras de mer ou une chaîne de montagnes. Elles sont respectivement libres, tant qu'elles ne communiquent point entre elles, mais elles sont pauvres; c'est la liberté simple: elle seront plus libres et plus riches si elles échanges leurs produits; c'est ce que j'appelle la liberté composée. L'activité particulière de chacune de ces deux nations prenant d'autant plus d'extension qu'elles se fournissent mutuellement plus d'objets de consommation et de travail, leur liberté devient aussi plus grande: car la liberté, c'est l'action. Donc l'échange crée entre nations des rapports qui, tout en rendant leurs libertés solidaires, en augmentent l'étendue: la liberté croît, comme la force, par l'union, Vis unita major. Ce fait élémentaire nous révèle tout un système de développements nouveaux pour la liberté, système dans lequel l'échange des produits n'est que le premier pas. » Son auteur ? Proudhon…

De ce point de vue, la globalisation est une chance pour ceux qui sauront la saisir. Ce qui nécessite la mise en place d’une politique volontariste dans l’aide à l’innovation, la création de « pôles de compétitivité » et autres « clusters », l’accompagnement des petites et moyennes entreprises dans leur développement international, une adaptation des structures économique, fiscale et sociale au niveau national et européen. Cependant, ce qu’il faut en priorité c’est une ouverture d’esprit. Comme l’explique le professeur Bertrand Badie, « Dans un monde de mobilité, il faudra de plus en plus apprendre à vivre avec l’autre ». Et si le défi de la globalisation, ce n’était pas essentiellement cet apprentissage ? Si tel est le cas, alors, la réponse du peuple français au référendum du 29 mai a de quoi nous inquiéter…


Alexandre Vatimbella

vendredi 1 juillet 2005

L'Editorial d'Alexandre Vatimbella. L'Europe "made in Britain" et la France

On ne pourra réconcilier la France avec elle-même que si on la réconcilie avec l’Europe qui est son champ d’action et son environnement naturels. Cette réconciliation ne sera possible que si notre pays (re)trouve sa place dans la nouvelle Union européenne à 25 (et bientôt 27), c’est-à-dire s’il (re)devient ce moteur défricheur, cet aiguillon indispensable de la construction européenne et si il accepte d’être à nouveau l’élément fédérateur qui était, ne l’oublions pas, son statut lors de l’établissement de la CECA puis de la CEE, comme le souhaitaient Jean Monnet et Robert Schuman. Mais ce rôle rassembleur doit désormais devenir beaucoup plus consensuel, ce qui ne semble pas actuellement la voie choisie par la France. Ce n’est, en tout cas, pas la perception qu’en ont ses partenaires qui la voient plutôt comme un pays devenu uniquement centré sur ses intérêts à court terme.

Avec une France, sans projet, sonnée par les résultats du référendum et une Allemagne tournée vers ses prochaines élections législatives, c’est donc la Grande Bretagne qui occupe le terrain, bénéficiant, en outre de la présidence tournante de l’Union jusqu’en décembre 2005. Et, pour la première fois, elle est en position de force pour proposer son « modèle européen ». La dernière fois qu’elle avait tenté de le faire, c’était le 20 novembre 1959 en fondant l’AELE (Association européenne pour le libre échange) avec la Suède, l’Autriche, la Suisse et quelques autres, association destinée avant tout à contrer et à détruire la CEE naissante.

S’il convient de ne pas faire de procès d’intention à la Grande Bretagne, il n’est sans doute pas faux de prétendre - sans être pour autant aussi excessif qu’un Michel Rocard, aigri et déçu, qui la voit morte - que l’Europe en tant qu’idéal politique d’union des peuples est dans un coma plus ou moins profond depuis le 1er janvier 1973, date d’entrée du Royaume Uni dans ce qui était à l’époque la CEE et qui est devenu l’Union européenne. Mais nous serons d’accord avec l’ancien Premier ministre français lorsqu’il affirme que, depuis ce jour, l’espace européen n’est plus qu’un espace de paix et de prospérité, une sorte de libre-échangisme économique doublé d’un club de démocraties. Cette vision est partagée par de nombreux observateurs et la récente réunion des chefs d’Etat des 25 a semblé la conforter. Ce n’est pas rien que ces résultats mais ils sont loin du rêve européen.

Devant une France affaiblie, une Allemagne qui doute et une Italie en perdition économique, la Grande Bretagne va essayer dans les années qui viennent d’obtenir ce qu’elle désire depuis qu’elle est rentrée dans l’Europe unie après avoir essayé de la torpiller du dehors : la position d’arbitre du continent en jouant sur les divisions des autres. Un rôle historique qu’elle souhaitait retrouver absolument après l’avoir perdu à l’issu de la deuxième guerre mondiale (n’oublions pas que si Winston Churchill appelait de ses vœux la création des Etats-Unis d’Europe dans son discours fameux de Zurich le 19 septembre 1946, il en excluait la Grande Bretagne dans une vision géopolitique tout à fait traditionnelle des relations du pays avec le reste de l’Europe).

Ce rôle est évidemment joué, avant tout, dans l’intérêt exclusif du pays. Tony Blair, même si on ne peut lui contester son européanisme, de ce point de vue, n’est pas très différent de tous les premiers ministres britanniques qui se sont succédé depuis deux cents ans, des Pitt, père et fils, jusqu’à Thatcher en passant par Disraeli, Palmerston, Churchill et quelques autres. L’on peut sans doute, en paraphrasant son concitoyen et prédécesseur au 10 Downing Street, dire de lui ce que MacMillan disait de De Gaulle et de la France : « When he speaks of Europe, he thinks Great Britain » (« Quand il parle de l’Europe, il pense Grande Bretagne »)… Et il montre le même machiavélisme au service des intérêts de Sa Majesté que ses illustres devanciers.

Prenons l’exemple de son attaque frontale contre la Politique Agricole Commune (PAC) qui était, bien sûr, une manière de détourner l’attention des Européens sur la remise en question de la ristourne accordée à la contribution britannique au budget de l’Union. On ne peut la dissocier des grands choix stratégiques effectués par la Grande Bretagne depuis le début du XIX° siècle. Les différents gouvernements britanniques ont ainsi décidé de se passer de la création d’une agriculture forte (même s’il reste encore aujourd’hui 200 000 agriculteurs et une industrie agro-alimentaire puissante notamment avec le numéro deux mondial, Unilever). Car, quoiqu’il arrive, celle-ci aurait été dans l’impossibilité de rendre le pays autosuffisant. La Grande Bretagne a ainsi décidé de se fournir en denrées alimentaires dans le Commonwealth, en particulier en Australie, afin d’orienter tous ses efforts vers le développement industriel (la France et l’Allemagne, elles, ont fait, après la deuxième guerre mondiale, un choix diamétralement opposé, en décidant de bâtir une agriculture destinée à donner à l’Europe son autosuffisance en la matière, un objectif qui fut d’ailleurs obtenu quelques années après la mise en route de la PAC).

C’est dans cette optique qu’il faut comprendre que, depuis leur entrée dans la CEE, les britanniques n’ont eu de cesse de demander une réforme de la PAC pour en minimiser l’importance. Et c’est de la même façon qu’il faut se rappeler que leur « chèque » de compensation provenait au départ du montant des droits de douane perçus et non reversés à Bruxelles sur les produits agricoles provenant du Commonwealth, devenu un club de pays indépendants, qui étaient égaux au différentiel entre les prix de ces produits et ceux, plus élevés, de la Communauté et ce dans le cadre de la politique dite de « la préférence communautaire ».

Néanmoins, sans tomber dans le piège tendu par Blair entre une « vieille » Europe arc-boutée sur son agriculture (même s’il est évident que les gouvernements français successifs ont utilisée la PAC dans un but de clientélisme politique) et une « nouvelle » Europe regardant en direction des nouvelles technologies, de l’innovation et du développement de l’emploi, il serait malhonnête de refermer le débat comme l’a fait le Président de la République, défenseur sans nuance des « paysans » (alors que l’on sait que la PAC profite surtout aux gros exploitants qui n’ont plus rien à voir avec l’image traditionnelle du paysan qui a été sublimée ces dernières années dans l’inconscient collectif des Français).

Car, l’Union européenne – si elle a besoin de son agriculture – a également besoin de se tourner vers la recherche et le développement pour devenir une terre d’innovation qui seule lui permettra de se battre dans le cadre de la globalisation. Tony Blair peut évidemment se permettre ce genre de discours puisque la Grande Bretagne s’est rebâtie économiquement autour des services et des nouvelles technologies. Néanmoins, cela n’en fait pas de la propagande mensongère, loin s‘en faut. D’autant qu’il faut perdre le moins de temps possible dans le contexte de cette globalisation où chaque pays, chaque continent avance ses pions et ses intérêts. De ce point de vue, l’attitude française qui s’est exprimée avec le référendum et qui prétend qu’il est possible de « faire une pause » avant d’imposer un « modèle européen » furieusement ressemblant au « modèle français » face à la mondialisation est tout sauf responsable. Ce n’est pas en faisant croire que nous allons, à nous seuls et à notre rythme, changer le monde, que l’on prépare le pays aux batailles économiques qui font déjà rage. Ces chimères risquent d’être lourdes de conséquences.

Il faut donc avoir le courage de le dire : le discours de Tony Blair, le 23 juin devant le Parlement européen, était un bon discours, une vision pertinente des défis que doit relever l’Europe. C’est une réalité. Même si l’on attendait plutôt un programme d’action pour les six mois à venir. Même si le Premier ministre britannique a quelques intentions cachées inavouables…

Le plus urgent est de redonner un nouvel élan à l’Union européenne, seule planche de salut économique et sociale pour la France. Cet élan ne peut être que dans la voie de l’approfondissement politique (qui n’est pas une simple « coopération renforcée »). Une des solutions préconisées est de créer un nouvel espace, plus intégré, regroupant certains pays fondateurs qui ont la capacité et les caractéristiques économiques et sociales pour se fondre plus facilement dans ce club restreint que dans cette auberge espagnole qu’est devenue l’Union européenne à 25. Une sorte de Traité de Rome amélioré. C’est sans doute une voie à explorer. Encore faut-il qu’il y ait une volonté politique. Celle-ci serait-elle majoritaire en France ? Avec leur non, il n’est pas sûr que les Français désirent plus d’intégration sauf à leurs conditions inacceptables pour tous les autres pays et leurs peuples. A moins que nos compatriotes ne se rendent compte, enfin, que la France ne gouverne pas plus le monde que l’Europe !

Mais il convient aussi de dynamiser l’Union avec des projets porteurs pour le présent et l’avenir. La France, au lieu de critiquer sans nuance les propositions de Tony Blair sur l’Europe dans une guéguerre ridicule et d’un autre âge, devrait prendre ce qu’il y a de bon dans celles-ci pour en faire la base d’une nouvelle impulsion programmatique (comme par exemple dégager des priorités en matière d’innovation).

Reste, néanmoins, une évidence : on ne peut remettre les clés de l’Europe entre les mains de la Grande Bretagne, du moins jusqu’à ce qu’elle se soit déclarée vraiment européenne dans les discours mais aussi dans les actes. Et, jusque-là, la France et l’Allemagne, quels que soient leurs problèmes internes et externes sont les deux seules nations à pouvoir insuffler cette volonté politique pour renforcée l’unité de l’Europe.

Si ces deux pays faisaient défaut à cette mission historique, leur renonciation vaudrait victoire pour la vision la moins intégrationniste de l’Europe. Nous serions revenus cinquante ans en arrière ce qui n’est jamais bon lorsque l’on doit gérer un présent et construire un avenir…

Alexandre Vatimbella

L'Editorial d'Alexandre Vatimbella. Le pari de la démocratie

Réconcilier la France avec elle-même, c’est la réconcilier d’abord avec la démocratie. Cette indispensable réconciliation constitue une tâche prioritaire. Elle ne sera possible que si l’on réforme réellement l’organisation politique. Que l’on baptise cette réforme VI° République ou d’un autre nom, peu importe. L’important est qu’elle ait lieu et que le chantier s’ouvre très rapidement.

Avant d’entrer dans notre propos, faisons deux rappels nécessaires. Le premier concerne une évidence historique trop souvent oubliée. La France, qui se vante d’avoir inventé la démocratie moderne universelle avec la Révolution, est paradoxalement un pays qui a toujours été profondément divisé entre « pro » et « anti » démocrates, tiraillé entre les partis qui défendaient un régime démocratique et ceux qui le fustigeaient. Tout au long du XIX° siècle, l’opposition à la démocratie fut très puissante même après le désastre de la guerre de 1870 (la III° République ne fut approuvée qu’à une voix de majorité et le Boulangisme faillit la renverser quelques années plus tard). Au XX° siècle, les anti-démocrates continuèrent à peser fortement. Constitués au début du siècle majoritairement par des catholiques, les troupes se gonflèrent, du côté de l’extrême-gauche, avec la création du Parti communiste en 1920, sans oublier les royalistes d’extrême-droite de l’Action française et les ligues d’anciens combattants populistes comme celles du colonel De La Rocque. Cette opposition trouva son aboutissement « naturel », lors de l’effondrement de la République après la défaite militaire de 1940, avec l’Etat français du maréchal Pétain qui eut au départ, un fort soutien populaire. Discréditée à droite, la lutte anti-démocrate fut quasiment monopolisée un temps par le Parti communiste jusqu’en 1981 (l’extrême-droite et l’extrême-gauche faisant des scores dérisoires aux élections) et depuis par le Front national (dont la présence de son représentant au second tour de l’élection présidentielle de 2002 demeure dans toutes les mémoires des démocrates vigilants… S’il faut rappeler cette évidence historique, c’est pour mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui. La défiance dans la « classe politique », très réelle dans l’opinion, n’est absolument pas nouvelle car elle se confond aussi avec la lutte contre la démocratie (ceux qui ont appelé à voter non au référendum sont majoritairement issus de ces mouvances en lutte contre la démocratie). Ceci doit aussi nous amener à demeurer vigilants. Point d’angélisme ni de posture de l’autruche : la démocratie demeure encore et toujours un combat. Un combat que nous croyons salvateur. Croire que la démocratie est immuable c’est faire preuve de cécité vis-à-vis de ce que nous enseigne l’histoire et de légèreté vis-à-vis de ce que nous montre le monde qui nous entoure.

Deuxième rappel historique, destiné à ceux qui, comme Philippe de Villiers, Marie George Buffet ou Henri Emmanuelli, prônent une démocratie référendaire en affirment vouloir « démocratiser » notre système politique. Notons en premier lieu que l’appel constant au peuple, cela s’appelle démagogie et non démocratie. En outre, au-delà de l’impossibilité de gouverner une nation à coups de consultations populaires directes (voir les inconséquences des votes en Suisse, par exemple, pays pourtant beaucoup plus « gérable » que la France par cette technique), le référendum n’a servi pratiquement jusqu’à aujourd’hui, dans notre pays, qu’à légitimer ou désavouer un pouvoir en place. Non pas forcément parce que les gouvernants l’ont systématiquement utilisé comme tel mais parce que les électeurs l’ont perçu ainsi. Il n’est donc pas adapté à une fonction positive et constructive mais plutôt à une fonction « défouloir » peu à même de renforcer une vraie démocratie (c’est si vrai que les deux principaux adeptes des référendums furent Napoléon et son neveu, Napoléon III). Néanmoins, il ne s’agit pas de jeter le référendum dans les poubelles de l’histoire comme le voudraient ceux qui – non sans raison – estiment que les Français n’ont pas voté le 29 mai pour la question posée, comme d’habitude, et qu’ils n’étaient pas capables dans leur majorité de comprendre les enjeux du vote (cela dit, c’est un partisan « déclaré » du oui et un soi-disant « Européen convaincu » qui a décidé de soumettre la Constitution européenne à référendum…).

Ces deux rappels n’exonèrent pourtant pas l’apathie irresponsable des politiques, les pratiques politiques de caste ainsi que de la manière « monarchique » dont est gouvernée la France. Peu de voix se sont ainsi élevées – sauf dans les partis extrémistes – pour demander le départ du Président de la République et la dissolution de l’Assemblée Nationale après le non au référendum. Une si large distance entre les représentants du peuple et le peuple lui-même aurait du se manifester concrètement par des élections pour relégitimer la représentation nationale (nous sommes ici non pas face à la critique quotidienne de décisions politiques qui ne peuvent prétendre défaire les gouvernements et les majorités mais devant un vote populaire totalement contradictoire avec les positions du Président de la République et des députés). Si cela n’a pas eu lieu, si le débat a vite été enterré, c’est parce qu’aucun responsable politique d’un des « partis de gouvernement » n’a intérêt à se retrouver ces temps-ci devant les électeurs de peur que ceux-ci ne les sanctionnent eux et les députés qui ont soutenu très majoritairement la Constitution européenne. Pourtant, la situation politique, si on l’observe le plus impartialement possible, exigerait une consultation du peuple.

Pauvre démocratie où un chef d’Etat peut donc continuer gouverner alors que 55 % de ces compatriotes lui ont dit non (sans parler de sa côte de popularité dans les sondages). Pauvre démocratie où plus de 80 % des élus de la nation ont ratifié un texte rejeté par plus de la moitié de leurs électeurs. Pauvre démocratie, incapable d’expliquer son combat devant des extrémistes qui, dans la défaite du projet politique de l’Europe, se réjouissent avant tout de la déliquescence d’un système qu’ils haïssent tout autant que la liberté qui l’accompagne.

Ceci montre bien l’urgence d’une réappropriation de la démocratie et de l’absolue nécessité de l’approfondir pour qu’elle concerne tous les citoyens et que ceux-ci se retrouvent à l’intérieur du système pour y participer et non à l’extérieur, comme c’est majoritairement le cas actuellement, dégoûtés par l’incapacité de se faire entendre ou de constater que leur voix ou leur bulletin de vote ne servent à rien.

Cet approfondissement de la démocratie fait peur à de nombreux politiques qui estiment que ce sera la porte ouverte au populisme, à la démagogie et à la montée des extrêmes, sans s’apercevoir qu’ils parlent là d’une démocratie bloquée… qui est exactement la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement ! Le « pari de la démocratie », non seulement demande du courage et de la force, mais une vision politique à la hauteur des enjeux. Il est aussi la seule voie possible afin de réconcilier le pays avec la politique, ce qui est une urgence, plus, une obligation morale.

Evidemment, l’approfondissement passe d’abord par une meilleure représentation des divers courants politiques à l’Assemblée Nationale. En clair, cela signifie qu’il faut instituer une dose de proportionnelle dans tous les scrutins. Non pas pour avantager tel ou tel parti, ni pour plaire à quelques groupuscules mais parce que le débat politique doit avoir lieu dans l’enceinte d’une assemblée élue par le peuple et non, comme c’est de plus en plus le cas, dans des lieux périphériques qui détruisent, en fin de compte, la force et la légitimité d’une démocratie représentative. De plus, l’irresponsabilité politique permet aux extrémismes d’adopter toutes les postures démagogiques sans crainte de sanctions.

Mais cela passe aussi par un « parler vrai » et, surtout, un « agir vrai ». Au moment où l’Europe et la France sont à la croisée des chemins en matière économique, sociale et sociétale, il faut non seulement expliquer la réalité de la situation à la population mais aussi lui expliquer les vraies mesures à prendre (et non pas celles qui ne dérangent personne) et ensuite les mettre en œuvre. Car le « pari de la démocratie » c’est aussi parier sur un peuple capable de comprendre et de se mobiliser autour d’un projet de « salut public ». Et cela, quelques soient les conséquences électorales à court terme.

Ce « pari de la démocratie » est une vieille histoire jamais terminée. On a, par exemple, souvent opposé efficacité et démocratie depuis la thèse de Platon d’une société dominée par une oligarchie de « ceux qui savent ». Cependant, force est de constater que ceux qui savent ne sont pas plus vertueux que les autres. Et que la recherche du bien public n’est pas forcément leur objectif prioritaire. Alors, oui, la démocratie réelle perd sans doute une part importante de l’efficacité nécessaire pour gouverner. Mais elle offre des garanties au citoyen qu’aucun autre système n’est capable de lui assurer.

Arrêtons de dire qu’il faut changer de système. Le seul bon système est celui de la démocratie représentative, celui dans lequel nous vivons. On n’en a pas inventé de meilleur pour l’instant. Mais, à l’opposé de ceux qui appellent à la révolution sans rien changer concrètement, il nous faut refonder cette démocratie représentative. Si cette refondation est réussie, alors, on possèdera la base solide pour une France réconciliée qui lui permettra de s’attaquer aux défis immenses du XXI° siècle.

Et pour ceux qui pensaient que les Français ne s’intéressaient plus à la politique et qu’il ne fallait pas les « embêter » avec toute ces questions qui leur « passaient au-dessus de la tête », le 29 mai, au-delà du résultat, a démontré heureusement qu’il ne s’agissait que d’une idée reçue. Et c’est une bonne nouvelle !


Alexandre Vatimbella